L’art anglais de la défaite

Les Britanniques du XIXe siècle exaltaient les héros vaincus de l’Empire. Une manière d’en affirmer la noblesse.

 

Lorsque l’historienne américaine Stephanie Barczewski passe aux abords de Waterloo Place, à Londres, elle ne manque jamais de s’étonner du nombre de statues de héros défaits qui trônent en ces lieux : sir John Franklin, l’explorateur qui ne découvrit jamais le passage du Nord-Ouest ; Robert Falcon Scott, le capitaine qui atteignit le pôle Sud un mois après son concurrent le Norvégien Roald Amundsen, pour finir gelé sur place ; les morts de la guerre de Crimée, remportée par l’Angleterre et ses alliés mais dont la charge de la brigade légère reste comme un sommet d’incompétence militaire… Plus qu’aucun autre peuple, les Anglais ont à cœur de célébrer leurs « glorieuses défaites » (cet oxymore dont Waterloo reste paradoxalement un symbole… pour les Français). Telle est en tout cas la thèse que défend Barczewski dans « L’échec héroïque et les Anglais ». « Avec tout le détachement postcolonial qui vient naturellement aux universitaires américains » (la formule est signée Ferdinand Mount dans la London Review of Books), cette professeure de l’université de Clemson, en Caroline du Sud, fait un lien entre ce rapport paradoxal au fiasco et l’image que cherchait à se donner le royaume à l’époque de l’expansion coloniale. « La victoire devenait sans importance, puisque l’échec héroïque n’était plus un moyen de se consoler de la défaite, mais un idéal positif », écrit Barczewski. Jan Morris résume ainsi le phénomène dans la Literary Review : « Alors qu’ils étaient en train de consolider leur empire au XIXe siècle, les Britanniques ont pris conscience de ses aspects positifs et négatifs et du fait qu’ils étaient irréconciliables. Afin d’accentuer les vertus dudit empire, ils insistèrent – inconsciemment, présume-t-on – sur l’idée des échecs héroïques : des exploits impérialistes et nobles, même s’ils intervenaient dans un contexte parfois douteux, et qui, du fait précisément de leur manque de succès, aidaient d’une façon ou d’une autre à justifier l’ensemble de la colossale entreprise, en même temps qu’ils imprégnaient la psyché nationale ». Autrement dit, les sujets de Sa Majesté auraient cherché à détourner le regard des crimes commis au nom de l’empire. Il leur fallait se forger une image conforme à l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Celle d’une nation bienveillante et morale, qui ne conquérait le monde que dans l’espoir d’apporter les bienfaits de la civilisation au plus grand nombre. Rien ne pouvait davantage les renforcer dans cette conviction que des figures apparemment désintéressées, celles d’hommes animés par un idéal au point de lui sacrifier leur vie. Ceux-ci pouvaient être des militaires ou des explorateurs (tous les termes de la conquête étaient représentés). Outre Scott et Franklin, on trouve dans la galerie des perdants flamboyants le missionnaire David Livingstone – lequel, en plus de se tromper sur la source du Nil, accomplit l’exploit, selon Bernard Porter dans le Guardian, de « ne pas convertir durablement une seule âme au christianisme » – et Charles Gordon, un général qui « se laissa négligemment réduire en pièces alors qu’il était censé organiser l’évacuation de Khartoum », rappelle John Carey dans le Sunday Times. Le sujet de Barczewski est « riche et fascinant », sa théorie « indéniablement stimulante », poursuit Carey. Mais « reconstituer la psychologie du passé relève, au mieux, de la spéculation ». John Bew est moins magnanime, qui égratigne dans le New Statesman une « tentative ratée de psychanalyser une nation ». Les Anglais n’étaient pas aussi tolérants à l’égard de la défaite que le prétend l’auteure. Les failles du commandement britannique lors de la guerre de Crimée causèrent par exemple « une grande anxiété, qui précipita certaines réformes au sein de l’armée ». Morris pense, lui, que l’auteure « a peut-être raison ». Et, si tel est le cas, que cet amour inconscient de la défaite a, par atavisme, quelque vertu pour les Anglais d’aujourd’hui : se dire que, « même s’ils ne gagnent pas toujours, ils font de bons perdants » constitue probablement une bonne façon de se consoler d’être devenus une « nation de second rang ».
LE LIVRE
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L’échec héroïque et les Anglais de Stephanie Barczewski, Yale University Press, 2016

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