Le personnage central d’une improbable histoire

La démocratie indienne apporte un vivant démenti à ceux qui, six décennies durant, ont annoncé sa fin prochaine.

Présenter l’Inde comme « la plus grande démocratie du monde » est soit un truisme, soit une invitation à repenser la nature de la démocratie elle-même. En 2004, lors des dernières élections générales – les quatorzièmes depuis l’adoption du suffrage universel, en 1952 –, 400 millions de citoyens ont mis un bulletin dans l’urne : ce fut, observa l’universitaire indien Sunil Khilnani, « le plus vaste scrutin démocratique jamais organisé dans l’histoire de l’humanité ». Si la démocratie a vu le jour à Athènes il y a 2 500 ans, elle s’est exercée depuis dans des contextes si différents et sous des formes si disparates que, selon le même auteur, « on ne peut plus en écrire l’histoire de façon cohérente du seul point de vue de l’expérience historique occidentale ». Ramachandra Guha partage cette analyse. Dans le panorama pénétrant, plein de verve et élégamment agencé qu’il brosse de l’Inde depuis 1947, la démocratie est le personnage principal de l’histoire de la formation de la nation indienne. Guha estime qu’il est temps de reconnaître l’État indien, qui a maintenant dépassé les soixante ans, comme l’une des démocraties phares du monde – si singulière soit-elle.
India after Gandhi n’est pas un livre banal : c’est l’histoire d’un ordre politique complexe, parfois fragile, qui a été assiégé de l’intérieur, assailli de l’extérieur et parfois dénigré au niveau international, mais qui pourtant, malgré le dédain de ses détracteurs et le mépris de ses ennemis, réussit à survivre. Pour y parvenir, soutient Guha, cet ordre n’a pas copié l’Occident. Il a tiré son inspiration de son propre sol, des fondateurs de sa propre République, il a édifié minutieusement ses propres institutions et s’est nourri d’une diversité de religions, de langues et de cultures régionales que la plupart des Occidentaux considéreraient comme incompatible avec une démocratie en état de fonctionner. Cela n’est pas allé sans mal, reconnaît volontiers Guha. S’il termine sur une note relativement optimiste et exprime une certaine fierté patriotique de ce que l’Inde, enfant indisciplinée, a fini par réussir et gagner ses galons de « géant asiatique » et de superpuissance naissante, l’auteur admet toutefois que la démocratie, conquise de haute lutte, reste précaire. Elle n’est encore, conclut-il, qu’une démocratie « à 50-50 ».
Guha dégage trois moments critiques où la nation démocratique indienne a semblé la plus menacée. Le premier est apparu dès le début. Tandis que Jawaharlal Nehru, inaugurant le poste de Premier ministre, célébrait le 14 août 1947, à minuit, le fameux « rendez-vous de l’Inde avec le destin », les Britanniques, dans leur départ précipité, léguaient au nouveau gouvernement une situation proche du chaos.
À rebours de l’idée, flatteuse pour l’ancienne puissance coloniale, que celle-ci aurait légué à l’Inde la démocratie, l’auteur considère que les principaux architectes et gardiens de ses idéaux et institutions sont les pères fondateurs de la nation. Les Britanniques ont laissé derrière eux un sous-continent divisé à l’avenir incertain. Les frontières improvisées entre l’Inde et le Pakistan n’étaient pas encore complètement dessinées que l’on hissait déjà les nouveaux drapeaux. Les violences entre hindous, musulmans et sikhs s’intensifièrent, faisant des milliers de morts. La partition déclencha la plus importante migration de l’histoire via les frontières dévastées du Pendjab et du Bengale.

Tour de force

L’administration et l’armée, qui auraient pu venir en aide à la population déchirée, étaient elles-mêmes divisées ; le sort des quelque 400 États princiers qui avaient tacheté la carte de l’Inde britannique n’était pas réglé – ce qui était irresponsable. Pour couronner le tout, plusieurs événements dramatiques se sont enchaînés : la première guerre contre le Pakistan à propos du Cachemire, l’une des plus vastes des anciennes principautés ; l’assassinat du Mahatma Gandhi en 1948 par un fanatique hindou ; enfin, la réorganisation des anciennes provinces britanniques en États découpés selon des critères linguistiques. Que l’Inde ait pu sortir du traumatisme de la partition non seulement territorialement intacte, mais en ayant élaboré une ambitieuse Constitution, organisé des élections législatives générales et créé une union d’États définis par leur langue fut, pour Guha, un véritable tour de force qui augurait favorablement de l’avenir du pays.

Gandhi et la défense des minorités

Il apporte des commentaires instructifs sur les mécanismes qui ont fondé la démocratie indienne, s’attardant en particulier sur les délibérations de l’Assemblée constituante et sur la tâche phénoménale qu’était l’organisation d’élections générales. Mais il s’attache avant tout à décrire les « personnages remarquables » dont la détermination et le charisme ont permis la formation d’une nation démocratique en séduisant les masses. Le plus grand d’entre eux était incontestablement Gandhi, dont la philosophie et l’autorité avaient un pouvoir galvanisant. Il y a pourtant là un paradoxe, car le Mahatma fuyait la politique des partis, des élections et des Constitutions portée aux nues par Guha : le legs de sa « sainte parole » n’a pas toujours parfaite¬ment cadré avec les institutions démocratiques.
Les efforts déployés par Gandhi pour faire accepter les musulmans et les intouchables, les minorités les plus importantes et les plus rejetées d’Inde, lui valent cependant un vibrant hommage de l’historien ; de même la prise de conscience par Gandhi qu’une Inde libre et viable devait être reconstruite suivant des critères linguistiques et son souhait que le pays ne devienne pas un « Pakistan hindou », fondé sur une foi unique.
Aux yeux de Guha, Nehru fut le disciple le plus important du Mahatma en matière de démocratie, l’homme qui s’est efforcé de mettre en place une Inde stable, laïque et unie. Il y a des questions sur lesquelles Nehru a dû reculer (la réorganisation des États, par exemple) ; certaines (comme le Cachemire) auxquelles il a vainement cherché une solution ; et d’autres encore (comme le conflit menaçant avec la Chine) où il a laissé sa passion obscurcir son jugement. Mais, alors que des Cassandres occidentaux prédisaient l’éclatement imminent et la « balkanisation » de l’Inde, le pays aborda les années 1960, sous la conduite de Nehru, divers mais démocratique. Guha rappelle que toutes les personnalités de cette période ne furent pas de même qualité. Ainsi ne montre-t-il aucune sympathie pour Mohammed Ali Jinnah [l’ancien chef de la Ligue musulmane (1)]. À cet égard, Guha a un peu trop tendance à considérer le Pakistan comme le mauvais frère de l’Inde, une nation fabriquée de toutes pièces et la principale cause de la poursuite du conflit entre hindous et musulmans après l’indépendance. Il n’a pas non plus de sympathie pour M. S. Golwalkar, l’ancien chef du RSS, un mouvement d’extrême droite hindou (2).

