Guillermo Cabrera Infante, écrivain de cinéma

Presque tous les écrivains rédigent, régulièrement ou à titre occasionnel, des critiques littéraires, mais un certain nombre d’entre eux seulement sont aussi des critiques de cinéma. Aux États-Unis, ce fut le cas de James Agee, dont on a dit qu’il était le premier intellectuel américain à avoir pris le cinéma au sérieux en le regardant autant comme un art que comme un divertissement, et dont les écrits dans ce domaine ont considérablement influencé des critiques cinématographiques professionnels comme Pauline Kael ou Roger Ebert. En Grande-Bretagne, il y eut notamment Graham Greene et, un peu avant lui, George Orwell, qui s’intéressait il est vrai davantage aux idées véhiculées par les films et au contenu moral, social et politique de ceux-ci qu’à leur facture artistique et leurs qualités proprement cinématographiques. En Italie, Alberto Moravia, très introduit dans le milieu du septième art et ami de plusieurs des plus grands réalisateurs, a publié suffisamment de critiques de films - les siennes étaient le plus souvent très perspicaces - pour remplir deux forts volumes, l’un consacré au cinéma italien et l’autre à celui du reste du monde. Pour la France, on citera aujourd’hui le nom de Patrick Bresson et on se souviendra de Jacques Audiberti, qui a beaucoup écrit sur le cinéma des années 1940 et 1950 et, à l’initiative de François Truffaut qui l’admirait énormément, a fourni des contributions aux Cahiers du cinéma.

Dans le monde hispanophone, la figure qui se détache avec le plus de netteté et de force est celle de l’écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante. Sa production dans ce domaine était si abondante qu’on peut légitimement considérer que la critique cinématographique a été pour lui un second métier. À côté de la littérature, le cinéma constituait de fait sa deuxième grande passion, et il lui vouait un amour presque aussi fort qu’à l’expression littéraire. Cabrera Infante avait des amis dans le milieu du cinéma, par exemple son compatriote le grand chef-opérateur Nestor Almendros, avec lequel il a correspondu durant plusieurs dizaines d’années. Mais il n’a jamais été lui-même un véritable professionnel du septième art, et sa contribution à ce dernier se réduit à quelques scénarios, dont une adaptation jamais tournée d’Au-delà du volcan de Malcom Lowry.

Le cigare de Groucho Marx

Le cinéma n’en est pas moins partout dans son œuvre. Dans La Havane pour une infante défunte, le meilleur livre jamais écrit sur la capitale cubaine selon l’écrivain espagnol Javier Marias, récit picaresque de la jeunesse de l’auteur, plus particulièrement de sa découverte de la sexualité et des femmes, une entreprise dans lequel la pénombre complice des salles obscures, qu’on trouvait à chaque coin de rue dans La Havane d’avant Fidel Castro, a joué un rôle déterminant. Dans Puro Humo, d’abord publié en anglais sous le titre Holy Smoke, une histoire du tabac et une célébration des plaisirs du tabac - comme beaucoup de ses compatriotes, Cabrera Infante était un amateur de havanes - qui est aussi et surtout une histoire du tabac au cinéma, des cigares mâchonnés par Groucho Marx aux cigarillos plantés entre les lèvres de Clint Eastwood en passant par la cigarette pendant au coin de celles d’Humphrey Bogaert et la pipe de Sherlock Holmes dans les multiples adaptations à l’écran des histoires de Conan Doyle (l’index des films cités qu’on trouve à la fin du livre contient presque deux cent titres). Même dans un recueil de récits de voyage comme El Libro de las ciudades, Cabrera Infante ne peut s’empêcher d’évoquer Taxi Driver de Martin Scorsese dans une réflexion sur les taxis à travers le monde, les films d’Alfred Hitchcock à propos de Londres, King Kong et West Side Story au sujet de New York et Pixotte, d’Hector Babenco, dans un article sur Rio de Janeiro.

Guillermo Cabrera Infante est mort en 2005 à l’âge de 76 ans, à Londres où il vivait en exil depuis 1965. Durant sa jeunesse, il s’était opposé au gouvernement dictatorial de Baptista. Au cours des années qui ont immédiatement suivi la révolution cubaine, il avait soutenu le régime castriste, dont il avait été un collaborateur loyal. Au bout d’un certain temps, au vu de la situation dans le pays, perturbé par le spectacle de la misère économique et de la montée de l’autoritarisme, il s’était cependant progressivement éloigné des dirigeants communistes, « pour des raisons davantage morales et de civisme qu’idéologiques, et du fait de son goût pour la liberté plus qu’à cause de l’attachement à une quelconque doctrine politique » relève avec justesse Mario Vargas Llosa. Aux yeux des castristes, il n’y avait cependant guère de différences, il était quasiment devenu un « ennemi du peuple ». Cabrera Infante avait été nommé attaché culturel à l’ambassade de la république de Cuba à Bruxelles. Un jour qu il était de passage à La Havane pour des raisons familiales, au moment où il s’apprêtait à embarquer dans l’avion de retour à destination de l’Europe, il lui fut signifié qu’il devait interrompre son voyage. Il réalisa qu’il était tombé en disgrâce. Dans des circonstances kafkaïennes racontées dans son récit posthume Mapa dibujado por un espia, il chercha en vain à comprendre de quoi il était exactement accusé. En désespoir de cause, il se résolut à quitter Cuba, ce qu’il réussit à faire avec l’aide d’un ami haut placé. Cabrera Infante adorait Cuba, son climat, sa musique, sa vie artistique, ses plaisirs nocturnes, et la décision ne fut pas facile. Jusqu’à la fin de sa vie, il espéra qu’une évolution de la situation politique lui permettrait d’y retourner. Mais le sort ne lui accorda pas cette chance et il dut se contenter d’évoquer Cuba dans ses livres, avec une ferveur qui a fait dire au philosophe espagnol Fernando Savater : « Jamais cette île, et surtout La Havane, ne furent célébrées au plan littéraire avec plus d’amour et de déchirante nostalgie […]».

Cinéma ou sardine ?

Quelques années après sa mort, avec l’aide de sa veuve Miriam Gomez, la publication de ses œuvres complètes a été entamée. On s’est aperçu que son œuvre publiée ne représentait qu’une toute petite partie d’une abondante production écrite, parue dans une mesure non négligeable sous une série de pseudonymes, dont le plus connu est Guillermo Cain, formé à partir de son prénom et des deux premières lettres des deux parties de son nom. Une forte proportion des textes inédits ou peu connus qu’on trouvera dans les œuvres complètes sont des articles parus dans la presse quotidienne ou périodique. De fait, Cabrera Infante se considérait et se présentait volontiers comme un journaliste qui écrivait des romans. L’indéniable qualité littéraire de ses textes en fait toutefois un véritable écrivain. Les deux premiers volumes de la série, dont seul le premier est paru à ce jour, sont consacrés à ses écrits cinématographiques. À côté d’une grande quantité d’inédits, on y trouve (ou y trouvera) repris les trois recueils de textes sur le cinéma qui sont parus de son vivant : Un oficio del siglo XX, son ouvrage le plus abouti dans ce domaine, Arcadia todas las noches, une série de conférences sur Orson Welles, Alfred Hitchcock, Howard Hawks, John Huston et Vincente Minnelli données en 1962 à La Havane, et Cine o sardina, une sélection de critiques rédigées après 1965, ainsi nommée d’après la formule rituellement employée par la mère de l’écrivain pour demander à celui-ci et à son frère s’ils préféraient manger ou aller au cinéma (« jamais nous n’avons choisi la sardine », précise-t-il). Le premier volume, épais de près de 1500 pages, couvre la période allant jusqu’en 1960. En plus d’Un oficio del siglo XX, il contient plusieurs centaines de textes restés jusqu’ici dispersés : pour l’essentiel des critiques, mais aussi des chroniques, des reportages dans les festivals, des articles nécrologiques et une trentaine d’entretiens avec des acteurs et réalisateurs (Marlon Brando, Martine Carol, Alec Guinness, Carol Reed, Anthony Mann, Luis Buñuel), qui ne sont pas sans faire penser aux fameux « profiles » du New Yorker.

