Inattendu
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Et les artistes créèrent le nez juif


Un courtier juif, Thomas Rowlandson, 1789

Avec la campagne « Tous unis contre la haine », le gouvernement veut, à grand renfort de films choc, provoquer une prise de conscience face aux actes et paroles racistes ou antisémites. Mais souligner ce qui nous rassemble plutôt que les différences n’est pas simple lorsque, depuis des siècles, l’Occident a imaginé tous les artifices possibles pour montrer que l’autre est une menace, au point parfois de lui inventer des caractéristiques physiques. Le nez juif est ainsi une pure invention, née de la main d’un peintre du XIIIe siècle, rappelle Sara Lipton dans cet article de la New York Review of Books traduit par Books en octobre 2015.

 

En 1940, les nazis ont diffusé un film de propagande intitulé Le Juif éternel. (1) Il prétendait montrer les Juifs à l’état originel, « avant qu’ils ne se travestissent en Européens civilisés ». Des mises en scène du rituel religieux sont intercalées avec des scènes où des personnages en kippa et caftan se faufilent dans des ruelles surpeuplées. Le tout est censé évoquer l’arriération des Juifs au quotidien. Les réalisateurs se sont essentiellement focalisés sur les visages, braquant leur caméra, en gros plans prolongés, sur les yeux, le nez, la barbe et la bouche de leurs sujets, conscients qu’en insistant sur quelques stéréotypes physiques ils susciteraient des réactions de mépris et de haine. L’illustrateur qui a dessiné l’affiche du film était manifestement à l’unisson, car il a ignoré les marqueurs classiques de l’identité juive (la kippa, les papillotes, l’étoile de David) au profit d’un visage basané, charnu, au nez crochu. L’affiche aurait même pu faire l’économie du titre. Dans l’Europe de 1940, cette représentation de la judéité était omniprésente : les posters, les brochures, les journaux et même les livres d’enfants présentaient de semblables descriptions.

Pourtant, cette image du Juif est tout sauf « éternelle ». Bien que l’antisémitisme soit de notoriété publique « la plus ancienne des haines », l’iconographie occidentale ne représentait aucun Juif immédiatement reconnaissable jusqu’aux alentours de l’an 1000. Et encore moins le Juif basané au nez crochu des stéréotypes. Les monuments et manuscrits antérieurs à cette époque montrent certes les prophètes juifs, les armées israélites et les rois de Judée, mais ceux-ci ne sont identifiables que par le contexte, et rien ne les différencie des autres sages, soldats ou rois. Dans le Codex Egberti (vers 980), même les personnages juifs abominables, comme les prêtres (pontifes) qui poussent Pilate à crucifier le Christ, sont dépourvus de signe distinctif ; seules les légendes permettent de les identifier comme juifs.

