Tout bien réfléchi
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L’héritage empoisonné de Neandertal ?

Risque d’accoutumance à la nicotine, prédisposition aux allergies, tendance au dérèglement du métabolisme ou à la dépression… Voilà les conséquences, pour notre santé, des métissages qui ont eu lieu entre l’homme de Neandertal et Homo Sapiens, selon une nouvelle étude publiée dans la revue Science. Voilà qui pourrait ternir à nouveau l’image de cette espèce disparue, qui s’était pourtant beaucoup améliorée ces dernières années. Car Neandertal n’était pas aussi fruste que nous l’avons longtemps cru. Est-ce la raison pour laquelle il a su séduire ses congénères Homo Sapiens (à moins que ce ne soit l’inverse) ? Quoi qu’il en soit, David Quammen en fait un portrait élogieux, en humain sophistiqué et pensant, dans cet article de Harper’s traduit par Books en janvier 2015.

 

L’identité humaine se révèle plus compliquée que vous ne l’imaginez – bien que vous la jugiez sans nul doute déjà passablement compliquée. Nous portons notre histoire évolutionnaire dans notre génome, une histoire pour le moins mélangée. Ces dernières années, une série d’études scientifiques sur l’ADN ancien – en l’occurrence, de l’ADN extrait d’os de néandertaliens – a jeté une lumière étonnamment nouvelle sur plusieurs vieilles questions. Qu’est-il arrivé aux néandertaliens, qui semblent avoir disparu de leurs dernières enclaves européennes voici environ 30 000 ans ? Que nous est-il arrivé à nous, à peu près à la même époque, pour que nous nous mettions à produire des peintures magnifiques sur les murs de grottes ? À mettre au point de nouvelles méthodes de fabrication d’outils et de nouveaux modes de communication ? Et pour que nous devenions la dernière forme d’hominidés sur la Terre, celle qui a connu le plus grand succès ? Avons-nous tué les néandertaliens, les avons-nous acculés à l’extinction, en les entraînant dans une compétition inexorable, ou notre avènement s’est-il produit par pure coïncidence, au moment où ils échouaient ? À moins, autre possibilité encore, que nous ne les ayons absorbés (en dépit de la barrière entre espèces) en nous reproduisant avec eux ?

Trois livres récents nous aident à replacer ces questions dans le contexte plus large de la paléoanthropologie telle qu’elle est pratiquée depuis une quarantaine d’années. « Les néandertaliens redécouverts », de Dimitra Papagianni et Michael A. Morse, se concentre entièrement sur les néandertaliens : comment ils vivaient, comment ils ont évolué, comment ils ont pu habiter l’Europe pendant au moins 200 000 ans (1). « Nous voulions écrire un livre sur les néandertaliens qui ne se perde pas trop dans les fausses pistes de la longue histoire de la recherche et ne se laisse pas distraire par l’entrée en scène d’Homo sapiens. » Admirable résolution. Papagianni, une archéologue spécialisée dans les outils de pierre, et Morse, un historien des sciences, analysent les lames en obsidienne, les grattoirs en silex, les haches et les marteaux de pierre, les pointes de flèche, les éclats de pierre taillés d’une main experte – autant d’objets qui nous aident à savoir qui vivait où et quand, et de quel degré de sophistication et d’anticipation il usait dans ses techniques de chasseur-cueilleur. Un morceau de pierre taillée gros comme le poing peut en dire très long (2).

Survivants, de Chris Stringer, prend au contraire pour principal sujet l’émergence et le triomphe de l’homme moderne (3).  Paléoanthropologue au Muséum d’histoire naturelle de Londres, Stringer est une sommité sur l’évolution de l’homme en général et celle des néandertaliens en particulier. Il est l’un des principaux hérauts du modèle « Out of Africa ». Selon ce dernier, un groupe d’humains a émergé en Afrique voici environ 50 000 ans, à la suite de changements révolutionnaires concernant la fabrication des outils et d’autres comportements complexes. Depuis ce continent, nous dit Stringer, ces nouvelles populations se sont dispersées jusqu’en Europe, où « elles ont rapidement pris le dessus et remplacé les néandertaliens, grâce à leur supériorité technologique et à leurs adaptations ». D’où l’autre nom donné à ce scénario : le modèle du Remplacement.

