Le grand marché du corps humain

En 2004, certains des survivants indiens du tsunami furent installés dans un faubourg de Chennai, la capitale du Tamil Nadu. L’endroit ne tarda pas à être connu sous le nom de « Kidneyville », la « ville du rein » : un terrain de chasse privilégié pour les trafiquants qui persuadèrent des dizaines de réfugiés de vendre un organe contre une somme dérisoire. En 2008, la police libéra une vingtaine de personnes emprisonnées dans une ferme à la frontière népalaise. Les détenus y étaient littéralement vidés de leur sang par des prélèvements forcés. La « Blood Factory », comme l’a surnommée la presse locale, alimentait plusieurs banques de sang des environs…

En 2004, certains des survivants indiens du tsunami furent installés dans un faubourg de Chennai, la capitale du Tamil Nadu. L’endroit ne tarda pas à être connu sous le nom de « Kidneyville », la « ville du rein » : un terrain de chasse privilégié pour les trafiquants qui persuadèrent des dizaines de réfugiés de vendre un organe contre une somme dérisoire. En 2008, la police libéra une vingtaine de personnes emprisonnées dans une ferme à la frontière népalaise. Les détenus y étaient littéralement vidés de leur sang par des prélèvements forcés. La « Blood Factory », comme l’a surnommée la presse locale, alimentait plusieurs banques de sang des environs.

« Kidneyville » et « Blood Factory » ne sont qu’un échantillon des histoires glaçantes recueillies par le journaliste américain Scott Carney sur les routes du « marché rouge » – expression qui recouvre pêle-mêle « le commerce (légal et illégal) d’os, de sang, d’organes et d’embryons humains, de mères porteuses et d’enfants vivants », explique Laura Miller sur le site Salon. Un livre qui « part un peu dans tous les sens », mais est « éloquent », estime pour sa part le New York Times. Les passages portant sur le trafic d’organes posent des questions particulièrement délicates. Certes, les faits abominables qu’ils évoquent sont minoritaires, relève Laura Spinney dans la revue Nature : « L’Organisation mondiale de la santé estime que 10 % des organes greffés dans le monde sont obtenus par des moyens illégitimes ». Mais « ce que nous sommes en tant que société dépend de la façon dont nous réagissons à ces 10 % », affirme Carney. D’abord parce que « les acheteurs des produits du marché rouge sont en général des Occidentaux aisés », rappelle Carl Eliott dans le Wall Street Journal. Ensuite, parce que ces abus interrogent les principes et procédures qui régissent le don d’organes et de tissus humains à travers le monde. Ainsi, dans la plupart des pays, nul n’est censé vendre ou acheter un organe. Seules sont rémunérées les prestations des professionnels intervenant dans le processus de transplantation (médecins, hôpitaux, coordon­nateurs, etc.) « Le problème, c’est qu’il s’agit d’une fiction », écrit Carney dans Foreign Policy. Le prix de vente d’un organe peut se trouver intégré et dissimulé derrière celui de la transplantation. Et l’anonymat des donneurs permet aux receveurs de « fermer les yeux sur la provenance de leur chair », constate Spinney.

Une demande intarissable

La journaliste relève par ailleurs le paradoxe qui consiste à utiliser des termes altruistes – on parle de « dons » – pour désigner ce qui n’est qu’un marché : « Dans la mesure où il n’y a pas assez de générosité dans le monde pour répondre à l’intarissable demande de parties du corps humain, des comportements criminels ou moralement discutables s’invitent dans l’échange. » Faut-il alors se résoudre à autoriser la vente de certains organes, comme en Iran où, explique Carney, « l’État paie une modeste somme aux donneurs en échange de leur rein » ? Faut-il légaliser et encadrer une activité qui, de fait, existe ? « Un marché régulé n’est pas forcément la solution », estime un commentateur de Businessweek, qui se fonde sur l’exemple des États-Unis où la vente de sang fut autorisée entre les années 1940 et 1960 : « Des agents écumèrent les quartiers pauvres pour obtenir du sang au plus bas prix. Avec pour résultat une baisse de la qualité des stocks et une propagation des maladies. »

Faute de mieux, Carney plaide pour la transparence totale du « marché rouge ». Chaque poche de sang, chaque organe, chaque enfant adopté devrait selon lui parvenir à son « destinataire » accompagné d’informations précises sur sa provenance. En imaginant même qu’elle soit applicable, cette solution aurait sans doute pour conséquence de faire baisser la quantité de « produits » disponibles, relève Spinney, que cette perspective ne désole pas : « Les plus riches pourraient alors apprendre à accepter leur mortalité, et se demander si la prolongation de vie qu’offre une greffe justifie dans tous les cas la souffrance générée à l’autre bout de la chaîne. »

LE LIVRE
LE LIVRE

Le marché rouge, William Morrow

SUR LE MÊME THÈME

Périscopes Donner corps à la faim
Périscopes Les esclaves oubliés d’Indonésie
Périscopes Tout le savoir de la forêt

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire