L’incroyable bête du Gévaudan

Sous Louis XV, le meurtre d’une série de bergères en Lozère entraîna une psychose collective, qui retentit dans l’Europe entière.

De l’été 1764 à l’automne 1765, peu après le désastre de la guerre de Sept Ans, les hauteurs désolées du Gévaudan furent le théâtre d’un drame épouvantable et burlesque. Dans une région particulièrement infestée par les loups (en ce temps-là, il y avait des loups jusqu’en Normandie), un animal doué d’un talent particulier se mit à occire des humains. Il affichait une nette préférence pour les jeunes bergères, qu’il prenait soin de déshabiller au préalable. Il les dévorait. À en juger par le Courrier d’Avignon, un périodique sous autorité papale qui publia près de cent articles sur le sujet en treize mois, l’animal détachait souvent la tête, buvait tout le sang de la victime, puis faisait craquer le crâne, mangeait la cervelle et léchait avec soin pour laisser les os propres et nets. Une jeune fille vit sa sœur attaquée et rester debout, sans tête. La région était rude. « Un pays abominable, avec une nourriture infecte », raconte un piquier normand qui participa aux battues organisées pour trouver la bête. Les habitants parlaient le gabalitain, un dialecte occitan. Ils ne mangeaient pratiquement que du pain et du porc salé, écrit Graham Robb en rendant compte du livre de l’historien américain Jay Smith dans la London Review of Books. La bête prit bientôt les allures d’un loup-garou, d’une hyène ou d’un monstre hybride. Âgé de 79 ans, l’évêque de Mende fit diffuser un texte certifiant que c’était un messager de Dieu, envoyé pour châtier ce qui restait d’esprit protestant chez ses ouailles. Des processions furent organisées, où l’on portait des statues de saints. En quête de crédibilité, le gouvernement de Louis XV envoya la troupe. Un capitaine de dragons originaire d’Amiens, Jean-Baptiste Duhamel, échoua lamentablement et dressa la population contre lui, car il exposa des enfants comme appâts. Pour se dédouaner, il fit croire qu’il avait vu l’animal et fit réaliser des gravures d’une scrupuleuse stupidité, qui firent le tour de la presse européenne et amusèrent beaucoup les Anglais. Paris envoya ensuite un célèbre chasseur de loups, Jean-Charles d’Enneval, qui ne parvint pas à tuer un seul animal en trois mois de chasse intensive. Un grand loup fut finalement abattu par un autre envoyé du roi, sa carcasse fut présentée dans l’antichambre de la reine. Ce n’était guère qu’un grand loup, et il n’était manifestement pas le seul coupable, car les attaques se poursuivirent un temps, avant de se raréfier. Professeur à l’université de Caroline du Nord, Jay Smith s’est emparé avec conviction de ce sujet jusqu’alors considéré par les historiens comme relevant du folklore. C’est l’histoire d’une psychose collective, rappelant la Grande Peur de 1789 et d’autres plus récentes, note Robert Darnton dans la New York Review of Books. Mais ce que parvient surtout à démontrer Smith, écrit-il, c’est que « les nobles et le clergé instruit de la région manifestèrent une crédulité plus grande encore que celle des paysans ». Les gravures et les récits absurdes que l’on s’arrachait dans les gazettes, après tout, étaient destinés aux gens sachant lire. Quant à l’idée que les bergères déshabillées avant d’être tuées avaient pu l’être par un homme, ou plusieurs, elle n’était pas évoquée.
LE LIVRE
LE LIVRE

Monstres du Gévaudan de Jay Smith, Harvard University Press, 2011

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