De l’épaisseur du code du travail

François Bayrou s’était taillé un petit succès à l’automne 2014 sur le plateau de France 2 en plaçant côte à côte  l’énorme code du travail français et le mince code du travail suisse. Il s’était fait rabrouer dans Le Monde par le juriste Alain Supiot, professeur au Collège de France : « Le pavé exhibé était le Code du travail annoté (Groupe revue fiduciaire, 2945 p., 64 euros), recueil commenté et enrichi de la jurisprudence. On distinguait mal le fascicule que M. Bayrou a présenté, mais la vérité est que la Suisse n’a pas de code du travail. Le droit du travail y est régi par des lois éparses[…] . On touche ici au degré zéro de la gouvernance par les nombres, qui mesure la qualité d’un texte à son poids ». Le Code du travail Dalloz 2016, 67 euros, sort le 30 mars. Il fait 3809 pages et est en outre « commenté en ligne ».  A quoi il faut ajouter les conventions collectives. En Suisse, comme le faisait valoir François Bayrou, l’équivalent de notre code du travail est beaucoup plus mince. Les dispositions législatives sont rassemblées au sein du Code des obligations, qui comprend aussi le code du commerce. Total : 492 pages. Le Code du commerce français Dalloz fait 3836 pages. On a donc près de 8000 pages d’un côté de la frontière, 500 pages de l’autre. Beaucoup de Français « frontaliers » vont travailler en Suisse, où ils trouvent des salaires avantageux. Comme l’explique le site du Crédit agricole qui leur est destiné (la banque y voit des clients intéressants), l’accès au marché du travail est facilité par le fait que « le droit du travail suisse est plus souple et plus libéral que le droit du travail français ». Ainsi, sauf disposition plus contraignante d’une convention collective, un CDI « peut être résilié en tout temps par l’employeur ou l’employé, tant qu’il respecte le délai de congé ». Aucun motif n’est à invoquer. Voilà qui est simple ! Seuls les malades et les femmes enceintes ou ayant récemment accouché sont protégés.  Le contrat de travail peut être oral s’il est inférieur à un mois. Mais la  loi interdit d’enchaîner les CDD et accorde cinq semaines de congés payés aux  moins de 20 ans (quatre aux 20 ans et plus). Il n’y a pas de salaire minimum légal, notion que les Suisse ont   rejetée par référendum en 2014 (ce qui n’interdit pas un plancher négocié par  une convention collective). Malgré le nombre de travailleurs frontaliers, le  taux de chômage en Suisse est de 3,4%. Le plein emploi, donc. Ce succès est imputable à un grand nombre de facteurs, dont un système éducatif beaucoup plus efficace qu’en France. Mais il paraît difficile de nier que la simplicité et la lisibilité du code du travail y sont pour quelque chose. « Notre législation du travail est devenue illisible », répète François Hollande. On évalue à dix mille le nombre d’experts en droit social que cette illisibilité nourrit. Mais une lecture même cursive du projet de loi destiné à « refonder le droit du travail » n’indique aucun progrès dans le sens d’une plus grande lisibilité. Sur le fond, les lycéens et étudiants qui manifestent contre le projet ont bien de la chance  s’ils pensent y voir clair. Deux collectifs d’éminents économistes  ont publié deux opinions exactement contraires sur l’impact à en attendre. La « gouvernance par les nombres » dénoncée par Alain Supiot (il en a fait un livre) est une dérive réelle et dangereuse. Mais en l’occurrence, l’énormité de notre code du travail  en illustre forcément la complexité et l’opacité. C’est un parfait exemple de dérive bureaucratique. La France « ne copie pas les autres pays européens », se défend François Hollande. Mais qu’y aurait-il de mal à le faire, si certains nous offrent des pistes pour améliorer l’administration de la société ? Emmanuel Macron a raison de dire : « Si l’on n’explique pas les déficiences du système actuel et ce vers quoi on veut aller , alors on ne peut créer ni du consensus ni du progrès ». Mais que ne le fait-il pas ? Si l’on mettait dans un shaker l’exemple suisse et l’exemple danois, celui de la « flexicurité » (4,5% de chômage et beaucoup moins d’inégalités qu’en France), on se donnerait déjà du beau grain à moudre. Refuser d’analyser les meilleures pratiques de ce qui se fait ailleurs est se mettre la tête sous l’aile, donner prise aux malentendus et attiser les feux du conservatisme et de la réaction. Cet article est paru initialement dans Libération le 16 mars 2016.

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire