Heidegger a bien été antisémite. La preuve…

Les rapports de Martin Heidegger au nazisme et à l’antisémitisme sont l’objet de vives controverses depuis le milieu des années 1940. Le philosophe a bien adhéré au parti nazi en 1933 ; c’est un fait. Etait-il antisémite pour autant ? Pour beaucoup la corrélation n’avait rien d’évident. Dans un article publié dans le n°9 de Books, Jürgen Busche, l’ancien assistant de l’écrivain Ernst Jünger, le déclarait sans ambages : Heidegger « n’était pas antisémite, cela ne fait aucun doute – sa biographie tendrait même à prouver le contraire ». Busche entendait réfuter l’une des thèses soutenues par l’universitaire français Emmanuel Faye dans son ouvrage, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, paru en 2005 en France et traduit l’an dernier en Allemagne.

Emmanuel Faye a souhaité répondre aux critiques de Jürgen Busche. Nous publions cette réponse ici en la faisant précéder d’un texte qu’il a eu l’amabilité de nous fournir. Ce texte - écrit dans le style administratif le plus pur – est d’une importance capitale : il prouve que Heidegger ne s’est pas contenté de soutenir du bout des lèvres le national-socialisme, ni de ne souscrire qu’à ses projets les moins inavouables. Dans l’exercice de ses fonctions – il était en 1933 recteur de l’Université de Fribourg-en-Brisgau – il a appuyé l’entreprise antisémite nazie. Ce texte est une directive qu’il a lui-même promulguée et par laquelle il interdit les bourses aux étudiants juifs et les réserve en priorité aux anciens membres des SA et des SS. Découverte en 1961 par Guido Schneeberger, mentionnée par Raoul Hilberg dans La destruction des juifs d'Europe mais jamais citée dans les études sur Heidegger, cette directive a été récemment rééditée par Emmanuel Faye en Allemagne dans son article « Heidegger, der Nationasozialismus und die Zerstörung des Philosophie » (« Heidegger, le national-socialisme et la destruction de la philosophie ») paru dans l’ouvrage Politische Unschuld ? In Sachen Martin Heidegger (« Irresponsabilité politique ? A propos de Martin Heidegger »), B.H.F Taureck (éd.), München, Wilhelm Fink Verlag, 2007, p.80.

Cette directive n’a jamais encore été publiée en France. Books vous en offre la traduction française en exclusivité :

 « Les étudiants qui, ces dernières années, ont pris place dans la SA, la SS ou dans les ligues de défense en lutte pour l'insurrection nationale sont prioritaires, sur présentation d’un certificat de leur supérieur, dans l’attribution d’aides (remises de droits d’inscription, bourses, etc.)

En revanche, les étudiants juifs ou marxistes ne devront plus jamais recevoir aucune aide.

Les étudiants juifs mentionnés ci-dessus sont des étudiants de souche non-aryenne au sens du §3 de la Loi pour la restauration de la fonction publique et de la sous-section 2 du §3 du premier décret d’application de la Loi pour la restauration de la fonction publique du 11 avril 1933. Cette interdiction d’accorder des aides s’applique également aux étudiants de souche non-aryenne dont l’un des parents et deux grands-parents sont aryens, et dont le père a combattu pendant la Grande guerre sur le front pour l’Empire allemand et ses alliés. Les seules exceptions à cette interdiction sont les étudiants de souche non-aryenne, qui ont eux-mêmes combattu sur le front ou dont le père est mort durant la Grande guerre en combattant du côté allemand.
 Le recteur »
     Freiburger Studentenzeitung VIII. Semester (XV), Nr 1, 3 November 1933, S. 6.

Réponse d’Emmanuel Faye à Jürgen Busche :


Busche, Jünger et l’antisémitisme de Heidegger

Sans vouloir être juge et partie, je ne crois pas que l’article du publiciste Jürgen Busche soit particulièrement représentatif de la façon dont les intellectuels allemands ont reçu mon travail critique sur Heidegger. En Allemagne, en effet, et contrairement à la France, le problème du rapport des ‘philosophes’, ou considérés comme tels, au national-socialisme constitue depuis une quinzaine d’années un vrai champ de recherches, raison pour laquelle j’ai été invité après la publication de mon livre à donner tout un cycle de conférences dans des universités comme Brème, Francfort, Berlin, Sarrebruck, Trèves et Siegen – plusieurs de ces conférences sont maintenant publiées. Il est vrai aussi que quelques journalistes conservateurs m’ont attaqué, principalement dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, par une sorte de réflexe nationaliste hors de propos, et Busche, ancien secrétaire de Jünger, est de ce nombre. Il s’est d’ailleurs, depuis une vingtaine d’années, fait une spécialité de défendre à tout crins Heidegger. En 1988, il affirmait ainsi que les principaux élèves allemands de Heidegger n’avaient pas été nazis, et il donnait pour preuve les noms de Joachim Ritter et Max Müller. Or nous savons aujourd’hui que l’un et l’autre ont adhéré au parti nazi.

Pour revenir à son article, Busche croit avoir trouvé deux fautes dans mon livre : Ernst Jünger n’aurait pas appartenu aux corps francs, et j’aurais cité de façon incomplète une lettre de Heidegger à Bultmann. En réalité, Jünger ne s’est pas contenté d’être la principale figure de référence pour les corps francs et d’en faire lui-même l’éloge, en les considérant comme « la résurrection merveilleuse des anciens lansquenets ». Il a bien lui-même fait partie des corps francs, comme le rappelle Daniel Morat après beaucoup d’historiens sérieux, lorsqu’il a été nommé, en 1923,  « Führer des Corps Francs pour la Saxe ». Quant aux lettres de Heidegger à Bultmann, elles ne viennent de paraître que tout récemment. Conservées à Marbach et interdites à la consultation, je n’avais pu en connaître que ce qu’en disait Theodore Kisiel. Me reprocher de ne pas en avoir donné des citations plus longues est d’autant plus inconséquent que, pour tenter de faire lever ces interdits, j’ai appelé dans Le Monde au libre accès des archives Heidegger à tous les chercheurs. Mais le plus inacceptable, c’est de prétendre qu’il « ne fait aucun doute » que Heidegger « n’était pas antisémite ». En effet, non seulement les lettres où l’auteur d’Être et temps déplore « l’enjuivement (Verjudung) des universités et de la culture »  allemandes sont aujourd’hui du domaine public, mais nous savons, depuis Raoul Hilberg, que le recteur Heidegger a promulgué une directive par laquelle les étudiants juifs ne devaient « plus jamais » recevoir de bourses, celles-ci étant désormais réservées aux « aryens » de souche, et tout particulièrement à ceux qui avaient milité dans la SA et dans la SS. Le recteur Heidegger reprend les termes d'une première directive édictée par le Ministère de Karlsruhe le 4 mai 1933, il y ajoute un paragraphe précisant ce qu'il faut entendre par « étudiants juifs » et il signe le tout de sa main. Il est donc important pour la défense de la vérité que Books ait accepté de publier sur son site cette directive inédite en français.

Emmanuel Faye

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