Le réalisme magique de Mo Yan

L’écrivain à succès puise dans le fonds des légendes pour affûter son regard sur la société chinoise contemporaine. Son dernier recueil de nouvelles en est l’exemple éblouissant.

Pour décrire la société chinoise et dénoncer ses travers, celui qui a pris pour nom de plume « Mo Yan » (« pas un mot », en chinois) ne manque ni d’humour, ni d’imagination. Les éditions Philippe Picquier traduisent en français un recueil de quatre de ses récits, dont La Belle à dos d’âne sur l’avenue Chang’an, qui donne son titre à l’ouvrage. Publiée en Chine en 1999, la nouvelle « réveilla les esprits des lecteurs chinois de l’époque, comme une surprise offerte par Mo Yan au peuple, pour lui permettre de s’évader et d’échapper un temps à la routine », rapporte le journaliste Gong Gaochong sur le site participatif Hudong. L’action se déroule le jour symbolique – en Chine comme en France – du 1er avril. Une jeune beauté en robe rouge montée sur un âne noir, suivie d’un homme sur un cheval blanc, coiffé d’un casque à pointe et armé d’un bâton, avancent, tels des personnages échappés d’un conte, sur l’immense avenue Chang’an qui traverse la place Tiananmen, à Pékin. Tandis que le couple grille sans vergogne les feux rouges, les badauds les observent et les suivent, intrigués et captivés par le spectacle. Le couple de cavaliers provoque un carambolage, se fait arrêter et battre par un policier mais rien ne semble pouvoir le détourner de son objectif. Tous deux reprennent paisiblement leur route. Alors, les curieux finissent par se disperser, à l’exception de l’un d’entre eux, Houqi, qui sent son cœur exploser de joie à la vue du crottin qui sort sous la queue levée des deux bêtes.

Comme à son habitude, note Gong Gaochong, le plus réputé des écrivains chinois a puisé dans « les légendes fantastiques, terreau de la mythologie chinoise, qui sont à la fois sa source d’inspiration et le moteur de l’intrigue. Dans un style très évocateur, mâtiné d’humour noir, voire d’un soupçon de vulgarité », Mo Yan a adapté le réalisme magique latino-américain aux latitudes asiatiques : il séduit le lecteur en introduisant une forte dose d’« étrangeté » dans son récit, fruit d’un audacieux « décalage spatio-temporel ». « Ainsi le charme irrésistible du couple mythique contraste-t-il avec la fadeur et la banalité de la société contemporaine, poursuit Gong Gaochong. Leur attitude “extraordinaire” souligne avec ironie la trivialité et le matérialisme du monde moderne. Le tas de crottins sur lequel se clôt le récit est un signe de l’absurdité de notre monde. »

Pour l’universitaire Guo Chunlin, qui commente l’ouvrage sur le site du Centre de recherches sur la culture contemporaine, La Belle à dos d’âne sur l’avenue Chang’an cache « une critique acerbe du peuple chinois, qui ne perçoit rien de la beauté ni du merveilleux de l’événement et ne suit le couple mystérieux que par curiosité. Une curiosité suscitée par l’ennui que lui procure son quotidien, car ses “occupations” ne sont en réalité que désœuvrement et absence d’imagination ». Si l’ouvrage a reçu un excellent accueil lors de sa sortie en Chine, conclut l’universitaire, « les lecteurs n’ont guère saisi la portée critique » de ce qui reste, selon lui, « le texte le plus éblouissant de Mo Yan ».

LE LIVRE
LE LIVRE

La Belle à dos d’âne sur l’avenue Chang’an de Le réalisme magique de Mo Yan, éditions Philippe Picquier

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