Les filles argiles


Photo © Julien Benhamou / OnP

Octave, le magazine de l’Opéra de Paris, propose à des écrivains contemporains d’imaginer à partir de ses créations des nouvelles, «des échappées littéraires ». Julien Dufresne-Lamy, face au Sacre du printemps de Pina Bausch, choisit de rendre hommage aux femmes rebelles.

Nous sommes les quatre filles de Grand.
On ne nous prénomme pas.
Nous avons sept ans et c’est déjà une belle histoire. Nous vivons dans une ferme bordée par les sapins et les ruches d’abeilles. Une ferme près de laquelle poussent les vergerettes à poils rudes, les bambous verts et les tapis de mousse. Grand nous dit qu’on est très heureuses. Dans la terre, on ne met pas de bottes. On reste pieds nus pour toucher les cailloux et le limon. On aime sentir les crevasses respirer. On s’amuse bien. On regarde les veaux naître. On marche, on craquelle les dernières branches mortes de l’hiver. On cueille le cerfeuil et les mûres, on les croque à pleines dents, ça gicle, nos visages deviennent des confitures.

Dans son pantalon toujours noir, Grand nous laisse jouer. Il nous surnomme les filles argiles. Lui, il faut l’appeler Grand et jamais autrement. C’est lui qui fixe les règles. Il faut dormir tôt, ne pas exciter les bêtes. Il faut se cacher dans la grange quand un visiteur sonne la cloche en contrebas de la colline. Grand nous fait confiance. Il ne fixe plus le gros cadenas acier sur la porte. On peut caresser les veaux dans la paille et jouer les mamans.
Nous avons dix ans et nous sommes toutes amoureuses de Grand. Il nous raconte des histoires. Des contes sur le monde avant nous, quand il y avait des villes, des routes, des monuments. Grand nous réunit dans son cabinet autour de lui et de sa longue barbe blanche. Il nous décrit les ouragans et les tempêtes qui, avant, portaient des noms de femmes. Les côtes noyées par l’océan, les plages oubliées, les tumeurs. Les œufs contaminés, les suicides, les mariages homosexuels. Les hommes barbus dans les déserts qui tranchaient des têtes. Des barbus sanguinaires, rien à voir avec Jésus. Dans les histoires du Grand, il y a toujours des fantômes, des feux follets, une Dame Blanche, des peurs et des loups-garous. Des vampires qui vivaient dans un mur qu’on appelait Wall Street.

Dans la ferme, on se répartit les tâches. Pas question de lézarder sur les dalles au soleil. Grand tient un cahier dans lequel il consigne nos corvées. La traite des vaches, la repique des laitues, le nettoyage des gouttières, le barattage du beurre, on ne chôme pas. On applique des cotons imbibés de liqueur de Villatte sur les sabots de la jument et on prépare la marmite, midi et soir. Grand veille continuellement à nous séparer. Quand on est toutes ensemble, il s’imagine que l’on ricane dans son dos. Il pense que les filles argiles complotent.

Nous avons douze ans et nos regards sont caramel. Nos poitrines se forment, nos hanches s’arrondissent. Sur le sol, nos chevelures forment des flaques brunes qui cachent les traces de sang des bêtes. Grand les assassine au couteau. Les poulets, les verrats surtout et les vaches aussi, quand on les disait folles. Un coup de canif et hop. Le sang imbibe les dalles de la cour près des groseilliers. Parfois avec le couteau, Grand nous coupe les cheveux. Grand n’aime pas qu’on salisse la maison et qu’on joue les belles demoiselles. Nous sommes les filles argiles. Nous devons être modestes comme la terre.

Quand on voit le couteau sur la table de la cuisine, on fuit à toutes jambes dans la forêt pleine de grenouilles. On court, en tapant du pied la tourbe qui retombe en poussière. Grand nous retrouve toujours. Il nous passe un savon. Parfois, nous voudrions nous mettre en colère. On s’imagine lui régler son compte, lui tendre des pièges, comme le cheptel qu’il mène à la cravache. Pour aller mieux, nous cueillons les orties pour que nos peaux piquent jusqu’à ce que la nuit tombe.

