La vraie recette de la salade russe

Impossible d’aller dans un restaurant en Russie sans se voir proposer une salade Olivier : un mélange de multiples ingrédients coupés en dés, baignant dans une généreuse mayonnaise. Pommes de terre, carottes, cornichons (à la russe), petits pois, œufs, céleri, oignons, poulet ou jambon ou saucisse, pommes. Sel, poivre et moutarde. Largement exportée, elle est devenue notre « salade russe ». Ce plat doit son nom à un chef russe d’origine française ou belge du nom de Lucien Olivier, copropriétaire du restaurant Hermitage à Moscou à partir de 1864. Olivier n’a jamais divulgué sa recette ; elle a été reconstituée par des clients. Elle était un peu plus sophistiquée et manifestement destinée à la haute société : grand tétras, langue de veau, caviar, homard, lactaires délicieux… Le tout coupé en petits dés et servi avec une sauce à l’huile d’olive, avec de la crème, des jaunes d’œufs, de la moutarde, du vinaigre et des herbes non identifiées. On est donc assez loin de la salade Olivier actuelle et aussi, à vrai dire, de la recette qui s’est répandue en Russie dès l’époque du chef. Spécialiste d’histoire culinaire médiévale, la Néerlandaise Christianne Muusers a récemment enquêté sur l’itinéraire de cette salade*. Le point de départ est un livre non signé de 1 500 recettes publié à Saint-Pétersbourg en 1861 et qui devint aussitôt un bestseller : « Cadeau à une jeune maîtresse ». L’auteur voulait rester anonyme parce que c’était une femme et que cela ne se faisait pas, pour une dame, de signer un livre de cuisine. Sur la deuxième édition, en 1866, elle ne mit que ses initiales. Son nom complet n’est apparu qu’avec les suivantes : Elena Molokhovets. Elle appelait sa salade « vinigret », un mot dont l’origine n’échappera pas au lecteur francophone. Dans l’édition de 1866, la recette porte le numéro 604. La voici :

« Prendre n’importe quelle viande cuite : gibier, veau ou bœuf, ou du poisson bouilli, esturgeon, brochet ou saumon. Ajouter 1 ou 2 betteraves rouges bouillies ou cuites au four, 1 louche de cornichons (le mot français écrit en cyrillique), 1 grand concombre mariné ou fraîchement épluché, 1 hareng, 2 œufs durs, 5 ou 6 lactaires marinés au safran, 1 cuillerée de légumes marinés, 5 ou 6 pommes de terre bouillies en petits morceaux, 2 cuillerées de câpres, 3 cuillerées de choucroute, 1/2 tasse de haricots blancs cuits à l’eau salée, 20 olives dénoyautées.

Couper le tout en petits cubes, ajouter du persil, du sel, du poivre, 1/3 de tasse de vinaigre, 2 cuillerées d’huile d’olive, 1 cuillerée de moutarde préparée et, si vous le souhaitez, 2 ou 3 morceaux de sucre. Mélanger, arranger sur un plat et disposer élégamment par-dessus des tranches de pommes de terre et de betterave. Entourer de persil ou décorer avec de la gelée, du citron et des œufs durs.

Les jours maigres, omettre la viande. »

La première traduction du livre de Molokhovets parut en Allemagne en 1877. La dernière édition, peut-être la vingt-cinquième, date de 1917, à la veille de la Révolution. Elle comprenait plus de 4 000 recettes. L’ouvrage se serait vendu près de 300 000 exemplaires. Il a été dénoncé comme « bourgeois et décadent » par les bolcheviks. La salade russe que nous connaissons est une version simplifiée héritée de l’époque soviétique. Mais Elena Molokhovets connaissait sans doute le livre d’Urbain Dubois et Émile Bernard, La Cuisine classique, publié en deux volumes en 1856. À la page 354, note Christianne Muusers, on y trouve la recette d’une « macédoine russe » qui ressemble beaucoup à la « vinigret » – moins les haricots blancs et la choucroute. Dubois et Bernard ne considéraient pas leur macédoine comme un plat à part entière ; c’était une « garniture froide » destinée à accompagner les plats véritables. Elena Molokhovets est morte en 1918 à Saint-Pétersbourg à l’âge de 86 ou 87 ans.    

Notes

* Voir son site, Coquinaria.nl

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