La jeune fille, les mots et la mort

C’est l’histoire d’une quête mortelle, celle du mot juste et de la langue idéale. Le journal de la grande poétesse argentine Alejandra Pizarnik est une fenêtre ouverte sur la création et ses affres.

Le 27 juin 1954, Alejandra Pizarnik écrit : « Le vide. Apollinaire conseillait, pour vaincre le vide, d’écrire un mot, puis un autre et un autre, jusqu’à ce que le vide se remplisse. » À tout juste 18 ans, la poétesse argentine – fille de Juifs d’Europe centrale réfugiés dans le Cône sud depuis 1934 – sait déjà qu’elle veut dédier sa vie à l’écriture. Les premières pages de son journal, que les éditions espagnoles Lumen ont réédité cet automne pour célébrer l’anniversaire de sa mort (1), sont « comme un jardin fleuri, entre les feuillages duquel la jeune fille va semant phrases, mots et images, et dont les pousses donneront bientôt naissance à ses premiers poèmes », commente Virginia Cosin dans les pages de Clarín, le quotidien de Buenos Aires. Traductrice d’Antonin Artaud, amie d’Yves Bonnefoy, Henri Michaux, Octavio Paz et Julio Cortázar, la jeune femme n’aura vécu que trente-six ans. « Techniquement, Alejandra Pizarnik est morte, le 25 septembre 1972, de l’ingestion d’une cinquantaine de cachets », rappelle la critique et poétesse espagnole Ruth Toledano, qui salue la réédition de ces journaux dans les colonnes d’El País. « Mais, en vérité, on pourrait dire qu’elle est morte des mots, de l’ingestion d’à peine cinquante mots, peut-être. Les uns dangereux, graves, les autres mortels : le mot enfance, le mot cœur, les mots animal, vent, lilas, vert, gris, les mots pur, peur, nuit, angoisse, rien, le mot mot, le mot chant, le mot silence. Elle n’a pas su, ni pu, sans doute, les distinguer de sa propre existence. » « J’ai découvert que quand je ne suis pas angoissée, je ne suis pas », note Alejandra Pizarnik le 1er mai 1958. « Si n’était la douleur, mon monde intérieur ressemblerait à celui de l’une de ces femmes quelconques qui bâillent le matin dans le bus, apprêtées pour aller au bureau. » Lectrice assidue des carnets de Virginia Woolf et de Franz Kafka, Pizarnik n’a jamais conçu son journal comme un lieu où faire le récit de sa vie, mais comme un lieu d’apprentissage et de travail. Elle n’y parle jamais de ses voyages, ne décrit aucun lieu ni paysage, ne livre pas ses impressions quotidiennes. « Ses journaux, relève le mensuel mexicain Letras libres, sont faits presque exclusivement des réflexions de la jeune femme sur ses lectures, ses émotions et ses états psychiques, qu’elle analyse pour se constituer elle-même en cette troisième personne que l’écrivain Maurice Blanchot appelait “le neutre”, et avec laquelle commence toute littérature. » La poétesse se sert de ces pages, partie intégrante de son œuvre, comme d’un laboratoire d’expérimentation de la langue, cette langue dont elle se plaint souvent, qu’elle accuse d’être « incomplète, muette, stérile, inapte à la construction de ses formules poétiques », poursuit Virginia Cosin dans Clarín. L’écriture du journal est étroitement liée à sa quête angoissée du langage, « qui lui cause tant de souffrance », confirme Letras Libres. « Parce qu’elle sait de quoi cette quête la prive : elle rend impossible l’amour, le quotidien de l’amour, le couple, les dimanches en famille, les obligations communes, les distractions. Le langage auquel aspire Pizarnik n’admet aucune distraction. Le prix à payer est très élevé. » « Je sens un livre à l’intérieur de moi. Un livre qui m’étrangle. Un livre qui m’empêche de respirer », écrit la jeune femme le 9 octobre 1955, tiraillée entre le langage et la mort. Ses journaux constituent un document rare et témoignent de cette lutte féroce à laquelle se livrent les grands auteurs, cette lutte acharnée pour ne pas devenir de simples écrivains et continuer à être des créateurs, des artistes, dont les mots forgent un monde nouveau. Mais ces carnets sont aussi, pour Pizarnik, une manière de « donner un sens à la souffrance ». Leur fonction thérapeutique est indéniable. « Ne pas oublier de se suicider, note-t-elle dès le 30 novembre 1962. Ou trouver au moins une manière de se défaire du je, une manière de ne pas souffrir. De ne pas sentir. De ne pas sentir surtout. »  

Notes

1| Une grande partie de ces écrits a été publiée pour la première fois en français en mai 2010 (Journaux. 1959-1971, éditions José Corti).

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