Ignoré – Un Rabelais arabe
Publié dans le magazine Books n° 10, novembre-décembre 2009.
Devinette : où demeure « une population composée d’amants de la volupté, âpres au gain, cajolant le plaisir, leur seul guide, francs manieurs de bâton, maquignons et bâcleurs de tâches, falsificateurs, moulins à paroles, girouettes […] dont l’affection est comme cette courge allongée, qui pousse très vite et qui se dessèche, à peine arrivée à maturité » ? À Paris, bien entendu.
Mais les Français ne sont pas les seules victimes de la verve du Libanais Faris Chidyaq. Son chef-d’œuvre La Jambe sur la jambe raconte les tribulations picaresques d’un certain al-Faryaq – jeu de mots transparent qui désigne l’auteur – à travers le Liban, l’Égypte, Malte, la France puis l’Angleterre au milieu du XIXe siècle. Lui-même maronite, Chidyaq se montre féroce envers le clergé libanais. Hébergé dans un couvent, il demande un dictionnaire. « Un mictionnaire ? Les toilettes ne vous suffisent pas ? », rétorquent les moines ignares. On songe à Rabelais ou à Swift, pour la fantaisie, la verve comique, mais aussi la sensibilité à la misère humaine.
La Jambe sur la jambe fut publié en arabe à Paris en 1855 grâce à l’aide d’un mécène. Le livre de quelque 700 pages, touffu et décousu, se veut une méditation sur « ce qui caractérise les Arabes et les non-Arabes ». Mais en introduisant un narrateur extérieur pour raconter les aventures de al-Faryaq, il constitue aussi le premier roman de langue arabe. « La littérature inventée par Chidyaq n’est plus la transcription d’un texte sublime, ou le décodage d’un patrimoine culturel immuable ; elle est ce que la marche propose aux pieds et ce que les pieds disent aux pierres… au rythme du vent : elle a la dimension de l’homme », écrit Charbel Dagher dans le mensuel de Beyrouth L’Orient littéraire.