La page est à la page

Menacé, l’objet livre ? Avant de gémir, il faut y regarder de plus près. Car qu’est-ce qu’un livre, sinon un ensemble de pages plus ou moins rectangulaires réunies par la tranche, le codex. Ce qui compte c’est la page (« Tout est page », disait Goethe, en pensant bien plus loin que le livre). Or celle-ci ne s’est jamais mieux portée. Internet l’a adoptée comme format, et en a même quasiment fait son étalon monétaire, avec la sacramentelle « page vue». Steve Jobs, qui connaissait deux ou trois choses en matière sociétale, lui a rendu hommage en appelant iPad son produit phare (pad signifie bloc-notes). La page a pourtant mis quelques millénaires pour emporter le morceau. Elle a succédé aux tablettes d’argile, aux carapaces de tortue, aux plaques de pierre, aux omoplates de chameau, aux cordelettes nouées – et surtout au rouleau, finalement terrassé par le codex au IVe siècle de notre ère (1). Avec quelques appuis divins, si l’on en croit saint Augustin. Un jour, dans son jardin, en proie aux tourments spirituels, il entend une voix d’enfant qui crie : « Prends et lis » ; il ouvre un livre pieux à une page au hasard (forcement donc un codex) et tombe sur un texte qui lui enjoint de se convertir, ce qu’il fait prestement. La page, le codex et la religion chrétienne ont ensuite longtemps eu partie liée. Il faut dire que la page est elle-même d’essence philosophique, voire mystique. Ses dimensions « harmonieuses » répondent au nombre d’or ou peu s’en faut (2), qui régit aussi le rapport du texte aux marges, des lignes aux interlignes, ou les proportions des caractères. Surtout, sa forme quadrangulaire, rigoureuse, promeut une vision ordonnée, aristotélicienne du monde (au sens où celui-ci voulait « mettre des pantalons au monde »). Comme le livre auquel elle s’identifie parfois complètement – à l’instar de ces corans recopiés tout entiers sur une seule feuille – la page est close, limitative, bornée dans l’espace et même le temps (Érasme voulait qu’on consacre au spirituel le temps de lire une page pieuse par jour). Réciproquement, on dit pouvoir juger d’un livre à partir d’une seule de ses pages : la 179, pour McLuhan, la 99 ou la 69 pour d’autres . Et la page digitale ? C’est bien une page, elle aussi, et même une « hyperpage » – comme l’e-book, page unique toujours renouvelée. Mais ce n’est plus une page « encadrante ». Plutôt une fenêtre qui s’ouvre sur un emboîtement d’autres pages parmi lesquelles on s’égare souvent, comme Alice, sans toujours pouvoir remonter jusqu’à la page d’origine, l’issue du terrier. Mais est-ce bien nouveau ? Voyez les pages des manuscrits médiévaux, au texte opaque et compressé d’avant la ponctuation ou la séparation des mots, encombrées comme nos pages Web : ne grouillent-elles pas, elles aussi, de symboles et d’images aux propriétés mystérieuses, censés propulser le lecteur dans une nouvelle dimension aussi efficacement que le premier lien hypertexte venu ?    

Notes

1| Encore que Jack Kerouac ait utilisé le rouleau comme support de rédaction de Sur la route.

2| 5/8 chez Gutenberg, 2/3 aujourd’hui dans le « Canon typographique » de Tschichold.

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