Faut-il taxer la chance ?

Toute réussite comporte une part de chance. On peut travailler très dur, être très talentueux, et ne jamais faire fortune. Ceux qui y parviennent ont sans doute eux aussi travaillé très dur. Mais sur l’ensemble des facteurs qui ont conduit à leur succès, une petite part au moins est liée à des événements complètement indépendants de leur volonté – le fait, par exemple, d’être né dans un pays développé en temps de paix. Lorsqu’il a avancé cette idée il y a quelques années, dans un article du New York Times, l’économiste Robert H. Frank a provoqué un tollé. Au cours d’une interview, un journaliste de Fox News lui a déclaré se sentir personnellement « insulté ». L’homme voyait dans ce propos la négation de son propre mérite. La polémique a débouché sur un livre, « Le succès et la chance », paru en anglais au printemps. Consubstantielle à l’identité américaine, la rhétorique méritocratique va, selon Frank, à l’encontre de l’intérêt général. « Si les individus pensent que tout le mérite de leur succès leur revient, ils ont tendance à protester contre l’impôt. Si, à l’inverse, ils pensent que celui-ci est en partie dû à leur bonne fortune, ils seront plus susceptibles de consentir à l’impôt et de consacrer de l’argent à de bonnes causes », résume le Times. Pour l’économiste de Cornell, l’impôt devrait être rendu beaucoup plus progressif. L’objectif étant, dans son esprit, de renflouer les caisses de l’État fédéral américain afin d’investir dans des infrastructures vieillissantes. Une réforme fiscale lui semble d’autant plus justifiée que les bénéfices du hasard et de la naissance ont été décuplés ces dernières années. La mondialisation et le progrès technologique ont, plaide Frank, accentué la logique du winner-takes-all (« le gagnant remporte la mise »). En clair, avec les mêmes cartes en main, ceux qui réussissent gagneront beaucoup plus qu’il y a trente ans (ainsi, les P-DG des grandes entreprises américaines sont payés quatre cent fois plus que la moyenne de leurs salariés, contre environ quarante fois plus en 1980). La chance de tel individu n’aura beau représenter que 2 % de tous les facteurs de son succès, ces 2 % rapportent plus gros et devraient donc être taxés en conséquence. (1)      

Notes

1. Sur le détail des propositions fiscales de Robert H. Frank, lire l’entretien « Pour un impôt progressif sur la consommation ».

LE LIVRE
LE LIVRE

Le succès et la chance : la bonne fortune et le mythe de la méritocratie de Robert H. Frank, Princeton University Press, 2016

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