Indro Montanelli, miroir du XXe siècle italien

Ce grand journaliste décédé en 2001 reste un monument national en Italie. Sa longue carrière épouse les soubresauts politiques de son pays. Séduit par Mussolini dans sa jeunesse, il rompt avec le régime et défendra toute sa vie l’idéal d’une droite laïque et éclairée.


© Walter MoriMondadori Portfolio / Getty

Milan, 25 juin 1974. Indro Montanelli découvre le premier numéro d’Il Giornale, le quotidien libéral conservateur qu’il a fondé. Silvio Berlusconi prendra le contrôle du journal vingt ans plus tard.

Dans un jardin public de ­Milan, à proximité de l’endroit où se trouvait initialement le siège d’Il Giornale, le quotidien qu’il fonda en 1974 et dirigea ­durant vingt ans, se dresse une statue de bronze représentant Indro Montanelli. Souvent critiquée pour son style, cette œuvre ­reproduit à un détail près (il est tête nue), une photo prise dans un couloir des locaux du Corriere della Sera, le quotidien dans lequel il a commencé puis terminé sa carrière. En pardessus, assis sur une pile de journaux, une machine à écrire posée sur les genoux, il est occupé à taper un article. Avec Oriana Fallaci, réputée pour ses interviews sans complaisance de nombreux dirigeants politiques du monde entier, Montanelli est le plus célèbre journaliste italien du XXe siècle. Il fut peu connu en dehors de son pays, mais en Italie il était une institution, une ­légende vivante. Près de vingt ans après sa mort en 2001, à l’âge de 92 ans, il reste un ­monument national. Il existe une abondante littérature sur Montanelli, essentiellement composée de livres de souvenirs publiés par d’anciens collègues, qui s’appuient largement sur la version des faits donnée par l’intéressé dans ses écrits autobiographiques et les nombreux entretiens qu’il a accordés. La monumentale biographie que lui ont consacrée le journaliste Sandro Gerbi et l’historien Raffaele Liucci corrige sur plusieurs points l’image un peu mythique souvent donnée de sa vie. Indro Montanelli est né dans la petite commune de Fucecchio, à proximité de Florence. Il semblerait que son prénom exotique, inconnu en Italie, forme masculine du nom de la déesse hindoue Indra, lui ait été donné par son père à titre de représailles contre la famille de sa mère, plus riche que la sienne et qui avait obligé leur fille à accoucher dans leur maison, située dans la partie distinguée du village. Après des études de droit et de sciences politiques, séduit par la personnalité de Mussolini et les perspectives qu’il offrait à la jeunesse italienne, il embrassa les idéaux du fascisme. Après une année à Paris comme correspondant du journal bilingue La Nuova Italia/Italie nouvelle, il s’engagea en 1935 dans les rangs de l’armée italienne qui combattait en Éthiopie au service du projet colonial du pays. Il y servit comme sous-lieutenant, commandant un peloton de supplétifs autochtones. En 1937, il fut envoyé comme correspondant d’Il Messaggero en Espagne pour couvrir la guerre civile. Un article dans lequel il décrivait l’offensive des troupes franquistes sur Santander comme « une longue promenade avec un seul ennemi : la chaleur » lui valut de vives critiques des autorités militaires et diplomatiques italiennes.  

Indro Montanelli, offusqué par le style démagogique, populiste et clinquant de Berlusconi