L’autocratie d’Indira Gandhi

Guha évoque B.R. Ambedkar [mort en 1956], aujourd’hui vénéré dans toute l’Inde comme leader dalit (intouchable). Ironie de l’histoire, si l’on se souvient qu’il comparait naguère le culte que les Indiens vouaient aux hommes politiques à la dévotion des hindous envers leurs divinités, plaçant la foi aveugle au-dessus du discernement.
La plus grande menace pour l’ordre nehruvien fut l’invasion chinoise de 1962, que Guha retrace sous un angle nouveau et passionnant. La guerre non voulue brisa le rêve de Nehru de coopérer avec la Chine et, en le jetant dans les bras des Britanniques et des Américains, mit en évidence la fragilité de la politique de non-alignement sur laquelle il avait fondé la réputation internationale de l’Inde. Lorsqu’il meurt, désespéré, moins de deux ans plus tard, la démocratie indienne n’en sera pas autant ébranlée que l’avaient prévu ceux qui s’inquiétaient de savoir « après Nehru, qui ? ». L’Inde, soutient Guha, conservait des institutions viables, qu’il s’agît de l’État ou des partis (le parti du Congrès [celui de Nehru] restant la pièce maîtresse). L’armée savait rester à sa place (dans les casernes), et l’économie en perte de vitesse allait être stimulée par la révolution verte. L’auteur juge exagérée la description habituelle de la menace représentée par les « Rouges » et leurs soutiens russes ; il est intéressant de noter, étant donné l’importance qu’eut le marxisme dans la vie intellectuelle et politique indienne, que l’histoire écrite par Guha est presque dédaigneusement post-soviétique, anticommuniste. Pour lui, l’essentiel était que les principales personnalités, fussent-elles dans l’opposition, maintenaient le pays sur la voie démocratique. Guha fait même l’éloge de l’éphémère successeur de Nehru, Lal Bahadur Shastri, notamment pour la détermination dont il fit preuve lors d’un nouveau conflit avec le Pakistan.
C’est la propre fille de Nehru qui provoquera la deuxième crise. Pour succéder à Shastri à la fonction de Premier ministre, les dirigeants du parti du Congrès nomment Indira Gandhi, comptant sur sa docilité. Guha ne s’attarde pas sur sa personnalité. Il ne se demande guère non plus dans quelle mesure sa dérive vers l’autocratie fut due au fait qu’elle était une femme dans un monde masculin, ce qui l’aurait poussée à agir avec fermeté à l’intérieur comme à l’extérieur du pays pour éviter d’être perçue comme faible. La piètre opinion que Richard Nixon avait d’elle – « la garce », « la vieille sorcière », dira-t-il après sa visite à Washington en 1971, alors que le conflit indo-pakistanais s’intensifiait – semble égale au mépris dans lequel il tenait généralement les Indiens, qu’il trouvait « sournois », « bons à rien », « bâtards ». Au contraire, Indira Gandhi laissa à Hannah Arendt l’impression d’une femme « très jolie, presque belle, très charmante », mais résolue aussi, qui avait déjà décidé de défier les États-Unis en entrant en guerre au sujet du Bangladesh [l’ancien Pakistan oriental]. L’incapacité des États-Unis à comprendre l’Inde (et leur obstination à soutenir un Pakistan non démocratique) hérisse Guha.
Mais, bien qu’elle ait provoqué le courroux des Américains et obtenu une victoire diplomatique et militaire sur la question du Bangladesh, Indira Gandhi ne fait pas partie du Panthéon de l’auteur. Ses tendances autocratiques avaient percé avant qu’elle n’accède au rang de Premier ministre (en 1959, elle avait contribué à faire chuter le gouvernement communiste du Kerala, élu démocratiquement). Et un sens malavisé de ses responsabilités maternelles à l’égard de Sanjay, son fils cadet, l’empêcha de voir la faiblesse de son caractère ainsi que la corruption et le copinage qui régnaient dans son entourage.
C’est le pragmatisme, et non les principes, qui inspirent le slogan électoral populiste d’Indira Gandhi, « Garibi Hatao » (« Chassons la pauvreté »), en 1971. Son succès aux élections l’encourage à aller plus loin : elle nationalise les banques, dépouille les princes de la cassette privée dont ils disposaient et impose l’autorité fédérale aux États récalcitrants. Critiquée par les tribunaux et la presse, contestée par le socialiste gandhien Jayaprakash Narayan, elle proclame l’état d’urgence (1975). Guha brosse un tableau efficace de cet épisode : ce fut la plus grande menace pour la démocratie indienne, mais il en démontra simultanément la force et la résistance latentes.

Avis de décès de la démocratie

Tout en relatant les 36 000 arrestations, la violence exercée à l’encontre des habitants des bidonvilles de New Delhi et la campagne de stérilisation forcée dans le cadre d’un programme de contrôle des naissances, Guha raconte aussi les manifestations de défi. Ainsi, cet avis de décès paru dans la presse, et qui échappa à la censure, annonçant la « mort de D. Mocracy, pleuré par sa femme V. Rithay, son fils Li Berthay, et ses filles Foi, Espérance et Justice ». Quand Indira Gandhi défia ses détracteurs indiens et étrangers en organisant des élections générales pour légitimer sa politique, elle fut évincée sans ménagement. Mais son histoire n’était pas finie. Battue à plate couture dans les urnes, elle renversa la situation de façon spectaculaire, profitant de l’incompétence et des querelles qui déchiraient ses adversaires nationalistes hindous [qui formeront bientôt le BJP] (3). De retour au pouvoir, elle se trouva entraînée dans une nouvelle crise, cette fois à propos du séparatisme sikh au Pendjab.
Elle y réagit avec une force dévastatrice, faisant donner l’assaut contre le Temple d’or d’Amritsar, en 1984. Guha décrit cette intervention comme un fiasco, mais il est frappé par le fait que des sikhs fervents appartenant à l’armée indienne fussent capables de servir l’État contre leurs coreligionnaires. Les représailles à l’opération « Blue Star » ne se feront toutefois pas attendre, et l’assassinat d’Indira Gandhi par ses propres gardes du corps sikhs déclenchera des émeutes anti-sikhs qui compteront parmi les heures les plus sombres de l’Inde indépen¬dante.
Guha mêle habilement articles de presse, analyse universitaire et vision personnelle, mais il reconnaît que l’histoire à partir de la fin des années 1980 lui pose davantage de difficultés – pour trouver les sources appropriées ou conserver une objectivité historique. Dans un certain sens, il ne s’agit plus de l’histoire de l’Inde après Gandhi, à mesure que l’influence du Mahatma décline et qu’une nouvelle Inde surgit. Lorsque Jayaprakash Narayan meurt, c’est le dernier des anciens gandhiens qui disparaît.

