Laid et fier de l’être

« Je suis laide et fière de l’être », proclame la comédienne Angela Barnes, une vedette outre-Manche. Elle écrivait cela dans The Guardian en 2013. L’été dernier, à 38 ans, elle a monté à Edimbourg un show sur ce thème – et plus généralement, dit-elle, sur « comme il est bien de reconnaître ses défauts », et de les accepter. « C’est mon boulot d’aider les gens à se sentir mieux dans leur vie ». Or les préjugés sur la laideur lui semblent aller s’accentuant. « Le problème c’est Twitter. Je ne voudrais pour rien au monde être une adolescente aujourd’hui, parce que vous n’êtes plus seulement exposée au regard de votre environnement immédiat, mais du monde entier. Les gens écrivent désormais sur Twitter ce qu’ils gribouillaient naguère sur les murs des toilettes. Nous sommes bombardés de ces images de perfection. Tout ce qui est moins que beau est laid, nous fait-on comprendre. » Dans son article du Guardian, elle déclinait les avantages de ne pas être jolie : « 1. J’ai des amis qui veulent vraiment passer du temps avec moi, pas seulement comme un accessoire glamour. 2. J’ai une personnalité robuste et bien à moi et n’ai jamais dû me reposer sur mon apparence pour me faire des amis. 3. Je ne me fais pas reluquer dans la rue ni peloter dans les pubs. 4. Je ne me soucie pas de devenir moins jolie. La pression qui s’exerce pour dissimuler qu’on vieillit est ridicule. Cela doit être bien difficile d’avoir été exceptionnellement jolie, d’en avoir usé à son avantage, et de constater la diminution de ce pouvoir à chaque ride ». Angela Merkel n’est pas jolie jolie. Elle est pourtant désignée comme la femme la plus puissante du monde. Et de tous les dirigeants occidentaux, c’est peut-être bien le plus avisé. Or elle n’est pas arrivée au pouvoir par héritage, par népotisme ou grâce à l’appui de multimillionnaires. Elle est là par la force de son esprit, de son caractère, de son habileté à exploiter les ressources de la démocratie. Bien sûr elle était plus jolie quand elle était jeune, mais pas tant que ça. Ce n’est pas Ségolène Royal, Rachida Dati ou Najat Vallaut-Belkacem. Ni même Marine Le Pen – sans parler de Marion Maréchal. Parmi les célébrités françaises, la personne la plus laide est un homme, Michel Houellebecq. Comme disait Mme de Sévigné, il « abuse de la permission qu’ont les hommes d’être laids ». Il le sait. « Dépourvu de beauté comme de charme personnel […], je ne corresponds nullement à ce que les femmes recherchent en priorité », écrivait-il dans Extension du domaine de la lutte. Il a fait de sa laideur et de la laideur en général un thème central de son œuvre. Une jeune Américaine couverte de diplômes, Gretchen Henderson, vient de publier une « Histoire culturelle de la laideur ». A lire le compte-rendu approbateur qu’en fait l’historienne britannique Kathryn Hughes, elle « suggère que la beauté est sans  intérêt parce qu’elle est fermée, close et toujours la même. Alors que la laideur est infinie et partout, comme Dieu ». Cette idée remonte au moins à Victor Hugo, qui se disait fasciné par la laideur. « Le beau n’a qu’un type, le laid en a mille », écrivait-il. Mais son œuvre poétique et romanesque ne cesse de contredire cet adage. Cosette était laide, elle devient jolie. C’était d’ailleurs moins la laideur qui intéressait Hugo que la difformité : « Le laid est petit, le difforme est grand ». La beauté est-elle vraiment moins protéiforme que la laideur ? Le Père Goriot montre la beauté physique viciée par la laideur morale, et la décadence physique transfigurée par la beauté morale. Les deux forts volumes qu’Umberto Eco a consacrés à l’histoire de la beauté et à celle de la laideur témoignent d’une égale diversité – surtout si l’on   mêle   époques et cultures. Ce qui caractérise notre temps c’est l’énorme pression commerciale visant à homogénéiser les canons de la beauté physique. Elle contamine la démocratie, où le succès dépend plus que jamais de la qualité des dents et de la forme du nez. Elle génère des comportements aberrants et avive le sentiment d’injustice de ceux qui se sentent hors jeu. Mais les raisons du commerce et celle de la politique sont les mêmes ; car si la laideur fascine, le Dieu de la beauté reste le plus fort. Pour le contrecarrer, il faut être encore plus fort. Olivier Postel-Vinay Cet article est paru dans Libération le 20 octobre 2015.

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