De 1937 à la chute du régime mussolinien, en 1943, il travaillera pour différents journaux comme reporter en Albanie, en Finlande, en Grèce et dans les Balkans. Toute cette période est émaillée d’incidents largement dus à son tempérament turbulent, mais aussi à la difficulté de plus en plus grande qu’il éprouvait à faire des événements auxquels il assistait un récit conforme aux attentes du régime. S’éloignant de ce dernier, il ­deviendra peu à peu un « frondeur ». ­Arrêté en 1944 par les troupes allemandes pour soupçon d’antifascisme, il s’échappera et fuira en Suisse dans des circonstances qui ne semblent pas tout à fait correspondre au récit qu’il en a fait : qu’il ait eu des raisons de craindre pour sa vie ne fait pas de doute, mais rien n’indique qu’il ait été condamné à mort (1). Après la guerre, tout en se distançant des nostalgiques du fascisme, il dénoncera les excès de l’antifascisme. Durant sa jeunesse, Montanelli avait fait la connaissance de Leo Longanesi, brillant journaliste fasciste qu’il ­décrira par la suite comme « insupportable, ­méchant, injuste, ingrat » mais « l’homme le plus important de ma vie, celui que j’ai le plus aimé et le plus détesté, le seul maître que je me reconnaisse, y compris dans ses pirouettes les plus risquées et ses hasardeux zigzags ». Dans les années 1950, parallèlement à son travail au Corriere della Sera, il publiera des articles dans Il Borghese, le périodique conservateur de son ami, avec lequel il finira par se brouiller à l’occasion de l’insurrection hongroise de 1956 : Longanesi lui reprochait d’avoir présenté celle-ci comme une révolte d’inspiration socialiste et antisoviétique, et non pas procapitaliste et anticommuniste. En 1972, Giovanni Spadolini était remplacé à la tête du Corriere par Piero Ottone. ­Opposé à la ligne politique du nouveau directeur, qu’il jugeait trop orientée à gauche, Montanelli abandonna rapidement le journal pour créer, à l’âge de 65 ans, un nouveau quotidien baptisé Il Giornale. Il emmenait plusieurs brillants collaborateurs du Corriere, ce qui fit dire qu’il était parti avec « l’argenterie de la famille ». Il Giornale, résument Gerbi et Liucci, défendait une ligne « libérale en économie, anticommuniste en politique intérieure, atlantiste et pro-israélienne en matière internationale ». C’était un journal libéral-conservateur mais « d’un libéral-conservatisme de combat, militant, anticonformiste, orgueilleusement subversif ». C’était aussi un journal qui se voulait international, ouvrant ses colonnes à des intellectuels étrangers prestigieux comme Jean-François Revel, Raymond Aron, John Kenneth Galbraith, François Fejtö ou Paul Samuelson. Au bout de quelques années, Silvio Berlusconi, à cette époque seulement un homme de médias, entra dans le capital de la société éditrice d’Il Giornale. Longtemps, les deux hommes s’entendirent bien : Montanelli appréciait l’absence d’ingérence de l’homme d’affaires dans la politique éditoriale. Mais en 1994, Berlusconi, qui avait entre-temps pris le contrôle de la société éditrice, décidait de se lancer en politique et manifestait l’intention de faire d’Il Giornale un instrument à son service. Montanelli, qui ne pouvait supporter cette perspective, quitta le quotidien avec fracas. Après une tentative avortée de créer un nouveau journal intitulé La Voce, il regagna le Corriere della Sera où il continuera à tenir jusqu’à sa mort la rubrique nommée « La Stanza » (la strophe) dans laquelle il répondait à des lettres de lecteurs sur les sujets les plus variés et dont on a dit qu’on y trouvait « le meilleur Montanelli ». Durant les dernières années de son existence, offusqué par le style démagogique, populiste et clinquant de Berlusconi et la corruption de son gouvernement, il se transformera en un de ses critiques les plus sévères, défendant sans succès l’idéal d’une « autre droite » décrite par ses deux biographes comme « conservatrice et fière, sobre et méritocratique, cultivée et pessimiste, sceptique et ironique, laïque et non bigote ».   