Le lecteur qui ne connaîtrait de Guillermo Cabrera Infante que ses romans pourrait être surpris par la façon dont sont écrites ses critiques de cinéma. En raison de leur caractère foisonnant, des multiples références érudites ou à la culture populaire qu’on y trouve, de l’inventivité verbale qui s’y déploie, de la manière dont ils multiplient les digressions et juxtaposent ou emboîtent de petites histoires, on a souvent rapproché les romans de Cabrera Infante, plus particulièrement Trois tristes tigres, du Tristram Shandy de Lawrence Sterne et de l’Ulysse de James Joyce (dont Cabrera Infante a traduit le recueil de nouvelles Dubliners). Son style exubérant combinant expressions recherchées et argotiques, allusions et jeux de mots, a été comparé à celui de Mark Twain pour le recours qu’il fait aux expressions familières, ainsi qu’à celui de Gongora et d’autres écrivains du Siècle d’or espagnol. Il est régulièrement présenté comme une variante, aux côtés de celui d’autres auteurs cubains comme ses aînés José Lezama ou Alejo Carpentier, de ce baroque tropical censé caractériser une certaine littérature latino-américaine.

Un humour sarcastique

En réalité, quand on considère les œuvres de près, on s’aperçoit vite de la nature très superficielle de telles comparaisons. Sans aller jusqu’à affirmer, avec Mario Vargas Llosa, que la manière d’écrire de Cabrera Infante se situe « à des années lumières » de celle de Lezama Lima et Carpentier, on ne peut s’empêcher de relever tout ce qui les sépare et combien c’est en des sens différents qu’on peut les qualifier toutes les trois de « baroques ». La langue de Lezama Lima est plus précieuse que celle de Cabrera Infante et son style possède un caractère incantatoire que le sien n’a pas. Carpentier, que Cabrera Infante a d’ailleurs fortement critiqué au plan littéraire et personnel dans son ouvrage polémique sur la politique cubaine Mea Cuba, préfigure plutôt le réalisme magique. Et l’un et l’autre ont une conception du roman qui reste assez traditionnelle, innocente et sans état d’âme, quand celle de Cabrera Infante est plus moderne et critique. L’atmosphère psychologique est également différente dans les romans des trois hommes, celle des livres de Cabrera Infante se caractérisant notamment par un humour sarcastique et une tendance à la paillardise qui sont absents des œuvres des deux autres. Dans l’ensemble, les œuvres de fiction de Cabrera Infante n’en demeurent pas moins très denses et touffues, et un livre comme Trois Tristes Tigres n’a incontestablement rien d’un récit linéaire.

S’il y témoigne de la même maîtrise de la langue espagnole, de la même aisance d’écriture et de la même imagination verbale que dans ses romans, les textes sur le cinéma de Guillermo Cabrera Infante sont par contre construits de façon généralement assez sage et rédigés dans une langue riche et colorée mais aisée à comprendre. Souvent, ses critiques s’ouvrent sur une tentative de caractérisation du film dont il parle à l’aide de quelques phrases d’une exemplaire simplicité : « Johnny Guitar est une parodie de western qui, de temps en temps, se prend au sérieux » ; « Glinka est une biographie filmée à la manière soviétique. Autrement dit, du livre qu’est une vie, le film ne retient que les pages qui sont utiles au matérialisme historique. Le reste est jeté aux oubliettes ou regardé du coin de l’œil ». Parfois, Cabrera Infante s’autorise dans ces accroches des effets assez faciles : « La sorcière est une histoire de magie noire qui se passe dans un pays où les gens sont blonds : la Suède ». Mais il réussit aussi fréquemment à capturer en quelques mots ce qui fait l’essence d’un film. Une pénétrante analyse du Voyage en Italie de Robert Rosselini commence par exemple ainsi : « Le voyage en Italie est un voyage à Naples. Avec ce film, Rossellini se réaffirme comme le véritable représentant du néoréalisme. Ce terme adopté par tout le monde en Italie, défendu par la plupart, contesté par certains et dont le sens est trahi par beaucoup, doit son triomphe et sa diffusion à Rossellini. Ici, Rossellini a réalisé un film purement néoréaliste dans lequel il se préoccupe très peu du spectacle et s’intéresse beaucoup à la vie ».

