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« Pas de « congés payés » sur ma plage ! »


Pour les vacances, êtes-vous plutôt station balnéaire chic ou plage populaire ? Cette différence, un an après les premiers congés payés, le maire de Malo-les-Bains entend bien la sauvegarder en se gardant d’accueillir les nouveaux vacanciers sur « sa plage », rapporte Stéphane Manier dans l’édition du 15 juillet 1937 de Ce soir.

Dunkerque, 14 juillet. —C’est une région aux privilèges secrets. Sa réputation n’éclate pas en lettres de feu dans les enseignes lumineuses. Elle possède une longue plage de sable fin qui, brusquement, se soulève, et offre au regard le spectacle inédit d’un long désert de dunes fuyant vers la Belgique. La mer n’a pas ici ces tons électriques, vite déchiffrés, des mers du Sud. Ses couleurs, du jaune au vert, passent par toute la gamme chantante des gris profonds.

Les enfants semblent naître là dans le sable, en génération spontanée. Pourquoi tant d’enfants, à peine surveillés par de simples mamans qui tricotent ou de jeunes papas qui jouent aux boules ?

Ici je veux révéler un secret, mais ne le répétez pas : les bons médecins des quartiers ouvriers qui n’émargent pas aux budgets de publicité ont tendance à conseiller aux bébés des villes un séjour au Nord. Renom médical discret des climatologues probes, qui garantit mieux la prospérité sans folle ambition de l’endroit. On pourrait proposer à l’usage des vacances cet axiome:

Ici vont ceux qui veulent être ;

Là vont ceux qui veulent paraître.

La longue plage en pente douce qui s’étend de Dunkerque à Zuydcoote est blonde fille du Nord. Elle est plus plantureuse que perverse, et elle ignore peut-être que les vents froids tournent autour d’elle sans l’atteindre. Les enfants qu’elle nourrit d’air iodé et salin ignorent aussi qu’il est des pays plus pittoresques et qu’il faut avoir vus. Les enfants sont gais là où ils se sentent bien. Eux n’ont pas encore confondu vacances et parade. Ce ne sont pas des enfants de familles huppées. Et c’est peut-être ce qui les sauve, et sauve, avec eux, l’avenir de l’espèce. Ils appartiennent à la catégorie humaine qui veut être et non paraître.

Cependant, le goût des apparences, des préséances injecte là aussi son venin. Et c’est au sujet de cette contradiction que je veux vous conter brièvement une petite histoire de Malo-les-Bains. Car Malo-les-Bains, entre Dunkerque et Zuydcoote, s’intitule reine du Nord. J’avais fait, comme on dit, un crochet jusqu’à Dunkerque, patrie de notre Jean Bart. Le vieux port, refuge des grands voiliers de jadis, et qui fut le premier de France en importance, n’a guère changé depuis des siècles. Sauf certains aménagements et son grand nombre de grues métalliques pointant leurs bras noirs vers le ciel. La ville reste active, mais fermée.

…Bonne ambiance que Dunkerque, son port pittoresque et sa plage douce et forte, pour les vacances populaires, me disais-je. Car sur les quatre kilomètres de grève dorée qui passe devant Malo, près de huit cents mètres appartiennent à Dunkerque. De quoi activer la prospérité d’une ville. Les édiles du port s’en sont préoccupés.

Mais des grimaces leur ont répondu :

—Les « congés payés », ça ne paye pas, ont affirmé les commerçants.

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Qui les avait ainsi renseignés ? Le maire de Malo ! Pourquoi ? M. le maire de Malo connaît à fond les ressources de sa région. Je vais le voir.

—Content, monsieur le maire ? Beaucoup de monde !

—Nous n’en avons jamais tant vu à cette époque. Une belle saison pour nous.

—Les congés payés ? Le maire a eu comme une petite crispation de douleur, puis un geste de pudeur offensée.

—Les «  congés payés », nous n’y tenons pas, mais pas du tout. Notre plage, vous comprenez, sans être de luxe, a de la tenue, m’a-t-il répondu.

Diable ! Quelle est donc cette clientèle mystérieuse ? Allons la voir. Je retrouve notre photographe Chim en pleine euphorie. Il photographie à tour de bras, si je puis dire : ici, trois jolies ondines qui caracolent sur des ânes. Là, des joueurs de boules; ailleurs, des ménages pacifiés par les ans, qui se reposent sous la tente, et puis aussi les enfants, les grands qui pèchent, les petits qui roulent dans le sable accueillant, et cette vieille femme de 82 ans qui pose devant le photographe de plage.

J’enquête.

La vieille femme de 82 ans, fière d’être solide à son âge, est une cultivatrice, une simple betteravière du Nord. Elle n’est pas en congé payé. Son fils, qui a près de soixante ans, est tisserand. Chut ! Il est en congé payé. Si M. le maire savait ça ! L’affaire se corse. Les trois ondines ? Elles rient. « Vacances payées, on en profite. » Et ces joueurs de boules ? Des mineurs de trente à quarante ans venus avec leurs femmes et les petits, « grâce aux vacances payées ». Les petits ? Quoi ! Ces enfants resplendissants, presque nus, à chair rose, à mines réjouies, des enfants de « congés payés » ? Ces hommes simples et joyeux, des « gueules noires » dans le « civil ». Le maire vient souvent sur la plage et voit avec satisfaction qu’elle est prospère. Rien pour les congés payés, croit-il. Car il ne s’est pas encore aperçu qu’une belle vendeuse en costume de bain ressemble aux filles huppées dévêtues comme deux gouttes d’eau se ressemblent. Il ne sait pas encore que les enfants, et tous les babys du monde, placés sous le même climat tonifiant jouent de même manière, rient et pleurent identiquement, et que tel jeune mineur, lavé des souillures de la mine, fait l’ornement de cette plage que M. le maire entend préserver des mauvaises fréquentations.

Mais peut-être ce maire est-il seulement un roué. Il y a beaucoup de monde chez lui, mais le côté Dunkerque est désert, si désert même qu’un hôtelier contrit et repentant a posé cette affiche :

– Ici on reçoit les «congés payés » au prix officiel de 26 francs par jour.

Un peu tard peut-être.

Stéphane Manier

LE LIVRE
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Ce soir de Louis Aragon et Jean-Richard Bloch, 1937-1953

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