Sandro Gerbi et Raffaele Liucci ont méthodiquement dépouillé ses écrits. Une entreprise colossale : en soixante-dix ans de vie professionnelle active, il a produit plus de 50 000 articles ! Ils en soulignent les omissions. À aucun moment il n’a mentionné avoir passé une bonne partie de son séjour en Abyssinie dans les locaux du journal La Nuova Eritrea plutôt que sur le front, vraisemblablement pour donner de son aventure une image plus héroïque. Longtemps, pour éviter d’être associé à des actes répréhensibles, il niera que l’armée italienne ait utilisé en Éthiopie des armes chimiques. Son compte rendu d’une visite effectuée en 1941 dans un camp de concentration croate donne du sort qui y était fait aux juifs, aux Serbes et aux communistes une image étrangement lénifiante. On peut aussi s’interroger sur le moment exact où il a complètement rompu avec le fascisme, sans doute plus tardif qu’il l’a toujours soutenu. A-t-il d’autre part vraiment dans sa jeunesse fait l’interview de l’industriel Henry Ford ? On n’en trouve pas la trace. A-t-il effectivement rencontré ­Adolf Hitler ? « Improbable. » A-t-il assisté à l’exhibition des corps de Mussolini et de sa maîtresse Clara Petacci sur la place Loreto à Milan ? Possible, mais peu plausible. Était-il présent à Budapest lorsque les chars soviétiques y sont entrés ? Il était apparemment encore à Vienne. À l’instar d’autres journalistes-écrivains de haut vol comme Ryszard Kapuściński ou Lucien Bodard, Montanelli n’hésitait pas à inventer quelque peu à des fins dra­matiques, sacrifiant l’exactitude factuelle à ce qu’il estimait constituer la vérité historique des événements ou des personnes : en lisant ses portraits réputés de José ­Ortega y Gasset, Federico Fellini, ­André Gide, Golda Meir, Arthur ­Rubinstein, Salvador Dalí et bien d’autres personnalités, qu’il a rassemblés sous le titre Incontri, on se souviendra que leur auteur déclarait préférer un portrait réussi contenant des anecdotes imaginaires à un portrait manqué qui n’en ­inclurait que d’authentiques. L’horreur viscérale et la peur que lui inspirait le communisme étaient si fortes qu’elles le conduisirent à envisager, ainsi qu’il l’exposa dans trois lettres à Clare Boothe Luce, ambassadrice des États-Unis à Rome et épouse d’Henry Luce, propriétaire des magazines Time et Life, la création d’un réseau clandestin de résis­tance destiné à être activé en cas de prise du pouvoir par les communistes en Italie. En cas d’échec, la Sicile aurait joué le rôle de plateforme de repli à l’instar de Formose (aujourd’hui Taiwan) face à la Chine communiste. Animé d’une profonde antipathie à l’égard du secrétaire général historique du Parti Pal­miro Togliatti, qu’il considérait comme un ­valet de Staline, Montanelli avait une sincère estime pour son successeur Enrico Berlinguer, à la mort duquel il écrivit : « Nous voulons seulement rendre les honneurs de la guerre à un homme qui a peut-être commis des erreurs mais jamais de malhonnêteté ou de bassesse. S’il est vrai – et c’est vrai – qu’un bon ennemi est encore plus précieux qu’un bon ami, nous devons pleurer Berlinguer […] : un ­ennemi comme lui […] nous n’en trouverons plus ». Il n’éprouvait pas de réelle considération à l’égard du démocrate-chrétien Giulio Andreotti, mais il était impressionné par son intelligence, ses capacités manœuvrières et son cynisme. « Andreotti, observait-il avec un ­mélange de sarcasme et d’émerveillement, est au Vatican comme une truite dans le torrent ou, pour le dire mieux encore, comme une anguille dans la boue ». Dans l’ensemble, son admiration allait à des dirigeants réputés pour leur intégrité, leur désintéressement et leur sagesse comme Alcide De Gasperi, Ugo La Malfa ou Sandro Pertini. Pour reprendre le titre d’une rubrique qu’il a tenue dans plusieurs journaux, Montanelli mettait un point d’honneur à toujours s’exprimer « à contre-courant » de l’opinion générale. Ses prises de position suscitaient souvent la controverse. Hostile au capitalisme monopolistique, il se lança dans une croisade contre la politique industrielle du consortium pétro­lier ENI d’Enrico Mattei (celui-ci trouvera la mort dans un accident d’avion d’origine criminelle dans des circonstances non élucidées).   Mais, parce qu’il était ­perçu par l’extrême gauche comme un symbole de l’establishment, il fut victime en 1977 d’une gambizzazione, fusillade dans les jambes, souvent perpétrée à titre d’avertissement par les Brigades rouges durant les « années de plomb ». Plusieurs années après, il eut l’occasion de rencontrer les auteurs de l’attentat à qui il pardonna ce qu’il considérait être une bêtise de jeunesse. Sans contester le bien-fondé de la lutte contre la Mafia en Sicile, qui coûta la vie au juge Falcone et au général Dalla Chiesa, il critiqua la mise en accusation judiciaire de Giulio Andreotti pour complicité avec les mafieux, qu’il estimait dépourvue de fondement. Choqué par l’étendue de la corruption publique et, pour cette raison, favorable à l’opération Mani Pulite (« mains propres »), il n’en fustigeait pas moins le goût de la publicité du juge Antonio Di Pietro et les excès de zèle de la magistrature. Contrairement à beaucoup d’observateurs, il ne prit jamais au sérieux l’idée que la loge maçonnique P2 préparait un complot de grande enver­gure et tint toujours son chef Lucio Gelli pour un conspirateur d’opérette. Parce qu’il considérait les maisons closes comme un des piliers de la ­société italienne (2), il fut l’un des plus vigoureux adver­saires du projet de loi qui aboutit à leur fermeture. Mais il n’approuvait pas la criminalisation de l’usage des stupéfiants. Agnostique et opposé à l’intervention de l’Église dans les affaires publiques, il prônait la tolérance à l’égard des homosexuels et était favorable à la légalisation du divorce, de l’avortement et de l’euthanasie. Son style combatif fit de sa vie une longue suite de disputes et de réconciliations avec des confrères dont Eugenio Scalfari, fondateur de l’hebdomadaire L’Espresso et du quotidien La Repub­blica. Dans le monde littéraire, Montanelli, qui appréciait le talent d’Alberto Moravia sans partager ses idées politiques, avait une grande amitié pour Giovannino Guareschi, le créateur du personnage de Don Camillo, et vouait une admiration particulière à Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares. « De nous tous, lui écrivait-il, […] tu es de loin le plus grand : le seul dont on parlera encore dans deux cents ans. » À la mort de Leonardo Sciascia, il en fera un vibrant éloge : « Sciascia nous a quittés “à la Sciascia” : sans un mot […]. Je ne prétends pas avoir pénétré [ses] secrets. Mais je pense avoir bien saisi deux choses de lui : son amour absolu, irrépressible, pour la liberté, et son courage solitaire. » Une hostilité réci­proque l’opposait en revanche à Curzio Malaparte, Toscan comme lui, journaliste animé d’ambitions littéraires, ex-fasciste en délicatesse fréquente avec le régime et ancien correspondant de guerre. Montanelli et Malaparte, observent ­Gerbi et Liucci, étaient tous deux sûrs d’eux-mêmes, égocentriques et extrêmement ambitieux, et c’est ce qui les a poussés à un affrontement qui n’avait pas de motif réel.   Avec les encouragements de Buz­zati, Montanelli avait publié en 1957 une Histoire de Rome (la Rome antique, de la fondation de la ville à la chute de l’empire), qui fut immédiatement un best-seller. Dans son prolongement ­parurent une « Histoire des Grecs », des biographies de Dante et de Garibaldi et, surtout, une « Histoire de l’Italie » en 22 volumes, cinq rédigés par lui seul, les autres en collaboration avec, successivement, Roberto Gervaso et Mario Cervi : capables d’écrire dans une langue proche de la sienne sans en avoir nécessairement le panache, ces deux journalistes rédigeaient sous sa supervision attentive l’essentiel des ouvrages, qu’ils signaient avec lui, dont seules l’introduction et la conclusion étaient de sa plume et auxquels il apportait la touche finale. Réfractaire au travail de recherche dans les archives, Montanelli ne prétendait pas faire œuvre de scientifique mais de vulgarisateur de haut niveau. Son ambition était d’intéresser les Italiens à l’histoire, plus particulièrement celle de leur pays. Les volumes de Storia d’Italia se sont vendus à des millions d’exemplaires. Les historiens de métier les considéraient souvent avec condescendance, mais ils ne pouvaient contester son savoir-faire. Umberto Eco, tout en déplorant le manque de rigueur historiographique du livre sur la période médiévale et la réduction du récit historique à une succession d’anecdotes, ne put s’empêcher d’applaudir le talent de l’auteur. Montanelli possédait un remarquable esprit de synthèse, un jugement sûr et le sens de la formule : « Qui fut Jules César, le plus grand des généraux et des hommes d’État ou la plus grande canaille de tous les temps ? Il fut, je crois, les deux choses à la fois. » Ou, à propos de Galilée : « Il n’était pas le poltron que Bertolt ­Brecht a mis en scène dans sa célèbre (et tendancieuse) pièce de théâtre ; mais il n’était pas non plus le héros qu’il pensait être de bonne foi. »  

