Esprit critique, es-tu là ?

« Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle », écrivait Noam Chomsky sur le site ZNet en 1999. La formule a fait mouche. En 2005, un professeur de l’université du Québec à Montréal, Normand Baillargeon, publiait un Petit cours d’autodéfense intellectuelle, illustré par de savoureux dessins de Charb et bientôt traduit en anglais. Le flambeau est repris en France par Sophie Mazet, une jeune normalienne agrégée d’anglais, qui anime depuis 2011 un « atelier d’autodéfense intellectuelle » dans son lycée de Seine Saint-Denis. Elle vient de publier un ouvrage issu de son expérience, Manuel d’autodéfense intellectuelle (Robert Laffont). On s’attend à trouver une analyse de ce que pensent les lycéens, de leur rapport à l’esprit critique, mais le sujet est rapidement évacué (c’est dommage) au profit d’une réflexion  plus ambitieuse sur la « fabrication de l’information » (titre d’un livre de Florence Aubenas) et sur les pièges dans lesquels nous tombons, faute de savoir exercer notre esprit critique à bon escient.  Le résultat est excellent. C’est même un tour de force. Sophie Mazet nous entraine avec grâce et légèreté à penser les sujets les plus complexes, en s’appuyant sur les meilleures sources françaises et anglo-saxonnes. La plupart de ses développements sont présentés sous forme de réponse à une question faussement naïve ou simple en apparence, du genre : « Pourquoi voit-on toujours les mêmes “experts” sur les plateaux de télévision » ?, « Pourquoi les policiers sont-ils aussi télégéniques ? », « Est-il possible de bien s’informer sur l’état du monde ? », « Pourquoi, dans les séries télé, les médecins passent-ils leur temps à parler au lieu de s’occuper des patients ? », « A quels indices repère-t-on un discours complotiste ? », « Une certaine dose de paranoïa est-elle justifiée ? », « Quand Nadine Morano va à la plage, défend-elle la laïcité ? », « Est-il finalement plus sain d’habiter dans une grande ville polluée ? », « Les gens en bonne santé sont-ils tous des malades qui s’ignorent ? », « Que se passe-t-il quand nous laissons traîner des cookies partout ? », « Mon supermarché me connaît-il mieux que mes parents ? », « La novlangue est-elle une autre forme de jargon ? », « Les électeurs sont-ils des enfants à qui il faut raconter des histoires ? », « Tous les discours “scientifiques” sont-ils fiables ? », « Pourquoi l’être humain aime-t-il autant se mentir à lui-même ? »… A la fin de son livre, Normand Baillargeon écrivait : « Rappelez-vous que tout le monde a des valeurs et des présuppositions. Méfiez-vous donc aussi [de l’auteur de ce livre]. Il ne vous cache pas que ses convictions sont libertaires et il vous invite à le prendre en compte pour évaluer ses propos ». Sophie Mazet, elle, ne dit pas que son cœur penche à gauche, ce qui pourrait influencer son jugement. On se prend à se demander ce qu’aurait pu produire un auteur aussi talentueux dont le cœur pencherait à droite. Elle se contente de dire : « Il ne faut pas craindre de se tromper, car, de toute façon, cela se produira : même bien armé, notre esprit critique n’est pas infaillible. J’espère toutefois que cela n’est pas arrivé trop souvent dans ce manuel ». De fait, il comprend quelques erreurs ou naïvetés, mais vraiment très peu au regard de l’ampleur des sujets traités.   Pour chercher la petite bête,  un reproche que l’on peut adresser à l’auteure est de ne s’être pas suffisamment distanciée de son propre parcours. C’est une littéraire, et même si ses incursions dans le champ scientifique sont plutôt réussies (sur les vaccins, sur les rats nourris aux OGM, par exemple), elle reste très en deçà de ce qui pourrait être dit sur la fiabilité des discours scientifiques.  J’avais éprouvé la même déception en lisant le livre par ailleurs excellent de Gérald Bronner, La démocratie des crédules (PUF). Chez l’un et l’autre on perçoit la même révérence intimidée à l’égard du monde scientifique. Il est vrai que l’  « autodéfense intellectuelle » est plus difficile à exercer à son endroit. Mais Normand Baillargeon, en bon Nord-Américain, y consacrait la moitié de son livre. On retrouve là le problème du fossé entre les « deux cultures » décrit par le chimiste et romancier anglais C.P. Snow en 1959. En France, et depuis longtemps, les intellectuels sont pour la plupart des littéraires. Il leur manque les outils pour décortiquer les discours scientifiques, dont pourtant l’influence ne cesse de croître. Cet article est paru initialement dans Libération le 9 mars 2016.  

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