La clairière


François Alu dans Daphnis et Chloé, Opéra Bastille, 2014 © Agathe Poupeney / OnP

Michel Bernard est le dernier écrivain à se prêter au jeu d’Octave, le magazine de l’Opéra de Paris : imaginer une nouvelle à partir d’une des créations de la grande maison française. Daphnis et Chloé de Maurice Ravel et plus précisément son célèbre « lever du jour » lui a inspiré une balade bucolique où la prose rivalise avec la mélodie.

 

Il ne s’était réveillé qu’une seule fois cette nuit-là et il lui avait suffi de pivoter doucement dans le sac à viande, de se mettre en chien de fusil sur l’autre flanc, en cherchant de la hanche un creux dans le sol, pour que le sommeil doucement le reprenne. Le temps de sentir son corps s’engourdir, sa pensée s’embrumer autour de ces mots : « Je dors », il glissait dans l’ombre et le silence.

Du plomb. Du plomb coulé dans les jambes, les bras, les épaules, il avait dormi jusqu’au jour qui filtrait, blême et froid, à travers le feuillage. Entre les couvertures qu’on lui avait prêtées, lourdes de grosse laine et de poussière, il faisait chaud. Il avait enfoncé son calot jusqu’aux oreilles et son haleine embuait le peu qui paraissait de son visage. Sous le mince matelas de mousses et de feuilles mortes, la terre était dure, mais il aurait pu rester ainsi couché pendant des heures encore, et laisser le sang et l’oxygène rincer lentement ses muscles de tout un hiver de fatigues. Il envisageait d’attendre que le soleil monte un peu, en flairant les odeurs d’humus et remuant des pensées vagues, quand les premiers bruits de gamelle l’obligèrent à sortir de sa couche. On assurait son ravitaillement, il ne pouvait faire moins qu’y contribuer à mesure de ses moyens. Il se redressa, s’étira, secoua les jambes en inspirant profondément, puis alla plonger son quart dans la réserve d’eau. Il y but à petites gorgées, attentif à l’onde fraîche qui le traversait. Il aspergea sa figure avec le reste du récipient, se passa la main mouillée dans le cou, puis, de celle restée sèche, s’essuya sommairement.

Le gros cuisinier, tout en ficelant son tablier graisseux, s’était penché sur le fourneau de la roulante. Il soufflait dedans avec tant d’énergie que ses joues gonflées mangeaient ses yeux. Sa face s’éclaira tout à coup. Le feu avait pris. Un de ses aides avait commencé de moudre le café. Il y en avait déjà assez dans la chaussette où verserait la bouilloire, pour que l’arôme lui parvienne, tonique et chaleureux. La réserve de branches sèches avait beaucoup diminué depuis la veille, il en faudrait d’autres tout à l’heure. Il releva le col de sa capote, balança sa musette sur ses reins et, les mains dans les poches, se dirigea vers le sous-bois.

Il lui faudrait marcher. Depuis le temps que le détachement campait dans la clairière, il n’y avait plus une brindille alentour, sans compter que beaucoup, dégoûtés par la puanteur des feuillées, allaient se soulager dans les buissons. Il avait emprunté le grand chemin pour s’éloigner plus vite de la zone ratissée. La terre était ferme, vernie par la rosée. La dernière pluie remontait à plusieurs jours, mais des flaques d’eau, éclaircies par le calme de la nuit, subsistaient dans les ornières. Aucun véhicule n’avait circulé par là depuis la veille. Dans ces sombres miroirs, il se voyait passer avec des enjambements de géant. Jamais il n’avait paru si grand, ce qui augmenta sa bonne humeur. Il marchait d’un bon pas.

Un détour, en le rapprochant du bord de la forêt, lui révéla des reflets roses dans le ciel, quelques longs nuages détachés du ciel laiteux, les premiers de la journée. Il se dirigeait vers le nord. Il pensa le moment venu de suivre ce sentier sur sa gauche et s’enfoncer dans les fourrés. Le terrain maintenant était tendre et craquant sous ses pas. Le balayant du regard, il cherchait du bois mort entre les fougères et les ronces qui tantôt lui caressaient les jambes, tantôt les agrippaient. Il ne trouvait rien que de la bricole, de minces rameaux qui ne valaient pas la peine que l’on se penche pour les ramasser. Il lui fallait de vraies branches, épaisses et sèches, de celles qui prennent bien la flamme, chauffent, puis se fragmentent en bonnes braises sur lesquelles grésillerait le jus des biftecks. Il lui semblait les sentir et la salive lui remplissait la bouche. Décidément, il avait bien dormi. Il pensa au vin. Il s’était fait au gros rouge et ne laissait plus sa part. Il lui arrivait même d’en acheter en surplus à la cantine quand il en avait le loisir. Pareil pour le tabac. Il sortit le paquet réglementaire de sa poche, en tira une cigarette et s’arrêta un instant pour l’allumer.