De graves accès de dépression

Ce qui le distinguait comme écrivain et journaliste étaient l’élégance et la clarté de son style. Reprenant à son compte la déclaration de son confrère américain Webb Miller (« J’écris de manière à pouvoir être lu par un laitier de l’Ohio »), il s’appliquait à écrire dans une langue simple et compréhensible par tous, à laquelle il s’employait à conférer une réelle qualité littéraire. En contraste avec la tradition italienne de style fleuri, prolixe et volontiers pédant, inspiré par le journalisme anglo-saxon et des écrivains comme Hemingway ou Kipling, il s’exprimait en phrases courtes, carrées et sans fioritures, organisées en paragraphes charpentés, dans une prose musclée, précise, imagée et tranchante, constellée d’expressions frappantes et mémorables. Sa plume savait aussi se montrer poétique et lyrique, comme dans cette description d’un paysage de Sardaigne, tirée d’un reportage : « Cette île de 24 000 kilomètres carrés, quand on y voyage, semble vaste comme un continent et donne une impression d’infini. Le paysage est solennel et dramatique. D’un hameau à un autre hameau, d’un village au village suivant, on traverse trente, quarante, cinquante kilomètres de désert brun jaunâtre, balayé en permanence par un vent de steppe et que seuls quelques troupeaux épars animent d’une blanche palpitation de vie. » Écrivant avec une « insolente facilité », il composait mentalement ses articles, ce qu’une excellente mémoire et une capacité de concentration peu banale lui permettaient de faire dans les circonstances les plus variées, même l’ambiance bruyante et agitée d’une réunion de rédac­tion. Puis il les tapait à la machine d’un seul jet, à deux doigts mais très rapidement et sans s’interrompre, retouchant à peine le texte, changeant le cas échéant un verbe ou un adjectif après l’avoir relu, en battant du pied la cadence, parfois à voix haute, pour s’assurer qu’il sonnait harmonieusement. Gerbi et Liucci traitent exclusivement de sa trajectoire professionnelle, intellectuelle et politique. Ils laissent de côté sa vie sentimentale, sur laquelle il y a pourtant à dire. Lorsqu’il était en Éthiopie, en conformité avec un usage que les autorités fascistes finirent par interdire, non pour des raisons morales mais dans le souci d’éviter d’« abâtardir » la race italienne, il avait « épousé » selon la coutume une jeune autochtone de 12 ans. Il la ­laissa à un de ses soldats lorsqu’il quitta le pays, mais conserva toute sa vie sa photo sur son bureau. Quelques années après son retour en Europe, il se mariait avec une aristocrate autrichienne, Margarethe de Colins de Tarsienne, dont il divorça peu de temps après. Au début des années 1950, il rencontrait Colette Rosselli, écrivaine, illustratrice et peintre qui signa durant trente ans sous le nom de Donna Letizia une chronique de savoir-vivre dans les magazines Grazia, puis Gente. Fréquentant la haute société, amoureuse du luxe et du raffinement, éprise de littérature moderne, elle vivait dans un tout autre monde social et intellectuel que Montanelli, homme aux goûts simples, quasiment rustiques, essentiellement formé à la lecture des grands auteurs classiques. Ils se marièrent en 1974. À