L’ascension et la chute de Neandertal

Dans ses mémoires scientifiques « L’homme de Neandertal », Svante Pääbo, un généticien évolutionnaire d’origine suédoise, raconte son rêve de jeunesse, devenir égyptologue, rêve inspiré par un voyage avec sa mère à l’âge de 13 ans. Il se passionne alors pour les momies, mémorise des hiéroglyphes et passe ses étés dans un musée à cataloguer des tessons de poteries. Mais il réalisa bientôt que cette discipline « avançait trop lentement à [s]on goût ». Et entreprit des études de médecine, pour finalement s’orienter vers la recherche en biologie moléculaire, qui offrait une « perspective apparemment illimitée d’améliorer le bien-être de l’espèce humaine ». Mais il restait intrigué par la structure du passé humain. « Serait-il possible d’étudier des séquences d’ADN ancien pour comprendre comment les Égyptiens étaient apparentés entre eux et avec les hommes d’aujourd’hui ? » Pääbo dirige à présent le département de génétique à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionnaire à Leipzig. Sa curiosité pour l’Égypte pharaonique l’a entraîné plus loin encore dans le temps, il y a 30 000 ou 50 000 ans, quand l’histoire des néandertaliens s’est soudain interrompue.

Ces trois livres méritent d’être lus ensemble car, tout en offrant trois perspectives différentes sur l’ascension et la chute des néandertaliens, ils servent d’illustration à un thème plus général de la recherche contemporaine : le schisme entre la science organismique et la biologie moléculaire.

La première, la plus traditionnelle des deux, observe les populations et les organismes (animaux ou plantes) entiers, pour étudier leur écologie et leur évolution. La biologie moléculaire analyse les molécules du vivant, en particulier l’ADN, pour étudier la mécanique minuscule de la biochimie et de l’hérédité. La première, disent ses partisans, est holistique alors que la seconde est réductionniste. La seconde, disent les partisans de l’autre camp, est mécaniste et précise, alors que la première est descriptive et nébuleuse. Le débat a pu vous échapper, si vous ne travaillez pas dans ce domaine et n’êtes pas impliqué dans l’allocation de budgets universitaires. Cette querelle, discrète et intestine mais acerbe, remonte à la fin des années 1950 et au début des années 1960, quand Edward O. Wilson (organismique) et James D. Watson (moléculaire) étaient de jeunes chercheurs en concurrence pour un poste à Harvard – une joute archétypale, décrite par Wilson dans ses Mémoires, Naturaliste (4) –, et quand leurs aînés tels que George Gaylord Simpson, Ernst Mayr et Theodosius Dobzhansky (tous organismiques) publiaient des essais avec des titres du genre « La crise en biologie » (5).

La fracture a persisté pendant des décennies mais s’est resserrée et a en partie guéri depuis quelques années, les biologistes moléculaires redécouvrant combien sont fascinantes les questions d’évolution et les biologistes organismiques se montrant plus à l’écoute des méthodes moléculaires. Les deux camps sont toujours en concurrence pour le respect et les ressources, mais pas de manière aussi acerbe que par le passé.

Une forme inconnue d’être humain

Le mystère des néandertaliens est un problème parfait pour tester les deux approches, car des scientifiques l’abordent d’un côté comme de l’autre (Stringer, Papagianni et Morse dans le camp organismique, Pääbo dans le camp moléculaire) et parce que les données disponibles sont fort limitées : des outils de pierre, des os et de rares traces d’ADN ancien. Il est impressionnant de voir la science en faire autant avec si peu.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, personne n’avait la certitude qu’une autre espèce d’humain ou de créature humanoïde eût jamais partagé la planète avec nous. Dans les années précédant la publication par Darwin de la théorie de l’évolution, l’idée était à peine imaginable – sinon pour certains pseudo-scientifiques, principalement des hommes blancs en Europe et aux États-Unis, qui considéraient les races humaines comme des espèces distinctes. Des fossiles de dinosaures et d’autres animaux disparus avaient fait leur apparition et suscité la perplexité (l’idée même d’extinction des espèces était hétérodoxe), mais on n’avait découvert quasiment aucun indice de formes d’humanité anciennes et différentes. Le crâne d’un enfant trouvé dans une grotte dans l’est de la Belgique en 1829 et celui d’un adulte découvert à Gibraltar en 1848 avaient été rangés dans un tiroir sans autre forme de procès (ils seront identifiés plus tard comme néandertaliens). Et puis, en 1856, les ouvriers d’une carrière de pierre déterrèrent, toujours dans une grotte, sur une pente abrupte dominant la rivière Düssel, dans la vallée de Neander (près de l’actuelle Düsseldorf), des os ce qu’ils prirent pour un ours des cavernes (les ours des cavernes étaient connus pour être une espèce disparue et depuis un siècle leurs restes étaient souvent laissés là où ils avaient été trouvés).