Discriminations persistantes

De nouveaux dirigeants ont percé, mais ce sont de moindres mortels. L’austérité gandhienne cède la place au désir de consommation des classes moyennes ; la corruption s’infiltre dans la politique et la fonction publique. Malgré la libéralisation de l’économie, à partir de 1991, la pauvreté généralisée et la discrimination de caste et de sexe persistent. Guha observe également la montée inquiétante de la droite hindoue, les tensions provoquées par la destruction de la mosquée Babri Masjid, à Ayodhya, en 1992, et l’escalade de la violence contre les musulmans. Mais, s’il s’agit là de la troisième et dernière crise de la démocratie indienne, Guha n’en fait pas une affaire. L’auteur trouve des raisons de se rassurer dans la défaite des nationalistes hindous du BJP et de ses alliés aux élections de 2004, ainsi que dans le retour au pouvoir du Congrès et de ses partenaires. Il récuse le qualificatif de « fasciste » accolé au BJP et aux organisations apparentées, ne serait-ce que parce que le peuple allemand n’a jamais eu l’occasion, sous Hitler, de congédier les Nazis lors d’un scrutin. Guha voit par ailleurs dans l’issue du conflit de Kargil, en 1999, à la suite d’une nouvelle intrusion pakistanaise dans le Cachemire indien, un signe encourageant de l’attachement persistant des Indiens à la nation (4). Selon lui, l’Inde tient fermement à la démocratie, même si la nature de cette démocratie a sensiblement changé au cours des soixante dernières années. Son esprit se manifeste dans la participation populaire à la vie politique et aux élections, dans la vitalité de la presse et dans le dynamisme d’une culture politique pluraliste. La démocratie a été malmenée, mais n’a pas trouvé son maître.

Traduit de l’anglais par Béatrice Bocard.

Notes

1| La Ligue musulmane est le parti qui anima le mouvement pour la création d’un État séparé du Pakistan en 1947. [NdlR]

2| RSS : Rashtriya Swayamsevak Sangh (Corps national des volontaires). Le RSS était opposé à la création de l’État laïc voulu par Gandhi et Nehru.

3| Le BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien), fédère les nationalistes hindous.

4| Au terme de cette « guerre des glaciers », l’armée pakistanaise fut refoulée. Ce conflit « déclencha une vague de sentiment patriotique dans toute l’Inde », écrit Guha. [NdlR]

Pour aller plus loin

Jackie Assayag, La Mondialisation vue d’ailleurs. L’Inde désorientée, Odile Jacob, 2001 (un regard d’anthropologue sur la transformation du pays).

James Heitzman, Network City. Planning the Information Society in Bangalore(« La ville réseau. Planifier la société de l’information à Bangalore»), Oxford University Press, 2004 (la naissance d’une Inde high-tech).

Narendra Jadhav, Intouchable. Une famille de parias dans l’Inde contemporaine, Fayard, 2002 (un haut fonctionnaire raconte la vie de son père).

Martha Nussbaum, The Clash Within. Democracy, Religious Violence and India’s Future (« Le conflit intérieur »), Belknap Press, 2007 (le point de vue pessimiste d’une philosophe).

Sumit Sarkar, Beyond Nationalist Frames. Postmodernism, Hindu Fundamentalism, History(« Au-delà des schémas nationalistes. Postmodernisme, fondamentalismehindou et histoire »), Indiana University Press, 2002 (surl’exploitation idéologique des manuels d’histoire).

Pavan K. Varma, Le Défi indien. Pourquoi le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde, Actes Sud 2007 (le point de vue critique d’un diplomate).

Ashutosh Varshney, Ethnic Conflict and Civic Life(« Conflit ethnique et vie civique »), Yale University Press, 2003 (ledegré de violence dépend de la qualité des liens associatifs).
LE LIVRE
LE LIVRE

L’Inde après Gandhi. L’histoire de la plus grande démocratie du monde de Le personnage central d’une improbable histoire, Macmillan

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