L’âcre bouffée le prit et avec elle ce sentiment de bien-être soudain auquel il ne renoncerait pour rien au monde. Il avait conservé toute sa force. Peut-être même accrue depuis qu’il vivait en plein air. Fumer le gris, il s’en persuadait en considérant ses doigts jaunis, l’accordait aux autres, aux hommes simples qui l’environnaient, aux manuels, bûcherons, paysans, menuisiers, tailleurs de pierre. Des bâtisseurs de cathédrales. Il leur fallait du bois pour les biftecks.

Il avisa un coin où la lumière pénétrait mal. Quelques sapins déracinés, en équilibre sur leurs moignons brisés ou retenus par des congénères, pourrissaient là, sous les encorbellements du lierre. Dessous, à l’évidence, la ressource ne devait pas manquer. Il sortit son couteau de sa musette, dégagea la lame du manche et dans la touffe d’un noisetier tailla une badine. Il quitta le sentier. La houle des fougères s’ouvrait devant lui, à mi-cuisse, douce comme la soie déchirée. Lorsqu’il eut atteint l’abattis, le silence lui parut plus profond, l’air plus épais, plus sombre. Il n’eut pas besoin d’y mettre la main pour s’apercevoir que le bois mort l’était tellement que le saisir le réduirait en sciure et débris spongieux. Ce parage était malsain, une nuée de moucherons tournoyait dans la grisaille, au-dessus de mauvais champignons. Un sentiment désagréable l’effleura, une inquiétude. Il recula.

Il était peu probable qu’il croisât des sangliers. Et puis, pensait-il, c’est la nuit qu’ils sillonnent leur territoire et, de toute façon, il y avait sûrement longtemps que le remue-ménage qui bouleversait la région les avait repoussés vers d’autres forêts, d’autres bauges. On ne les chassait plus guère, il n’y avait plus assez d’hommes disponibles pour cela. Ils prospéraient ailleurs.

Le sentier l’emmenait vers le nord. Il le voyait à la mousse qui drapait le flanc abrité des vieux chênes. Son père lui avait enseigné comment s’orienter en l’observant sur les troncs des arbres du parc Monceau. Il le revoyait, d’une main caressant le pelage sur l’écorce, de l’autre, pointant les façades des immeubles. En se dirigeant du côté où elle prospérait, verte et crépue, on rejoignait le boulevard Haussmann, La Madeleine, La Concorde et la Seine. De l’autre côté, le boulevard de ceinture et les fortifications, la banlieue, le nord. Son père était mort et lui, à cette heure, marchait vers une drôle de banlieue.

Il desserra sa cravate de coton. La journée s’annonçait rayonnante. Très haut, la lumière pesait sur la canopée, la pénétrait. On voyait le ciel dedans, taches d’azur encore pâle entre les feuilles. Un merle surgit sur le sentier. L’oiseau noir, tête penchée, petit œil rond, le fixa un instant, puis, comme un jouet mû par son ressort, fit trois bonds successifs et s’envola tout droit, en soulevant de la poussière et de menus débris au ronflement de ses ailes. Cela avait été comme un signal. Une mésange parut, puis une autre et d’autres encore, des petites bleues, au ventre jaune, et des charbonnières, avec leurs têtes de joyeux pirates. À leur bande s’étaient mêlés des pinsons, des fauvettes et des sittelles. L’air en était peuplé. Ils ne tenaient pas en place. Les petits corps fébriles se multipliaient dans d’incessantes trajectoires dont la logique et le sens lui échappaient. Ils étaient la vie. Rien d’autre que ces mouvements absurdes et nécessaires, ce tourbillon de couleurs jasantes qui l’étourdissait. Leur ronde entrait en lui avec le printemps, la lumière et la chaleur du jour.

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Il s’appliquait à distinguer les oiseaux. Ceux-là n’étaient pas des lève-tôt. Pour eux aussi, la nuit avait été réparatrice. Ils bavardaient et se disputaient avec tant de vivacité qu’il lui semblait les entendre vraiment pour la première fois. Et peut-être les comprendre. Plus rien ne pesait. Il s’assit, le dos contre un hêtre, et sortit de sa poche-poitrine un calepin et un crayon. Il inscrivait le nom de l’animal, le nom courant, celui qu’il savait, que lui avait appris son père dans les allées du parc Monceau, et en dessous, tirait des lignes horizontales, par série de cinq. Puis, sur elles, il traçait des clés, des notes et des hampes. Il transcrivait les chants des oiseaux.