Le chef de chantier a confié ces os « d’ours » à un maître d’école de la région féru d’histoire naturelle, Johann Karl Fuhlrott, qui eut un choc en comprenant qu’il avait affaire aux restes d’une forme inconnue d’être humain. Il y avait une voûte crânienne avec de gros bourrelets sus-orbitaires, deux fémurs, cinq os de bras et d’autres fragments. Fuhlrott confia sa découverte à Hermann Schaaffhausen, professeur d’anatomie à l’université de Bonn, qui écrivit un article affirmant que ces fossiles étaient ceux d’un nouveau type d’humain, remontant à une époque antérieure aux « races barbares » d’Europe, antérieure aux Celtes et aux premières tribus germaniques, antérieure même au Déluge. À Londres, Thomas Huxley s’étant intéressé au compte rendu de Schaaffhausen, Fuhlrott lui envoya un moulage en plâtre du crâne (6). Il décrivit les fossiles néandertaliens dans son livre de 1863, « La place de l’homme dans la nature », les analysant de manière provocante à la lumière de la théorie de son ami Darwin, que le savant avait enfin publiée quatre ans plus tôt, après deux décennies d’hésitations. Cette même année, au congrès de la British Association for the Advancement of Science, le géologue William King inventa le nom qui est resté :  Homo neanderthalensis. Il fut ainsi « le premier à utiliser des fossiles pour nommer une espèce disparue apparentée à la nôtre », comme le relèvent Papagianni et Morse.

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Leur livre est un récit sobre, linéaire, qui parcourt le dernier million d’années de l’histoire humaine en Europe telle qu’elle ressort des outils de pierre retrouvés. Les auteurs nous font visiter de très nombreuses grottes : Sima del Elefante (7) en Espagne, Petralona (8) en Grèce, Gorham (9) à Gibraltar, Tabun (10) et Kébara (11) en Israël, Pestera cu Oase (12) en Roumanie, Vindija (13) en Croatie. Le charme et la fraîcheur de leur livre tiennent à ce qu’il traite l’évolution humaine comme une curieuse histoire conduisant aux néandertaliens, et non comme un conte moral tirant vers le haut jusqu’à atteindre le sommet quasi divin représenté par l’homme moderne. L’ouvrage excelle particulièrement dans les chapitres centraux, qui concernent la période allant à peu près de - 250 000 à - 60 000 ans, pendant laquelle les néandertaliens ont évolué (probablement à partir d’une autre espèce d’humains, Homo heidelbergensis, venus d’Afrique beaucoup plus tôt) et ont trouvé le moyen de survivre dans un environnement froid ponctué d’âges glaciaires. Les outils ont joué dans cette bataille pour la survie un rôle crucial, mais il fallut être patient. « Pendant le premier million et demi d’années après l’invention de la hache de pierre, écrivent Papagianni et Morse, la technologie de la pierre s’est peu améliorée. » Et puis le rythme s’est accéléré. Quelqu’un a inventé ce qu’on appelle maintenant la technique de Levallois, du nom de la banlieue de Paris où ces outils ont été trouvés la première fois. La méthode consiste à préparer un bloc de pierre et, par percussion, à en détacher des éclats utilisables, de forme prédéterminée. L’artisan devait donc d’abord choisir des pierres prometteuses, et probablement les transporter avec lui d’un endroit à l’autre, pour les exploiter à mesure de ses besoins. Papagianni et Morse y voient « un important bond en avant cognitif » témoignant de l’émergence des néandertaliens.

