Les infortunes de la fraternité

Salué mais guère analysé par la presse hexagonale, le livre de Régis Debray sur la fraternité a retenu l’attention d’un historien d’Oxford passionné par l’étude des mythes français, Sudhir Hazareesingh. Dans un article paru dans le Times Literary Supplement, il souligne la dimension pessimiste de la réflexion du guévariste devenu « médiologue ».

Salué mais guère analysé par la presse hexagonale, le livre de Régis Debray sur la fraternité a retenu l’attention d’un historien d’Oxford passionné par l’étude des mythes français, Sudhir Hazareesingh. Dans un article paru dans le Times Literary Supplement, il souligne la dimension pessimiste de la réflexion du guévariste devenu « médiologue ». Les infortunes de la fraternité s’inscrivent dans une longue histoire. Ce concept républicain a servi à justifier les pires atrocités, ou a contribué à les entraîner : la Terreur, la répression de 1848, la Commune, pour ne citer que celles-là. Ce concept a aussi cautionné de belles hypocrisies : Léon Blum refusant d’aider militairement les républicains espagnols, la IIIe République refusant le droit de vote aux femmes. Aujourd’hui, selon Debray, la référence à la fraternité se trouve dévoyée dans une nouvelle religion civile : le culte des droits de l’homme, célébré par les États démocratiques, les institutions internationales, les ONG, diverses Églises et les médias. Fausse idole par excellence, les droits de l’homme sont à la fois une manifestation de la prétention de l’Occident à l’hégémonie culturelle et une façon pour lui de s’offrir une bonne conscience pouvant effacer ses fautes. Ce culte ne coûte pas grand-chose à ceux qui le pratiquent, mais rapporte gros à nombre d’intérêts financiers, à des vedettes en tout genre et à des gouvernements corrompus. L’indignation est bien sûr sélective : les Tibétains sont au pinacle, les prisonniers palestiniens dans un trou noir. Et elle est commodément rétrospective, comme en témoigne la vogue des célébrations des victimes de l’esclavage, du racisme et de l’antisémitisme. Peut-on espérer redonner sens au mot de fraternité, à une époque où les vraies émotions collectives sont générées par le chauvinisme du football et le plaisir des catastrophes télévisées ? Debray invite à s’inspirer des rituels des communautés où la fraternité s’est le mieux exprimée – communautés paradoxalement très sélectives et fermées, comme la franc-maçonnerie, les mouvements révolutionnaires ou les « anciens » de telle grande école. Autre paradoxe, il pense aussi qu’il ne peut pas y avoir de fraternité sans des chefs reconnus et une hiérarchie. Il évoque avec nostalgie et à répétition le cas selon lui exemplaire du « Grand Charles ». Bref, juge Hazareesingh, on sort du Moment fraternité avec le sentiment poignant que dans l’esprit de l’auteur, en réalité « le moment de la fraternité appartient peut-être au passé ».
LE LIVRE
LE LIVRE

Le Moment fraternité de Les infortunes de la fraternité, Gallimard

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