Louis Chauvel : « Les classes moyennes françaises sont écartelées »

Malgré une polarisation des revenus aussi forte qu’aux États-Unis, les inégalités ne se sont pas creusées en France ces trente dernières années. Notre modèle, fondé sur la redistribution, est-il tenable ? Le sociologue Louis Chauvel fait le point sur la question.

Faites-vous pour l’avenir des classes moyennes françaises un diagnostic aussi lugubre que Don Peck, dans son enquête parue dans The Atlantic et traduite dans le numéro de février de Books, pour les classes moyennes américaines ? Le problème, en France, est que les classes moyennes tombent de plus haut. Dans les années 1990 encore, aussi bien chez les sociologues Henri Mendras et Alain Touraine que dans la vision d’un Jacques Delors, la question sociale était marquée par l’opposition suivante. D’un côté, les classes moyennes – deux Français sur trois, disait Giscard D’Estaing en 1977 – incarnaient le bel équilibre d’un confort intermédiaire, modeste et harmonieux. De l’autre, les extrêmes, à l’écart de ce monde parfait : les « nouveaux pauvres », qui en étaient exclus par le bas, et les privilégiés, qui en étaient exclus par le haut. Ce beau rêve des classes moyennes stables et équilibrées, qui frise l’idéal social d’Aristote ou de Confucius, se délite et laisse place à une réalité plus inquiétante : aujourd’hui, c’est au centre même de la société que nous mesurons des tensions nouvelles, qui ne sont pas  fantasmées et psychologiques, mais bien réelles. Dans Les classes moyennes à la dérive, en 2006, j’ai utilisé la métaphore du morceau de sucre au fond de la tasse à café pour caractériser la dynamique sociale française : dans la partie haute du sucre, rien ne se passe, en apparence, alors que la déliquescence qui ronge les parties inférieures remonte progressivement par capillarité, et que tout l’édifice finira par s’écrouler si rien n’est fait. En France, nous avons tendance à ne traiter des problèmes qu’avec retard. Il nous a fallu dix années de chômage de masse pour détecter enfin, au milieu des années 1980, la « nouvelle pauvreté », et nous avons inventé le RMI en 1989 ; il couvre aujourd’hui un million de personnes. Il a fallu attendre le milieu des années 1990, et Emmanuel Todd, pour prendre conscience de la nouvelle fracture sociale – la rupture entre les classes populaires et les classes moyennes ; pour colmater la brèche, nous avons inventé la CMU (4 millions de bénéficiaires) et la Prime pour l’emploi (9 millions). Si nous allons au bout de cette logique, parvenus aujourd’hui au troisième stade que constitue la découverte des « classes moyennes à la dérive », je crains qu’il ne nous faille bientôt aider des dizaines de millions de nos concitoyens. Avec l’argent de qui ? C’est là qu’est la clé du paradoxe français. D’un côté, les inégalités de rémunération ont explosé avec une polarisation des revenus salariaux aussi forte qu’aux Etats-Unis, comme le montre David Autor, du MIT. Il en résulte l’apparition d’un large sous-prolétariat exclu de l’« emploi décent », si l’on veut bien désigner ainsi le travail stable de niveau intermédiaire caractéristique de la société salariale des années 1970. D’un autre côté, la France fait partie des très rares pays développés où les inégalités de revenu disponible après impôt n’ont quasiment pas évolué en trente ans – si l’on oublie le patrimoine, bien sûr. Cette stabilité serait une très bonne chose s’il s’agissait d’éviter les dégradations humaines et sociales liées à la pauvreté de masse telle qu’on peut l’observer dans des régions entières des Etats-Unis : Detroit, Baltimore ou Pittsburgh sont autant de noms qui évoquent l’horreur postindustrielle américaine. Mais, du point de vue des classes moyennes au travail aujourd’hui – fonctionnaires, salariés du secteur privé ou chefs d’entreprise de taille intermédiaire –, ce très haut niveau de protection va de pair avec le sentiment de tenir la société à bout de bras (par les cotisations sociales, les impôts et les contributions de tous ordres) pour ne jamais, au bout du compte, jouir vraiment du système. Pour ne rien dire des affres d’un monde du travail qui, dans le public comme dans le privé, apparaît comme un lieu de maltraitance systémique, où le management semble parfois vouloir dégoûter les salariés. Beaucoup ont l’impression de payer à fonds perdus pour un système de santé dont on ne bénéficie jamais (en ville, où sont les généralistes à 23 euros disponibles hors des heures de bureau et que la mutuelle remboursera intégralement ?), pour une retraite lointaine dont l’horizon s’éloigne à mesure que l’on s’en approche, pour un parc de logements sociaux où abondent les situations d’injustice flagrante. Si les mannes célestes de l’Etat pourvoyeur de bien-être allaient réellement, en France, dans le sens de la justice sociale, dans un pays qui redistribue 56% de son PIB, il n’y aurait pas de problème. Mais les classes moyennes n’y croient plus. Il règne, au cœur même de la société française, le sentiment obscur que personne ne bénéficie positivement du système alors que quelques-uns en abusent véritablement. Pour le salarié de niveau intermédiaire, le travail régulier, qualifié, inscrit dans le long terme, ne rapporte plus : en 1970, la seule possession d’un diplôme permettait de se loger sans l’aide de personne ; en 2012, quel que soit le milieu social, le soutien des parents reste essentiel pour les moins de 50 ans.  