Un triste et discret oubli

Dans le sillage de cette découverte, les néandertaliens ont connu leur période « classique », entre environ - 60 000 et - 45 000 ans, pendant laquelle le climat de la Terre fut relativement doux, et ils ont étendu leur présence vers le nord de l’Europe et vers l’est de l’Asie. Papagianni et Morse nous rappellent que cette espèce a joui d’un véritable succès, jusqu’à un certain point et pendant un certain temps. Chasseurs émérites, avec leurs outils Levallois, ils « survécurent dans des climats hostiles en perfectionnant leurs vêtements et les moyens de faire du feu. Ils enterraient leurs morts et prenaient soin des malades. Ils exploitaient de multiples sources de nourriture, y compris les produits de la mer. Ils utilisaient l’ocre rouge, peut-être dans un but symbolique ». L’ocre rouge a notamment pu servir de teinture, pour lustrer et embellir les peaux dont ils s’habillaient et leurs corps. Mais les néandertaliens ne sont pas allés jusqu’à acquérir la faculté (ou le désir) de produire des bijoux avec de petites perles et des coquilles. Cette vanité nous est réservée, à nous les modernes (14).

Et puis est venue leur fin. Papagianni et Morse laissent entendre que les hommes modernes de culture gravettienne (15), peut-être avec l’aide d’une nouvelle glaciation, ont mené les néandertaliens à leur triste et discret oubli. Les gravettiens fabriquaient des outils plus sophistiqués en silex et en os. Ils établissaient des colonies de peuplement durables et stockaient la nourriture. Ils produisaient des figurines de femmes plantureuses, signe d’imagination symbolique et d’instincts sexuels assumés. Ils attrapaient des poissons dans les rivières et chassaient les animaux migrateurs dans la steppe. Tout cela était plus que ne pouvaient faire les néandertaliens. Les hommes modernes devinrent de plus en plus nombreux et occupèrent des régions de plus en plus étendues. Ils prospérèrent dans les prairies qui s’ouvraient dans le nord de l’Europe et l’Asie à mesure que le climat changeait. Les néandertaliens se retranchèrent dans leurs derniers refuges, peut-être en Espagne et dans les franges méridionales de l’Europe, puis disparurent.

Chris Stringer est le coauteur de plusieurs livres destinés au grand public (et de centaines d’articles scientifiques) sur l’évolution de l’homme moderne et de nos différentes espèces de cousins, y compris les néandertaliens. Publié en 2012 en anglais, Survivants se demande pourquoi nous, lesHomo sapiens, sommes les seuls représentants du groupe très divers des hominidés à avoir survécu. Stringer a une formation d’anatomiste et se fonde principalement sur la morphométrie, mesurant et comparant la forme des os, leur taille et leurs schémas de croissance. Les crânes sont particulièrement instructifs et importants pour ce type de démonstration. Il raconte dans son livre le périple de 8 000 km en voiture qu’il fit en 1971, jeune doctorant à l’allure bohème, pour aller visiter des collections dans dix pays d’Europe et mesurer des crânes de néandertaliens et de leurs successeurs modernes, qu’on appelait alors Cro-Magnon (16). Il avait avec lui « une petite valise pleine d’instruments de mesure en métal, des pieds à coulisse, des mètres, des rapporteurs », ainsi qu’un appareil photo pour garder une trace des formes des spécimens et de leur état de conservation. Il revint à l’université de Bristol après quatre mois de nuits passées dans sa voiture et dans des auberges de jeunesse, ayant essuyé plusieurs complications au passage des frontières et deux vols, transportant « l’un des plus vastes ensembles de mesures sur des crânes de néandertaliens et d’hommes modernes anciens jamais réunis par quiconque jusqu’alors ». Stringer consigna ces données sur des cartes perforées et en nourrit l’ordinateur de l’université, une machine grande comme plusieurs pièces mais dotée d’une petite fraction de la puissance de calcul d’un iPhone. Il s’agissait notamment de mettre à l’épreuve l’idée d’une continuité entre les néandertaliens et l’homme moderne. Appartenaient-ils à la même lignée ? L’analyse des données qu’il avait recueillies l’amena à conclure par la négative. Les hommes modernes, récents immigrés d’Afrique, avaient remplacé les néandertaliens sans fusionner avec eux.