Il avait refermé le carnet de route où il venait d’enregistrer le petit orchestre de la forêt, lorsqu’il aperçut un nouveau venu, un bouvreuil. C’était un gros mâle, un individu splendide, rond sous une calotte noire, rengorgé dans son plastron rouge, le plumage lisse comme de la peau, poli comme un galet. Ce brave bourgeois du sous-bois en parure d’artiste demeurait immobile, le bec clos. Il avait rouvert le calepin et attendait, le crayon levé. Au bout d’un moment, l’oiseau fila et en deux rebonds sur l’air s’éleva à la cime d’un chêne. Le cri qu’il avait émis dans son effort s’était éteint trop vite pour que la transcription puisse être faite. Il était déçu et regardait presque avec rancune cette petite existence qu’il aurait aimé tenir et caresser, lorsqu’un deuxième bouvreuil vint se poser sur une branche du même arbre. Puis un troisième, un autre, un autre encore. Et enfin un sixième. Il n’en avait jamais vu si grand nombre réunis au même endroit. Leur perchoir était un vieux chêne où les feuilles, encore claires et tendres, étaient devenues rares. Il distinguait nettement, les six bouvreuils, chacun sur un rameau, sagement étagés devant un coin de ciel. Six rubis dans l’azur. Il les représenta sur les lignes d’une portée, exactement comme ils se trouvaient disposés. Il considéra son griffonnage, lui apporta de menues corrections, sifflota, sourit. Cela pouvait donner quelque chose, quelque chose de bien, quelque chose de surprenant, un air très simple et jamais entendu.

Les oiseaux s’étaient envolés pendant sa rêverie. Autour de lui, le sol était jonché de branches mortes, idéalement sèches. C’était toujours comme ça. On s’en allait chercher quelque chose, on trouvait autre chose et quand ce que l’on avait voulu se présentait, cela n’avait plus d’importance. Où était-il maintenant ? Jamais il ne s’était tant éloigné pour la corvée. Cette forêt était-elle si vaste ? Etait-il passé d’un bois à l’autre sans s’en apercevoir ? Etait-il si loin ? Il avait dû tourner en rond. Ces arbres se ressemblaient tous, et dans ce sous-bois sans soleil et sans ombre, où ce qui est droit monte au ciel, ce qui est courbe rampe et penche vers la terre, aucun repère ne tenait la mémoire. Il ne songeait plus au feu, au café, à la soupe, aux biftecks, aux patates. Il continua vers le nord jusqu’à ce que devant lui, comme il venait de gravir la pente d’un ravin, le bois s’éclaircit. En même temps que la lumière lui parvenait plus vive, un bruit sourd, enveloppant, trop familier, l’accueillit sur la crête. Il avait atteint la lisière de la forêt. Une grande vallée s’étendait à ses pieds. Vers elle affluaient des collines alentour les routes chargées de véhicules, de chevaux, de canons. Des colonnes de soldats coupaient à travers champs. Près de lui, devant une file de camions, un régiment attendait d’embarquer. Il pouvait distinguer les visages des hommes, les fumées de leurs pipes ou de leurs cigarettes, entendre leurs appels et leurs rires, et ce grondement, coupé de brusques élancements, qui faisait monter de la terre de lointaines nuées à l’horizon.

Il ramena sa musette sur son ventre, en sortit le masque à gaz, qu’il accrocha à sa ceinture, et le casque. Bleu sous le soleil de midi, l’acier étincelait. Il cracha dessus, ramassa de la terre et, du bout des doigts, l’en barbouilla. Après s’être essuyé la main sur la manche et, de l’autre main, lissé ses cheveux gris aux mèches un peu trop longues, il s’en coiffa. Une cigarette à la main, l’autre dans la poche, Maurice Ravel descendit vers les camions.

Michel Bernard

Michel Bernard est haut fonctionnaire et écrivain. En 2014, il publie Les Forêts de Ravel (2014), pour lequel il reçoit le Prix Livres et Musiques du Festival de Deauville en 2015. Son roman Deux remords de Claude Monet, paru en 2016, a reçu le Prix Marguerite Puhl-Demange et le Prix Libraires en Seine. Il vient de publier Le Bon Cœur aux Éditions de la Table Ronde.

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