La délicatesse des images

Les textes rassemblés sont d’une grande hétérogénéité et, fatalement, de qualité inégale. Certains sont très courts, comme un éreintement sommaire en quelques lignes, sous le titre « Simenon sans Simenon », d’une adaptation peu convaincante d’un livre du romancier belge écrit à l’époque où il vivait aux États-Unis. D’autres sont d’une longueur inhabituelle, comme un portrait d’Humphrey Bogart d’une dizaine de pages rédigé à l’occasion de sa mort, dans lequel l’écrivain rapporte notamment avec jubilation quelques-unes des déclarations provocantes, percutantes et laconiques qui ont contribué à forger la légende de l’acteur. Généralement, Cabrera Infante s’intéresse au scénario des films et à la manière dont l’intrigue se déroule, à leur qualité dramatique, à la psychologie des personnages et au jeu des acteurs, sans accorder une particulière attention aux aspects techniques comme les cadrages ou l’éclairage. Une exception est une minutieuse description, plan par plan, du début de la célèbre séquence de La Mort aux Trousses d’Alfred Hitchcock (un réalisateur que Cabrera Infante met très haut et dont il est abondamment question dans ce premier volume), dans lequel le personnage interprété par Gary Grant est poursuivi sur une route déserte par un avion d’épandage d’insecticide. En des termes dont on ne sait s’il faut y voir une expression de fausse modestie, le produit de la volonté de faire de l’esprit ou le reflet de ses convictions sincères, Cabrera Infante conclut ce savant décorticage chirurgical par l’étonnante remarque suivante : « Je raconte mal. Il faut voir à l’écran comment Hitchcock a réussi à faire cela, c’est la différence entre la rudesse des mots et la délicatesse de l’art des images ».

Comme tous les vrais cinéphiles, Guillermo Cabrera Infante n’aimait pas exclusivement ou spécialement certains types de films, ou le cinéma de certains pays. Il aimait le cinéma, tout le cinéma, toutes les formes de cinéma, et s’il éprouvait une admiration particulière pour le cinéma américain, c’est en raison de ce qu’il voyait comme son extraordinaire vitalité et sa capacité d’innovation et de renouvellement, ainsi que du rôle fondamental qu’il a joué dans l’histoire du septième art : « Le cinéma allemand a été le berceau du meilleur cinéma américain, [sans lui] n’existeraient ni Orson Welles ni le cinéma américain moderne, et sans le cinéma américain moderne on n’aurait entendu parler ni de la Nouvelle Vague française, ni de la nova generazione italienne qui s’est opposée au néoréalisme [...] Mais le cinéma allemand est mort avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir et la fuite de Fritz Lang, de Billy Wilder et d’Ernst Lubitsch, toute cette école qui allait engendrer à Hollywood un cinéma trépidant, mobile, antilittéraire, antithéâtral, anti-intellectuel et pour cette raison profondément stimulant en termes intellectuels et artistiques ». De Cabrera Infante, on pourrait dire ce qu’il affirmait de François Truffaut, que « la vie sans le cinéma n’avait pour lui aucun sens ». Comme Truffaut, il aimait le cinéma parce qu’à ses yeux le cinéma était la vie-même, précisément dans la mesure où il est ou prétend être mieux que la vie, dit justement à son propos l’écrivain mexicain Nicolás Alvarado : « Les étoiles du cinéma ne meurent jamais » écrivait-il dans Cine o Sardinia, « elles vivent tant que vit la matière avec laquelle sont fabriqués les films, qui est celle des rêves ».