Stringer appelle à présent cette théorie le modèle de l’Origine africaine récente, plutôt que le  modèle « Out of Africa », pour distinguer l’homme moderne des vagues précédentes d’immigration d’Afrique. Une hypothèse rivale, proposée dans les années 1930 par un scientifique allemand et développée ultérieurement par un paléoanthropologue américain, Milford Wolpoff, est connue sous le nom de modèle multirégional. Il affirme qu’Homo sapiens a émergé de l’espèce qui l’a précédé,Homo erectus, non par une soudaine révolution en Afrique, comme le pense Stringer, mais par un processus plus graduel, impliquant une diffusion et des changements génétiques sur tout l’éventail des humains, incluant Homo erectus en Asie et en Afrique aussi bien qu’Homo neanderthalensis en Europe. Les individus voyageaient, encore que lentement ; ils croisaient leurs gamètes partout où ils allaient ; les mutations avantageuses se répandaient d’un lieu à un autre. Et toute cette vaste population d’humains apparentés progressait peu à peu, sans diverger pour former des espèces distinctes et sans qu’un groupe particulier vienne en remplacer un autre. Un corollaire de ce modèle est que, même si les néandertaliens existaient, l’espèce Homo neanderthalensis, elle, n’existait pas. Le croire serait une erreur taxonomique. Il existe des « diviseurs » et des « regroupeurs » chez les taxonomistes, enclins à commettre des erreurs en sens contraires. Wolpoff est un « regroupeur » et, pour lui, Homo neanderthalensis est une fausse catégorie imaginée par des « diviseurs ». Stringer n’est pas d’accord. Il voit la réalité d’Homo neanderthalensis dans ses os – ce crâne avec ses gros bourrelets sus-orbitaires et sa fosse suprainiaque (une petite dépression à l’arrière de l’os occipital), ces robustes fémurs – qu’il a si soigneusement observés et mesurés.

Après les momies, Svante Pääbo travailla sur l’ADN ancien d’une espèce de zèbre disparue, de paresseux du Pléistocène, puis se concentra sur le groupe d’os de néandertaliens sauvegardés par le maître d’école Johann Fuhlrott en 1856. Connus maintenant sous le nom de Néandertal I, ils sont devenus le spécimen type, la référence permanente pour toute comparaison taxonomique de la nouvelle espèce. Chris Stringer avait mesuré certains d’entre eux, notamment la voûte crânienne, lors de son voyage de 1971. Vingt-cinq ans plus tard, en 1996, Pääbo obtint un petit morceau d’os du même individu.

Ce n’étaient que 3,5 grammes, prélevés sur l’humérus droit avec une scie stérile par un archéologue obligeant du Rheinisches Landesmuseum à Bonn, où les fossiles de Fuhlrott étaient conservés. L’un des étudiants de Pääbo, Matthias Krings, a extrait des fragments d’ADN du bout d’os pulvérisé et les a donnés à analyser à une nouvelle machine à séquencer l’ADN. Quand les résultats ont commencé à tomber, Pääbo reçut un coup de fil du labo tard dans la nuit.

« Ce n’est pas humain », disait Krings. Il voulait dire par là que ce n’était pas de l’ADN d’homme moderne ; pas l’effet d’une contamination par l’un de nous ou d’autres. C’est le résultat qu’on espérait : de l’ADN de néandertalien.

« J’arrive », marmonna Pääbo, et il s’habilla en vitesse.

Son livre « L’homme de Neandertal » s’ouvre sur cet épisode, et c’est bien vu de la part du chercheur, qui nous convie d’emblée à partager ce moment où il vit ses années d’efforts pour extraire de l’ADN de fossiles d’hominidés porter leurs premiers fruits spectaculaires. Il ne cache pas la fierté que lui procure l’article qu’il publia peu après dans la revue Cell, signé de lui, de Krings et de quatre autres collègues, annonçant leur prouesse et ce qu’elle semblait impliquer. Ils avaient isolé des fragments d’ADN mitochondrial (plus facile à collecter que l’ADN du noyau, parce qu’il est plus abondant dans chaque cellule, bien qu’il soit hérité seulement de la mère (17)) , assemblé ces fragments pour en faire une chaîne continue, et comparé celle-ci avec un matériau comparable tiré d’individus vivant aujourd’hui. Leur analyse a montré que la séquence néandertalienne allait au-delà de la gamme des variations possibles chez les humains actuels. L’homme de Neandertal ne nous avait donc rien apporté. Ce résultat, affirma le groupe de Pääbo, « étaye le scénario dans lequel l’homme moderne est apparu récemment en Afrique en tant qu’espèce séparée » et a remplacé les néandertaliens « avec pas ou peu de métissage ».

Pas totalement éteints

Stringer a assisté à la conférence de presse dans laquelle fut annoncée la découverte de Pääbo : « Je me souviens avoir été tellement transporté, écrit-il, que j’ai comparé l’exploit à l’atterrissage d’un humain sur Mars ! » Ou seulement sur la Lune, selon la version de Pääbo. Un bel exploit en tout cas, et un rappel que la mémoire humaine (était-ce Mars ou la Lune ?) n’est pas aussi précise que la biologie moléculaire.