Quand l’hiver repart, Grand ouvre la vieille armoire normande en bois verni. Il sort des tissus gris des étagères et il nous dit de nous confectionner des robes longues sous le genou. On se regarde toutes les quatre. On ressemble à des femmes et on ricasse.

Nous avons quatorze ans et nous partons à la sauvette alors que Grand roupille. On fiche le camp. On est bien trop curieuses. À force d’histoires, on veut voir si Grand dit vrai. À dos de jument, nous descendons la colline, les deux autres suivent en courant. On se tient par la main. On se montre prudentes. La peur de tomber dans les trous des cyclones ou de se faire attraper par les mutants qui rôdent. Plus bas, on découvre des fermes comme la nôtre. C’est décevant. Juste des tracteurs au beau milieu des champs, des puits, des établis, et d’autres animaux qui n’ont rien de suppôts de Satan. On n’a pas le temps de fouiller que Grand apparaît à bord de son tracteur. Son visage paraît furieux. Il nous signale que Dieu nous punira, tôt ou tard.

Cela se passe à la première nuit du printemps. Grand vient nous réveiller, muni de son fusil de chasse. Nuit noire. En hurlant, il entre dans la grange. Il nous ordonne de prendre notre Bible et de ramper au sol jusqu’au bunker. Il glapit que des pluies acides se préparent.

On reste à l’abri en récitant des versets de l’Apocalypse. On écoute Grand. Dans le bunker, il y a des bancs en acier fixés aux cloisons. Grand a tout installé pour notre survie. Un groupe électrogène. Des bonbonnes d’eau, des tuyaux, des ampoules à cage d’écureuil et des boites de conserve sans étiquette qu’on ouvre avec les dents. Un crucifix tout en haut qui veille sur nous. Nous avons quatorze ans et nous vivons une année à l’intérieur du sol. Grand dit que c’est de notre faute, il nous traite de vulgum pecus et nous oblige à prier. On se positionne à terre, les genoux sur des grains de riz éparpillés au sol pour comprendre la douleur. Pardonne-nous, Seigneur.

Parfois, Grand nous fait prier toute la journée. On récite à haute voix, en concert, avec les sœurs. Grand est courageux, il enfile son masque à gaz et remonte l’échelle jusqu’à la porte blindée. Il disparaît. En rentrant, il nous dit que la fin du monde a eu lieu.

On sort de la terre, un an plus tard. La forêt est neuve. Les arbres sont soignés, les pétales ressuscités mais nous ne voyons rien. La lumière nous aveugle. Nous prenons quelques minutes avant d’oser respirer. Grand nous fait signe de nous lancer et nous courons toutes les quatre vers les clôtures. Les animaux sont sains et saufs. Dieu les a protégés. Il a fallu prier une année pour sauver la ferme. Nous sommes folles de joie et nous nous serrons toutes les quatre sur l’herbe en faisant une ronde. Grand nous demande de remonter. Il sourit. Il est heureux de retrouver sa terre. Mais il nous attrape par le bras et nous prévient qu’à la prochaine erreur, la ferme partira en fumée et que l’on finira dans les ronces, dévorées par les mutants et les sangliers.

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Nous avons quinze ans. Dans la remise, nous découvrons une trappe cachée sous un tapis. À l’intérieur, une malle remplie d’objets. Il y a un vieil appareil qui diffuse de la musique, des mélodies douces qui alourdissent nos paupières. Des souvenirs racontés sur des bandes. Ce sont nos mères qui parlent, leurs mères avant elles, les mères qui sont passées par là. Elles nous racontent leur vie. Dans la malle, il y a des livres, des crayons, des feuilles jaunies et des atlas. Il y a des photographies de clown, de grands magasins et d’animaux de la jungle. Il y a des photographies de femmes, d’enfants et de théâtres, des photographies de tajines et de bouteilles de Coca-Cola et les mères nous expliquent tout ce que cela signifie. Il y a des lettres, des liasses tenues par du fil de lin. Mais nous ne savons pas lire. Lire, c’est être malade et croire en tout et c’est le mal qui couve. Il y a aussi des bijoux. Des colliers qui ressemblent aux jonquilles et aux boutons d’or. Dans la malle, il y a des couleurs et des sourires qui ne ressemblent jamais aux histoires de Grand.

