Homo confidens
Publié dans le magazine Books n° 26, octobre 2011.
La question revient sans cesse dès qu’on se penche sur le parcours d’un homme comme Adolf Eichmann, bon père de famille et néanmoins responsable de l’extermination de centaines de milliers de personnes : « Comment a-t-il pu faire cela ? » Dans son dernier ouvrage, l’essayiste allemand Jan Philipp Reemtsma renverse les termes du débat. Selon lui, « la question du bon père de famille criminel en cache une autre, plus intéressante, mais plus dérangeante aussi : “Comment est-il possible que des assassins soient devenus nos pères si normaux ?” », rapporte Uwe Justus Wenzel dans le Neue Zürcher Zeitung.
La question revient sans cesse dès qu’on se penche sur le parcours d’un homme comme Adolf Eichmann, bon père de famille et néanmoins responsable de l’extermination de centaines de milliers de personnes : « Comment a-t-il pu faire cela ? » Dans son dernier ouvrage, l’essayiste allemand Jan Philipp Reemtsma renverse les termes du débat. Selon lui, « la question du bon père de famille criminel en cache une autre, plus intéressante, mais plus dérangeante aussi : “Comment est-il possible que des assassins soient devenus nos pères si normaux ?” », rapporte Uwe Justus Wenzel dans le Neue Zürcher Zeitung. Après Auschwitz, toute foi en l’humanité aurait dû être définitivement abolie. On était alors en droit de s’attendre à un retour durable à la barbarie en Allemagne. Pourtant, ce n’est pas ce qui s’est passé : en RFA, du moins, s’est installé un régime démocratique et stable.
Reemtsma voit là une dialectique de la violence et de la confiance, qui serait au fondement de notre modernité. Celle-ci se caractérise en effet par une volonté de circonscrire au maximum la violence dans nos existences, en en réservant l’usage légitime à l’État. Malgré Auschwitz, le goulag et Hiroshima, en dépit des innombrables manifestations incontrôlables de brutalité dans nos sociétés policées, l’humanité n’a au fond jamais perdu l’espoir d’un jour éradiquer totalement le phénomène.
Abraracourcix, figure de la modernité
Dans le Frankfurter Rundschau, Harry Nutt propose un exemple trivial, mais parlant, de cette tension qui traverse jusqu’à notre vie quotidienne : dans Astérix, le chef Abraracourcix est persuadé que le ciel va lui tomber sur la tête. Cela ne l’empêche pas de se faire vaillamment hisser sur son pavois : « Vu ainsi, Abraracourcix est une figure de la modernité. Malgré les abîmes qui le menacent, il possède la dose de confiance nécessaire pour vivre. De même, si nous n’espérions pas rentrer indemnes chez nous, nous ne sortirions plus », juge Nutt, qui conclut qu’en fait « il est impossible de ne pas avoir confiance ». « Beaucoup de ce que dit Reemtsma n’est pas nouveau, mais il éclaire le sujet d’une façon inédite et stimulante », estime Jens Bisky dans le Süddeutsche Zeitung. Certes, selon Uwe Justus Wenzel, le livre n’apporte pas toujours des réponses « claires », mais il ouvre des pistes de réflexion passionnantes. Ainsi, par exemple, de sa typologie des actes de violence, répartis en trois catégories. La première regroupe les actes par lesquels on oblige quelqu’un à occuper telle ou telle place dans l’espace (en le déportant ou en l’emprisonnant, par exemple). C’est la plus bénigne de toutes. La deuxième consiste à prendre possession du corps d’autrui, en général à des fins sexuelles. La dernière catégorie, la plus choquante des trois, est appelée « autotélique » par Reemtsma et vise à détruire l’intégrité du corps d’autrui. Pour Bisky, « c’est elle qui nous est devenue étrangère, qui n’a aucune place dans notre culture et que l’on assimile au “mal radical” ».