Quand les artistes chrétiens se mirent à distinguer les Juifs, ils ne le firent pas en représentant leurs traits, ni même leurs accessoires rituels, mais avec des chapeaux. Aux environs de l’année 1100, époque où les recherches bibliques s’intensifient, où l’intérêt pour le passé grandit et où l’innovation artistique se développe, les peintres commencèrent à prêter une attention inédite à l’iconographie de l’Ancien Testament, auparavant relativement négligée par rapport à celle du Nouveau Testament. Sur les pages richement enluminées des bibles et les façades sculptées des églises romanes qui s’élèvent un peu partout à travers la chrétienté, les prophètes hébreux coiffés du caractéristique chapeau pointu font leur apparition. Leur coiffure n’a rien à voir avec le costume réellement porté. Rien n’indique que les Juifs de l’époque arboraient ce type de couvre-chefs, ni même le moindre couvre-chef : les Juifs religieux n’ont commencé à se couvrir systématiquement la tête qu’à partir du XVIe siècle. Le « chapeau pointu des Juifs » s’inspire des mitres des anciens prêtres persans et symbolise l’autorité religieuse. Depuis longtemps déjà, sur les manuscrits, fresques, mosaïques et ivoires sculptés, un chapeau identique coiffait les Rois mages, ces trois sages venus d’Orient pour apporter des présents à l’Enfant Jésus, et qui de toute évidence n’avaient aucune connotation négative. Cet accessoire conférait une aura d’antiquité sacrée aux œuvres d’art novatrices dans lesquelles figuraient des Hébreux. Il contribuait ainsi à défendre les récents manuscrits et bâtiments richement ornés contre l’accusation de « nouveauté », chose fort grave dans la chrétienté médiévale, société conservatrice qui craignait le changement. C’est aussi pour cette raison que les prophètes portent la barbe, symbole de maturité, de sagesse et de dignité. Tout comme le chapeau, la barbe n’a pas grand-chose à voir avec l’apparence réelle des Juifs ni avec leurs pratiques religieuses. Les hommes juifs de l’époque n’étaient en aucun cas systématiquement barbus.
Mais l’aspect et la signification du Juif dans l’art occidental vont évoluer à mesure que changeront les préoccupations des chrétiens et leurs pratiques cultuelles. L’art affecte les idées en même temps qu’il les reflète. La caractérisation des Hébreux influença la façon dont les chrétiens imaginaient et concevaient les Juifs ; leur attitude et leur politique envers ce peuple se transformèrent en conséquence. En 1267, deux conciles de l’Église [Breslau et Vienne] ordonnent aux Juifs de porter un chapeau pointu « comme leurs ancêtres le faisaient jadis ». Un remarquable exemple de la vie imitant l’art : en l’absence d’albums photographiques vieux de plusieurs siècles, force est de conclure que l’art chrétien fut la principale source d’information sur ce « comme leurs ancêtres le faisaient jadis ».

Une loi stérile et dépassée

Au bout de quelques décennies de production de ces œuvres, vers 1140, l’association d’origine avec les Persans fut oubliée, et le chapeau pointu devint un signe de judaïté. De plus en plus de personnages en sont affublés – pas seulement les prophètes et les patriarches de l’Ancien Testament, mais aussi les Juifs de la littérature et des légendes. Dans ce nouveau contexte, des connotations plus négatives remplacent les symboles jadis positifs d’antiquité et d’autorité. Sur un triptyque en émail de 1155 environ, exposé à la Morgan Library à New York, le Juif nommé Judas Cyriaque (2), que l’impératrice romaine Hélène a contraint de révéler l’emplacement de la Vraie Croix, n’a rien d’un prophète révéré. Chapeau et barbe sont là pour confirmer l’antiquité, et partant la véracité, de l’information qu’il a fournie – mais ils le caractérisent aussi comme un homme accroché à une loi stérile et dépassée. Ici le chapeau permet de représenter la doctrine chrétienne de la substitution, selon laquelle les règles et les rites hébreux ont été rendus obsolètes par les pratiques chrétiennes plus « spirituelles ». (3)

Dans la seconde moitié du XIIe siècle, la nouvelle mode cultuelle est favorable à la contemplation compatissante du Christ mortel et souffrant, incitant les artistes à diriger leur attention sur les visages de Juifs. Dans un coffret émaillé daté d’environ 1170, le Juif au centre du groupe à la droite du Christ en croix est pourvu d’un grand nez crochu, complètement disproportionné à la fois par rapport à son propre visage et au nez des autres personnages. Bien que ce profil grotesque ressemble aux caricatures antisémites modernes, il ne semble pas avoir – encore – la même signification. Aucun texte chrétien n’attribue jusqu’alors de particularités physiques aux Juifs, a fortiori pas un nez spécifique. Plutôt que d’exprimer la haine ethnique, le vilain visage du Juif reflète les préoccupations des chrétiens de l’époque. Au diapason des nouvelles formes de dévotion, les œuvres d’art commencent tout juste à représenter le Christ humilié et mourant, et certains chrétiens ont du mal à s’habituer à cette nouvelle iconographie – le spectacle de la souffrance divine les déconcerte. Les défenseurs des nouvelles pratiques critiquent cette résistance. Le refus de se laisser émouvoir par les représentations de l’affliction du Christ est assimilé à la dureté de cœur du « Juif » contemplant la scène. Dès lors, dans cette image comme dans bien d’autres, le nez proéminent sert principalement à diriger l’attention sur l’angle de la tête du Juif, qui se détourne ostensiblement du spectacle du Christ en croix, et un lien s’établit entre le regard mal orienté et l’anomalie physique du personnage.