Nous avons seize ans. Nous en avons marre des saisons qui passent, des cochons qui grouinent et des vaches qui mettent bas. L’une après l’autre, Grand nous prend à part. Il nous montre enfin les photos de nos mères. Nos mères à nous, toutes belles avec des couronnes d’œillets sur la tête. Grand nous offre une robe rouge à chacune, il nous dit qu’il est temps. On la garde précieusement sous notre lit de paille et, avant que Grand nous choisisse, on la frotte de copeaux de lait d’avoine pour la faire briller au soleil l’après-midi. À la nuit tombée, Grand nous cueille comme des fleurs. Il nous dit qu’on est radieuses dans notre habit rouge. Grand est gentil. Il éteint toujours la lumière.

Nous avons dix-sept ans et il n’y a plus de mystère. En cachette, nous apprenons à lire et à écrire. Nous partons en douce dans le grenier déchiffrer les lettres des mères. Il faut plusieurs années pour décoder, traduire, démêler les boucles, comprendre les trémas, les majuscules et le son des voyelles. Nous cherchons le sens.

Nous avons vingt ans et nous écrivons à notre tour. Comme nos mères. Quelques mots par jour avant d’accomplir nos besognes. Maintenant, Grand nous appelle ses femmes. Nous ne sommes plus les filles argiles. Nous sommes les femmes de la terre. Il nous a élues et nous nous prosternons. Le soir avant de rejoindre Grand, nous retournons dans la remise, l’une après l’autre. On écrit l’histoire du bunker et des mutants qui n’existent pas.

Nous avons vingt-cinq ans. Nous avons des enfants. Des filles. Des filles uniques, c’était la règle. Interdiction de leur donner un prénom mais on le fait quand même. On les appelle Luzule, Violette, Polygala, comme les fleurs qui poussent en secret dans les bois. Grand les regarde, ému. Mais l’une de nous a accouché d’un mort-né. Dans les élevages, cela arrive fréquemment. Le bébé était un garçon. Nous avons d’abord cru qu’il respirait, qu’il avait crié, on était sûres qu’il avait crié, mais Grand nous a commandé de ne pas nous en mêler. Il est reparti de la pièce avec le corps sous le bras. Au soir venu, nous avons disparu au milieu des bois pour organiser des funérailles et nous avons pleuré toutes les quatre à chaudes larmes dans nos robes grises.

Nous restons là à regarder la forêt oblique qui vient écraser le ciel. On ne sait plus si nous sommes sœurs et si nous vivons dans une maison pleine d’amour ou de colère.

Nous avons trente ans. Grand nous prend en photo. Des portraits serrés devant la porte en pierre. Grand nous fait défiler. Il dit que nous sommes vieilles et fatiguées, que nos mains sont tavelées et nos mémoires esquintées. Il dit qu’à l’intérieur nous avons soixante-dix ans. Nos filles jouent dans les bois avec des branches de cèdre et des bouquets de menthe. Elles sont belles. Elles sont les filles argiles maintenant. Nos visages à nous sont gris. Nous n’avons plus la force d’écrire. C’est la fin de l’hiver. Grand annonce que Dieu nous veut à ses côtés.

Un matin, Grand nous accompagne dans les bois alors que la rosée s’évapore. Dieu nous attend. On se tient la main toutes les quatre. Nous regardons le vert tendre des bosquets, les gestes des rivières et les premiers bourgeons qui, l’air de rien, percent la mousse. On suit Grand au fond des arbres et on prie dans nos têtes. On prie sans douleur et tout doucement. On prie des folies, on prie pour que nos filles qui dorment dans la grange cadenassée apprennent à ne jamais se taire.

Dans la remise avant de partir, nous ouvrons la malle une dernière fois. Sous un lit pâle de scabieuses, nous déposons notre journal. Nous le laissons à nos filles, à nos femmes, aux survivantes, aux rebelles, aux petites qui chantent encore dans leurs mains. Nous l’offrons aux femelles, aux infidèles, aux fragiles et aux païennes. Aux innombrables, aux sourdes, aux tirées d’affaire, aux amoureuses, à toutes celles qui, comme nous, meurent dans la forêt en croyant au miracle.

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