Mais, en écrivant « avec peu ou pas de métissage », l’équipe de Pääbo avait pris une précaution. Si leurs résultats montraient bien qu’il n’y a pas eu de transmission d’ADN mitochondrial des mères néandertaliennes à la lignée humaine moderne, ils n’excluaient pas la possibilité que les néandertaliens nous aient légué d’autres gènes. Dans son livre, presque deux décennies plus tard, Pääbo explique en détail à quel point cette précaution était prémonitoire. Car ses recherches ultérieures ont prouvé que la première découverte – pas de passage de gènes des néandertaliens vers l’homme moderne – était bel et bien fausse.

Après l’an 2000, trois os de néandertaliens provenant d’un autre site, la grotte de Vindija en Croatie, ont fourni assez d’ADN nucléaire à l’équipe de Pääbo pour séquencer plus de quatre millions de nucléotides de trois individus et assembler une maquette du génome entier des néandertaliens. C’était déjà là en soi un beau succès, mais seulement un prélude à ce que l’analyse des données allait révéler. En comparant le génome de ces néandertaliens à celui d’hommes vivant aujourd’hui, Pääbo et son équipe ont découvert qu’entre 1 % et 4 % de l’ADN des Européens et des Asiatiques modernes provient d’un métissage avec des néandertaliens (les Africains ne possèdent pas cette composante hybride, probablement parce que Néandertal n’est jamais allé sur le continent). Pääbo admet avoir été étonné quand il a vu les résultats préliminaires sur son écran d’ordinateur : « Cela contredisait ce que j’avais moi-même cru. Les néandertaliens n’étaient donc pas totalement éteints. Leur ADN s’est perpétué dans les personnes vivant aujourd’hui. »

Stringer ne s’est pas laissé trop affecter par les découvertes génétiques de Pääbo. « Au motif  qu’un métissage semble s’être produit entre les hommes modernes et archaïques, aussi bien en Afrique qu’ailleurs, faudrait-il abandonner les noms des différentes espèces et regrouper tous les fossiles du dernier million d’années ou davantage sous l’étiquette Homo sapiens, comme certains le suggèrent ? » Sa réponse est non. Son modèle corrigé intègre les nouvelles données moléculaires, un peu comme un sac mou qui a reçu un violent coup de poing. Il le baptise « Origine africaine récente + Hybridation ». C’est un compromis : les hommes modernes sont arrivés d’Afrique il y a environ 50 000 ans, mais alors, après avoir rencontré les néandertaliens au Moyen-Orient et en Europe, ils se sont métissés avec eux jusqu’à un certain point et en ont conservé quelques gènes exotiques. Nos ancêtres savaient s’adapter, et Chris Stringer aussi.

L’histoire s’est poursuivie depuis l’impression du livre de Pääbo. Des études publiées début 2014 par deux groupes indépendants, l’un avec Pääbo et le généticien de Harvard David Reich, l’autre dirigé par Joshua Akey à l’université de l’État de Washington, concluent qu’entre 20 % et 40 % du génome complet des néandertaliens se retrouve éparpillé dans le génome des hommes d’aujourd’hui. Certains d’entre nous en ont hérité plus que d’autres : pour des raisons inconnues, les populations d’Asie orientale semblent en avoir conservé une plus grande part que les Européens.

Jaillissement de chevaux et d’aurochs

Une question surgit aussitôt de la découverte de gènes néandertaliens dans notre lignage : quel en est l’impact ? Une question à laquelle il est difficile de répondre, même avec l’aide des appareils de séquençage les plus sophistiquées et des meilleurs logiciels d’analyse des génomes. On attend le chercheur qui nous dira ce que l’ADN des néandertaliens fabrique dans notre corps, s’il fabrique quoi que ce soit, et quels fragments ont pu influencer notre histoire évolutionnaire. Les analyses de Pääbo et Akey convergent sur un point : nombre d’entre nous portons des gènes néandertaliens qui contribuent à la production de kératine, une composante essentielle de la peau, des cheveux et des poils. Le fait que ces gènes soient restés avec nous pendant au moins 30 000 ans de sélection naturelle suggère qu’ils ont au moins marginalement servi à quelque chose. Mais personne, pas même Pääbo, ne peut dire à quoi. Nous ont-ils aidés à nous protéger contre le soleil, le cancer de la peau, la teigne, ou à éviter un désavantage reproductif dû à la calvitie ? Peut-être. Mais peut-être pas.

