De la bibliothèque à la « Biblio Tech »

Rififi dans le monde feutré des bibliothèques : la nouvelle « Biblio Tech » de San Antonio, Texas, ne proposera plus de livres – c’est-à-dire de « vrais livres ». En leur lieu et place, des batteries d’ordinateurs et de liseuses électroniques, des e-books à volonté, de confortables fauteuils design, et des boissons chaudes (1). Avant de s’étrangler d’indignation face à cette nouvelle déprédation numérique, il faut savoir qu’outre-Manche et outre-Atlantique les bibliothèques publiques sont victimes d’un cercle vicieux : de moins en moins de lecteurs, donc de moins en moins de subsides, donc de moins en moins d’achats de livres nouveaux, donc… (2) Les bibliothèques sont battues en brèche par Internet dans toutes leurs fonctions sacramentelles. Celle d’Alexandrie, avec ses 70 000 volumes, celle du Congrès à Washington, avec ses 30 millions de livres, et bien d’autres encore, avaient pour ambition première de réunir et préserver le maximum du savoir de leur époque. Aujourd’hui, le vieux fantasme d’une bibliothèque authentiquement universelle (et multimédia) n’est-il pas à portée de main ? « En fait, il a déjà été réalisé. Le seul problème c’est que les bibliothèques et les bibliothécaires n’ont rien eu à y voir, ou si peu », déplore Steve Coffman, un spécialiste américain de la question (3). De fait, Google a déjà numérisé 16 millions d’ouvrages, qui viennent s’ajouter au contenu des quelque 500 millions de sites Web. Autre fonction des bibliothèques publiques, particulièrement chère aux philanthropes du XIXe siècle : l’accès des classes impécunieuses à la culture et à l’éducation. Hélas, encore une noble prérogative dont le Web s’est emparé : non seulement quantité de livres numériques sont gratuits (même Amazon en propose au moins 1 million), mais on peut les consulter à domicile, avec des outils de recherche autrement plus performants que le bon vieux fichier. Même le bibliothécaire se voit pris dans la tornade : ses conseils de lecture, jadis si précieux, sont en passe d’être supplantés par les sites communautaires, Babelio et autres Goodreads. Les bibliothèques conservent néanmoins une autre fonction : fournir un cadre calme et studieux, propice au travail intellectuel (ou aux rencontres de qualité). Paradoxalement, voilà ce qui pourrait assurer leur pérennité. À condition de sacrifier le livre (physique) à la lecture (numérique), en proposant à la fois les bénéfices du monde virtuel et ceux du monde réel : un lieu agréable, des rencontres, des conférences... Les rabbins du Moyen Âge, raconte l’historien Paul Johnson, imaginaient le paradis comme « une vaste et paisible bibliothèque où les livres sauteraient de l’étagère sur un simple signe de tête, et où des bibliothécaires attentionnés distribueraient à pas feutrés des rafraîchissements à la menthe (4)». Ce paradis-là semble pour une fois accessible dès ce bas monde.  

Notes

1| « La bibliothèque de demain : des ordinateurs mais plus de livres papier », ActuaLitté, 14 janvier 2013.

2| « Library usage falls as branches close », The Guardian, 3 novembre 2011.

3| « The Decline and Fall of the Library Empire », Infotoday, avril 2012.

4| Books, novembre 2010.

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