Vous avez dit « capitalisme » ?

Le capitalisme touche à sa fin », annonça l’économiste marxiste américain Immanuel Wallerstein quand éclata la crise financière de 2008. De quoi faire rigoler les communistes chinois, qui font aujourd’hui marcher la plus grosse turbine du capitalisme mondial. Quant à Marx, il pleure dans sa tombe. Mais au fait, qu’entend-on par capitalisme ? Si la question paraît simple, la réponse ne l’est pas. Au vu du présent dossier, on pourrait même soutenir que le capitalisme est la somme des préjugés qui le concernent.
Dans la Vieille Europe, pour beaucoup de gens, plus souvent à gauche qu’à droite, le capitalisme est une sorte de diable qui favorise la domination des riches et l’exploitation des « travailleurs ». Il est étroitement associé à ce qu’on appelle aussi le libéralisme. On impute volontiers à l’idéologie libérale la responsabilité de la crise de 2008, qui continue de produire ses effets trois ans après. Pour ceux qui connaissent un peu l’histoire économique, le père spirituel de ce capitalisme est Adam Smith. Avec sa théorie de la « main invisible » du marché, il a fait valoir que la stimulation des égoïsmes sert le progrès et l’intérêt général. Ce qu’on oublie parfois, c’est qu’Adam Smith a développé sa théorie avant l’émergence du capitalisme industriel. Ce que la plupart ignorent, c’est que sa métaphore de la main invisible était fondée sur une théorie de l’empathie : l’économie de marché et la croissance sont rendues possibles par la confiance que se font les acteurs. Adam Smith n’était pas non plus le bon apôtre du libéralisme à tous crins : il préconisait une vigoureuse action de l’État pour prémunir la société contre la tendance naturelle des entreprises à la prédation. Il pensait aussi qu’une forte redistribution des revenus des riches au profit de la collectivité était nécessaire. À présent, parmi les typologies du capitalisme, l’une des plus convaincantes est fonction du degré d’intervention de l’État-providence.
C’est d’ailleurs une autre idée toute faite que d’associer capitalisme et laisser-faire. Les historiens de l’économie montrent aujourd’hui que l’essor du capitalisme fut rendu possible par de puissantes mesures protectionnistes. Une réalité que les pays émergents ont bien comprise. D’une façon générale, le rôle de l’État dans l’orchestration de la croissance ne s’est jamais vraiment démenti. Le capitalisme chinois actuel en est une illustration probante.
Le « modèle » chinois pose deux autres questions qui remettent en cause nos préjugés sur le capitalisme. Pour ceux qui auraient oublié l’expérience hitlérienne (entre autres), il rappelle que le capitalisme n’est nullement indissociable de la démocratie. L’idée que nous serions entrés dans une période de « fin de l’histoire » où capitalisme et démocratie se fondraient dans un irrésistible cercle vertueux est fausse et dangereuse. La seconde question n’est pas moins cruciale. Elle tient à ce que la turbine chinoise s’est mise en marche au moment où la planète commençait à souffrir sérieusement de sa surexploitation. La ponction exercée conjointement par les vieux et les nouveaux capitalismes sur l’écosystème mondial invite certains économistes à envisager une dissociation entre capitalisme et croissance. Le capitalisme n’est pas plus essentiellement lié à la croissance qu’à la démocratie, observe Robert Solow, prix Nobel d’économie et grand spécialiste de la croissance. Peut-être nous faudra-t-il accepter l’idée d’une nouvelle forme de capitalisme, dont le dynamisme serait paradoxalement fondé sur un objectif de croissance zéro.
Dans ce dossier :

Pour aller plus loin

Jacques AttaliTous ruinés dans dix ans ?, Fayard, 2010. Un économiste français souligne la menace que fait peser sur l’économie mondiale l’accumulation de la dette contractée par les principaux États occidentaux.

Daniel CohenLa Mondialisation et ses ennemis, Hachette Pluriel, 2005. Ce livre d’un économiste français a été traduit en anglais. « L’une des enquêtes les plus originales et incisives sur le sujet », a écrit le philosophe John Gray, qui regrette cependant qu’il néglige la question environnementale.

Yasheng HuangCapitalism With Chinese Characteristics, (« Capitalisme aux caractéristiques chinoises »), Cambridge University Press, 2008. Évoqué dans notre dossier sur l’avenir de la Chine (Books, n° 6, juin 2009), ce livre a valeur de référence.

Raghuran RajanFault Lines. How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy (« Lignes de faille. Comment des fractures cachées continuent de menacer l’économie mondiale »), Princeton University Press, 2010. Le livre d’un économiste indien, très remarqué. Il développe notamment l’idée que la tendance au creusement des inégalités sociales, aux États-Unis mais aussi ailleurs, constitue une bombe à retardement pour le capitalisme.

Richard SennettLa Culture du nouveau capitalisme, Hachette Pluriel, 2008 (édition américaine 2006). Un sociologue américain, spécialiste du travail, décrit la fébrilité croissante du capitalisme et les risques qui y sont associés.

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