Avant tout écrivain

Guillermo Cabrera Infante n’en était pas moins profondément et avant tout écrivain, et c’est aussi dans une perspective littéraire qu’il faut considérer ses écrits cinématographiques. C’est un point sur lequel Mario Vargas Llosa, dans les textes qu’il a consacrés à un homme dont il était un grand ami, a régulièrement insisté. Cabrera Infante, répète-il volontiers, un écrivain parmi les plus attentifs au choix des mots, à l’équilibre des phrases et aux exigences de l’expression linguistique, dans ses textes sur le cinéma entendait faire et a effectivement fait œuvre littéraire : « Toutes [ses] critiques de cinéma, surtout celles rassemblées dans Un officio del siglo XX, sont des créations littéraires, des fictions vraies, élaborées en utilisant la matière première des films pour en faire des récits aussi surprenants, agréables à lire et brillants que [...] ses contes et ses nouvelles ». De fait, c’est bien face à une œuvre littéraire qu’on a l’impression de se trouver, par exemple, lorsqu’on découvre avec émerveillement la manière tout en finesse dont Cabrera Infante raconte l’histoire de La Strada de Fellini : « Zampano et dur, Zampano est cruel, Zampano est Zampano. Pourtant, Gelsomina commence à l’aimer. Au début, elle éprouve du dégoût pour lui. Elle ne le hait pas, parce que les simples d’esprit ne haïssent pas : simplement, ils ont de l’aversion pour ceux qui leur font du mal, ils ont peur d’eux ».

Mais le fait est que cette recréation, par les moyens de la langue, de l’histoire racontée par Fellini, ne trahit à aucun moment, si peu que ce soit, une œuvre dont Cabrera Infante donne une image d’une impeccable correction et d’une totale justesse, sans retrancher du récit un seul élément important, sans lui superposer des interprétations arbitraires, en nous offrant donc du film une représentation aussi rigoureusement fidèle qu’il est possible. Surtout, en décrivant La Strada avec une si grande subtilité et une telle force d’évocation, le critique ne peut que donner envie à ceux, peu nombreux, qui n’auraient jamais vu ce film, de le découvrir toutes affaires cessantes, et à tous ceux qui le connaissent l’envie de le revoir encore une fois, conscients qu’ils n’en ont peut-être pas épuisé la beauté. En ce sens, il est très difficile de suivre Vargas Llosa lorsqu’il s’aventure à déclarer : « Cabrera Infante s’est bien plus servi du cinéma qu’il ne l’a servi, comme Degas s’est servi du ballet, Cortazar du jazz et Proust des marquises [du Faubourg Saint-Honoré] ». Les aristocrates parisiens ont certes essentiellement été utilisés par Proust comme une matière première. Mais des critiques cinématographiques du niveau de celles de Guillermo Cabrera Infante ne font pas que procurer un fort plaisir littéraire. Elles rendent aussi justice au cinéma, qu’elles aident à faire connaître et aimer, exactement, d’ailleurs, comme les toiles de Degas contribuent à faire apprécier la danse, ou les textes de Cortazar (ou de Kerouac) familiarisent avec l’esprit du jazz.

On ne cesse pas de faire œuvre littéraire en mettant les pouvoirs de la littérature au service d’un autre art. Inversement, ce n’est pas au sujet des seules critiques de cinéma composées par des écrivains de métier qu’on peut affirmer qu’elles sont de la littérature. Les qualités qu’exhibent les écrits cinématographiques de Cabrera Infante sont celles de toutes les bonnes critiques de cinéma, qu’elles soient rédigées par des écrivains comme lui, James Agee ou aujourd’hui Geoffrey O’Brien, des critiques cinématographiques professionnels qui sont des écrivains de tempérament comme Roger Ebert, Philip French ou Stanley Kauffmann, un historien comme Michael Wood ou des cinéastes dotés d’un remarquable talent littéraire comme l’était François Truffaut. De telles critiques, on peut affirmer sans abus de langage qu’elles relèvent de la littérature quels qu’en soient les auteurs, la force qui les anime, au-delà de la volonté d’informer et d’éclairer les amateurs de cinéma, étant le plaisir de restituer des émotions et d’exprimer des idées avec des mots, de rendre en phrases et paragraphes les aspects captivants ou tragiques de la vie des sentiment et du fonctionnement de la société, les jeux de l’imagination et les mille facettes de la beauté du monde. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les meilleures critiques littéraires elles-mêmes peuvent être considérées comme appartenant à la littérature, qui n’est nullement le fait qu’elles traitent de livres, et pas davantage celui que leurs auteurs sont souvent des écrivains, mais simplement le degré auquel elles réussissent à opérer cette transmutation de la réalité en mots, qui est identiquement leur qualité proprement littéraire. 

Michel André

LE LIVRE
LE LIVRE

Le chroniqueur ciné de Guillermo Cabrera Infante, Galaxia Gutenberg, S.L., 2012

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