ce moment-là, Montanelli avait pourtant entamé une liaison avec celle qui, après des années de rapports semi-­clandestins, deviendrait, après la mort de Colette en 1996, la compagne officielle de ses dernières années, Marisa Rivolta. Gerbi et Liucci évoquent les graves accès de dépression dont le journaliste a souffert toute sa vie et qui l’affectaient au point de le rendre incapable d’écrire « même une nécrologie de trois lignes ». Selon lui, ces épisodes revenaient cycliquement tous les sept ans. N’ayant jamais essayé de les dissimuler, il les combattait sans l’aide de médicaments. Introverti et mélancolique, solitaire et d’habitudes spartiates, Montanelli avait une personnalité singulière faite d’un mélange d’orgueil et de simplicité, de distance et de cordialité, fortement asso­ciée dans l’esprit de tous ceux qui le rencontraient avec son apparence singulière, bien décrite par Enzo Bettiza : « [Son physique] était la négation absolue du modèle anthropologique méditerranéen. Le corps dégingandé, extrêmement maigre et ­creusé, des jambes longues et trop minces qui faisaient penser aux pattes d’une créature hybride, entre un échassier et une sauterelle, le tout surmonté d’une péremptoire tête chauve de laquelle jaillissait la lumière de deux yeux gris incandescents, toujours démesurément ouverts et jetant sur le monde un regard un peu stupéfait. » Quasiment anorexique, il ne dérogeait à sa légendaire frugalité que pour les plats de la cuisine traditionnelle florentine comme la minestra di fagioli. Il entretenait avec son pays des rapports ambivalents. « De l’Italie, avouait ce “Toscan dans le sang”, quasiment rien, je crois, ne me plaît. Mais le peu que je suis, je sens que je le suis comme Italien. […] Je me rebelle contre ce qu’il y a de sale, de couard, de conformiste en Italie ; pourtant je suis toujours italien dans ma révolte contre l’Italie et, souvent, mon sentiment d’horreur envers elle. »   — Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié en 2008 Le Cinquantième Parallèle. Petit essai sur les choses de l’esprit (L’Harmattan). Cet article a été écrit pour Books.

Notes

1. Cette question a fait l’objet d’une enquête de l’historienne Renata Broggini.

2. Il consacra à leur disparition un pamphlet désolé intitulé Addio, Wanda !.

Pour aller plus loin

Histoire de Rome, d’Indro Montanelli (traduit par Juliette Bertrand, Pocket, 1996).Le premier et le plus populaire des livres de vulgarisation historique de Montanelli.

Histoire du fascisme, de Frédéric Le Moal (Perrin, 2018). Une analyse originale du fascisme, mettant en lumière la nature complexe d’un mouvement à la fois révolutionnaire et conservateur, progressiste et totalitaire.

L’Italie contemporaine. De 1945 à nos jours, sous la direction de Marc Lazar (Fayard, 2009). De la reconstruction de la démocratie dans l’après-guerre aux années Berlusconi en passant par les années de plomb, la lutte contre la corruption, le terrorisme et la Mafia, l’histoire mouvementée de l’Italie durant la seconde moitié du XXe siècle.

LE LIVRE
LE LIVRE

Indro Montanelli. Una biografia (1909-2001) de Sandro Gerbi et Raffaele Liucci, Hoepli, 2001

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