Ne riez pas des classiques

L’étude des classiques est en chute libre, et le latin, langue consubstantielle à l’essor de l’Europe et du christianisme, moribond. À la différence de l’hébreu ou du sanskrit, il n’a pas de statut officiel, sauf au Vatican. Et sa présence sur le WWW – pardon, le TTT, « Tela Totius Terrae » – est au mieux symbolique (0,03 % des pages). Même l’Unesco (dont le nom est un verbe latin : « s’unir ») n’a pas pu faire grand-chose pour sa protection. Et pourquoi donc voudrait-on connaître les « langues mortes » ? Pour lire « les classiques » dans le texte, pardi ! Et pourquoi donc vouloir lire « les classiques » ? Parce qu’ils nous en apprennent plus sur nous-mêmes que sur eux. Il ne s’agit pas de les faire parler à notre place, comme des ventriloques, pour conforter nos opinions ou épater la galerie, mais plutôt de les écouter. Car en tendant l’oreille, ce que l’on entend, c’est la voix des générations qui, de l’Antiquité à nos jours, ont édifié brique par brique notre culture. Un aspect parmi d’autres : l’humour. On riait beaucoup dans l’Antiquité – mots d’esprit de Cicéron (un joyeux drille), épigrammes de Catulle ou Martial, satires plutôt corsées de Juvénal, innombrables pièces comiques… Certains mouraient même de rire, comme le peintre Zeuxis. Et l’on théorisait volontiers sur le sujet, à l’instar d’Aristote ou de Démocrite, le « philosophe rieur » (hélas, hier comme aujourd’hui, les théories sur le rire sont à l’humour ce que les recherches orgasmologiques de Masters et Johnson sont à l’érotisme). Quant aux anémiés de l’humour, ils pouvaient déjà se rabattre sur des recueils de blagues, comme le fameux Philogelos (« L’ami du rire »), du IVe siècle après J.-C. (1). « Or le plus stupéfiant, écrit la grande latiniste anglaise Mary Beard (2), c’est qu’un nombre incroyable des blagues de ce livre sont encore assez drôles » – comme celle de l’habitant d’Abdère (petite ville qui était aux railleurs athéniens ce que la Belgique est à d’autres) : surpris de voir un eunuque en grande conversation avec une dame, il lui demande : « C’est ta femme ? – Non ! – Alors c’est ta fille ! » Mais, poursuit Mary Beard, « si l’on peut encore rire de ces blagues anciennes, c’est bien parce que c’est avec elles que nous avons appris à rire d’une blague ». Coluche n’avait sans doute pas lu le Philogelos, dans l’original du moins ; mais, sans le savoir, il lui devait beaucoup.  

Notes

1| Lire « De quoi riaient les Grecs », Books, juin 2009.
2| Confronting the Classics, Profile Books, 2013.

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