« Nez mauvais »

Pendant le reste du siècle, et quelques décennies au-delà, les représentations de nez juifs dans l’art restent trop variées pour que ceux-ci constituent un marqueur d’identité. Les Juifs arborent en fait différentes sortes de « nez mauvais » – certains longs et pointus, d’autres ressemblant à des groins –, mais les non-Juifs « mauvais » en sont eux aussi affublés. Le nez juif unique et identifiable n’existe pas encore. C’est vers le milieu du XIIIe siècle que, poussés par une tendance au réalisme et un regain d’intérêt pour la physiognomonie, les peintres tracent des signes d’appartenance ethnique. Les traits assignés aux Juifs donnent naissance à un visage grossièrement construit, à la fois grotesque et naturaliste : la caricature du Juif au nez crochu et à la barbe en pointe est née.

Cette image remplit plusieurs fonctions. Parce que le visage du Juif est à ce point réaliste et saisissant sur le plan charnel, il semble incarner aux yeux du spectateur chrétien le monde séculier, physique et matériel, un domaine auquel les controverses chrétiennes ont longtemps associé les Juifs. Cela explique pourquoi une illustration de 1341 voulant représenter la souveraineté temporelle de l’empereur allemand Henri VII le montre en train d’accepter un rouleau offert par un Juif grossièrement caricaturé. Dans d’autres cas, le dessin exprime l’erreur et l’infidélité. Dans une illustration du XIVe siècle du psaume 14 (« L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu »), il n’est nul besoin d’un chapeau pour identifier comme Juif l’insensé sifflant son vin – ses traits suffisent. Cette enluminure ne vise pas uniquement l’incroyance juive. Il était de coutume de représenter l’insensé du psaume 14 en fou jouant du bâton, en pécheur, en rustaud, en bouffon. On peut donc voir dans le second personnage de la page un autre type de fou ; mais comme il est déjà accompagné du Juif caricaturé et qu’il est pourvu de traits fort différents, parfaitement génériques, il faut bien y voir un fou incroyant et spécifiquement « chrétien » – ou du moins non juif. Bien que cette page comporte une pernicieuse caricature antisémite, elle ne contribue pas non plus vraiment à différencier les Juifs des chrétiens. Elle complique plutôt l’idée du Juif comme « l’Autre » moral du chrétien, car elle met l’accent sur la nature également défaillante des fois juive et chrétienne.

Mais on ne saurait tirer réconfort de ce moralisme œcuménique. Bien trop souvent, le pouvoir des images – la singularité, d’un réalisme saisissant, du Juif de caricature au visage charnu – étouffe la subtilité de leur message spirituel. Les attitudes chrétiennes vis-à-vis du moi, de la foi et de Dieu ont moins visiblement changé vers la fin du Moyen Âge que l’attitude envers les Juifs. Contempler pendant quatre siècles, dans les œuvres d’art, des Juifs barbus avec un chapeau pointu et un gros nez a conditionné les chrétiens à considérer les Juifs comme différents et socialement à part. Et, quand ils ne constataient pas ces différences dans la réalité, ils les créaient par la loi – via les fameux signes distinctifs imposés aux Juifs, l’obligation de n’habiter ou de ne travailler qu’aux marges de la société. Voire, démonstration suprême de la force souveraine, en les expulsant de royaumes entiers.

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« Le Juif éternel », « la plus ancienne des haines » sont des formules aussi trompeuses l’une que l’autre. Pas plus les Juifs eux-mêmes que les attitudes à leur endroit ne sont immuables. Même des images apparemment identiques peuvent avoir des significations foncièrement différentes. L’histoire de l’iconographie antisémite révèle cependant une constante de la culture occidentale, bien connue des propagandistes nazis : la puissance viscérale de l’image.

Cet article est paru sur le blog de la New York Review of Books le 14 novembre 2014. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

Notes

1| Réalisé par Fritz Hippler sur un scénario d’Eberhard Taubert et sous la supervision de Goebbels.

2| Cyriaque de Jérusalem, converti et martyrisé en 367.

3| Elle est restée en vigueur jusqu’au concile Vatican II, en 1962.

 

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