La génomique ne nous a pas permis non plus d’apporter une réponse à cette autre grande question : pourquoi avons-nous pris notre essor de manière aussi éclatante précisément au moment où Neandertal disparaissait ? La forme des crânes ne l’explique pas. Le perfectionnement des outils non plus. Les données brutes que nous possédons sur ce point comprennent les magnifiques représentations de la vie d’animaux sauvages qui ornent les grottes de Lascaux, Altamira, Las Monedas, et en particulier Chauvet, avec son jaillissement de chevaux et d’aurochs, ses rhinocéros à longues cornes, ses lionnes au regard concentré, rendues avec la plus grande minutie.

Découverte en 1994, la grotte Chauvet, dans la vallée de l’Ardèche, a été datée des environs de - 30 000 ans, date à laquelle les néandertaliens avaient disparu de la plus grande partie de l’Europe, ou s’étaient définitivement éteints, ne laissant que quelques enfants hybrides dans la population des nouveaux venus (18).  C’est alors qu’un phénomène nouveau s’est produit. Quelqu’un s’est mis à peindre.

 

Cet article est paru dans Harper’s en septembre 2014. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay.

Notes

1| The Neanderthals Rediscovered: How Modern Science is Rewriting Their Story, Thames & Hudson, 2013.

2| Dimitra Papagianni enseigne à l’université de Manchester. Michael A. Morse a écrit un livre remarqué sur l’histoire de l’implantation des Celtes en Grande-Bretagne.

3| Survivants. Pourquoi nous sommes les seuls humains sur terre, Gallimard, 2014. Lire « L’homme, ce survivant », Books, n° 54, mai 2014.

4| Bartillat, 2000.

5| «The Crisis in Biology » est un article publié en 1967 par Simpson, considéré comme l’un des plus grands paléontologues du XXe siècle. Ernst Mayr et Theodosius Dobzhansky étaient des théoriciens de l’évolution.

6| Huxley était un anatomiste célèbre qui avait pris fait et cause pour Darwin, au point d’en rajouter un peu (on le surnomma « le bulldog de Darwin »).

7| Sima del Elefante est un site de la Sierra d’Atapuerca où ont été trouvés un fragment de mandibule humaine et des objets en pierre taillée attestant la présence d’hominidés en Europe occidentale il y a 1,1 à 1,2 million d’années.

8| Petralona en Thessalie contient des restes humains plus anciens que les néandertaliens.

9| Le site de Gorham, à la base du rocher de Gibraltar, a révélé les dernières traces de la présence de néandertaliens en Europe .

10| Le site de Tabun comprend notamment le squelette d’une femme néandertalienne datant de 120 000 ans.

11| Le site de Kébara contient le squelette le plus complet de néandertalien jamais trouvé. Il date de 60 000 ans.

12| Le site de Pestera cu Oase comprend des restes d’humains datés de – 37 800 et présentant des traits mixtes relevant à la fois de la lignée des néandertaliens et de celle de Sapiens.

13| Le site de Vindija comprend des restes de néandertaliens de plusieurs époques et des restes d’humains à traits mélangés datés de – 31 000 à – 28 000.

14| Les premiers colliers de coquillages ont été retrouvés dans la grotte de Blombos sur la côte sud de l’Afrique du Sud. Ils sont vieux de 70 000 ans.

15| Le mot « gravettien » vient du site de La Gravette en Dordogne. La culture gravettienne a duré d’environ – 29 000 à – 22 000. La fameuse Dame de Brassempouy date de cette époque.

16| Du nom d’une sépulture du gravettien trouvée aux Eyzies-de-Tayac en Dordogne en 1868.

17| Les mitochondries sont des organites dispersés dans le cytoplasme de la cellule. L’ADN nucléaire est, lui, enfermé dans le noyau de la cellule ; il contient les chromosomes hérités des deux parents.

18| Des chercheurs français estiment maintenant que les plus anciens dessins de la grotte Chauvet remontent à 26 000 ans.

LE LIVRE
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Neandertal. À la recherche des génomes perdus de Svante Pääbo, Des liens qui libèrent, 2015

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