En définitive, beaucoup peinent à comprendre comment, dans un pays où la dépense publique est si forte, les difficultés sociales peuvent être aussi prégnantes. C’est pourquoi, sans dédouaner de ses responsabilités le capitalisme conservateur qui caractérise notre pays, où il est plus facile d’être rentier qu’entrepreneur, nous devons nous interroger sur le rôle ou la responsabilité qu'ont pu avoir certains gouvernements socialistes dans leur action vis-à-vis du salariat, voire à l'égard de l’idée même de travail, en particulier vis-à-vis de la notion de « travail fier » que nous devons à Victor Hugo. Entre la retraite à 60 ans, les 35 heures, le décrochement du salaire net par rapport au vrai coût de la vie, et notamment du logement, l’explosion du coût des mutuelles, la difficulté croissante à se soigner ou accéder au logement social lorsqu’on n’a pas toute sa semaine pour soi, la figure du travailleur se rapproche de celle du martyr pour les membres concernés des classes moyennes. Dès lors, coincées entre un faux libéralisme qui ne fait de place qu’à l’initiative des héritiers et un faux socialisme qui a remplacé l’idée de justice sociale par une pensée rigide d’ayants-droit, les catégories moyennes risquent bien de subir l’addition des tares de la société américaine et des tares de notre vieux socialisme continental : société statutaire calcifiée, égalitarisme de privilégiés hypocrites, absence de professionnalisme frisant la désinvolture, identification de la pensée 1968 à l’idée d’avenir, clientélisme voire système de resquille et de fraude généralisées… Tels sont les reproches que les classes moyennes en souffrance adressent au système social contemporain (1). La décennie sera marquée par cette prise de conscience. Les Français ne deviendront jamais des Américains, mais les membres d’une société à statut (ce que les Etats-Unis ne seront jamais) privés de protection sociale. La désindustrialisation touche-t-elle également la France de manière redoublée ? Depuis trente ans, face à la révolution des transports maritimes et aériens qui a mis en concurrence directe des ouvriers à 2 000 dollars par mois avec des ouvriers à 100 dollars, les pays développés ont réagi très diversement. La stratégie implicite des Etats-Unis est très simple : ce défi n’est pas si grave tant que le travail reste au centre de tout, chose possible à condition de laisser filer les inégalités ; résultat, les Etats-Unis deviennent à la fois un pays hyper développé et un pays en développement. Et l’on voit des communautés urbaines opulentes jouir d’un bien-être de niveau helvétique alors qu’à quelques kilomètres de là, il est des quartiers où l’espérance de vie peut-être comparable à celle de certains pays africains. Les meilleures universités peuvent être des ilôts géographiques cotoyant les pires difficultés sociales. Surtout, pour les classes moyennes inférieures, le travail industriel, riche et qualifiant, parti au loin, est remplacé par un travail de service pauvre. Cette équation, intenable en France, fonctionne aux Etats-Unis parce la population est convaincue qu’il n’existe pas de sot métier pour qui sait en saisir les opportunités. Pour renouveler chaque fois le rêve américain, l’exemple du balayeur devenu manager ou P-DG est sans cesse rappelé. Evidemment, cet exemple n’a pas de réalité statistique très différente de celle qu’elle a en Europe, mais chaque nouvelle génération d’immigrant (des fondateurs aux Irlandais, puis des Italiens aux Hispaniques, et maintenant des Chinois aux Indiens) a eu plus que l’espoir de se faire une place au soleil. Cela étant, bien sûr, une partie des Américains entretient le souvenir de l’âge d’or des classes moyennes dans les années 1950, une période qui a réellement existé, quand l’ouvrier presque analphabète pouvait devenir technicien et avait la quasi-certitude de pouvoir envoyer ses enfants à l’Université. Cette mémoire d’un âge d’or perdu se transmet, en Amérique, sur plusieurs générations. Depuis les années 1970 et la mise en concurrence de l’ouvrier américain avec celui des pays à bas salaire, les Etats-Unis ont maintenu l’hypothèse que le marché permettrait spontanément la conversion du mécanicien automobile en mécanicien d’aviation ou en spécialiste de la logistique. En réalité, autour de Detroit, Flint, Cleveland, Philadelphie et tant d’autres villes industrielles, des banlieues de toutes appartenances ethniques sont devenues des déserts économiques peuplés d’une humanité en deuil de ce qui faisait son identité : le travail fier. L’anthropologue Katherine Newman, dans son livre Falling from Grace (« déchoir »), paru en 1999, décrivait ainsi fort bien l’expérience d’individus confrontés à la déchéance sociale. Une moitié de la population parvient à sortir grandie de l’épreuve, mais pas l’autre. Le problème américain est d’abord celui de l’accumulation des « déchets humains » sur l’ensemble du territoire : l’expression est celle du sociologue danois Gösta Esping-Andersen qui par un esprit de dérision peu politiquement correct caractérisait ainsi (« Human Waste ») la tendance à l’exclusion de masse de certaines sociétés ultracompétitives (2). En effet, ce souci n’est pas tant celui des cols bleus en reconversion que celui des contremaîtres et de nombreux techniciens qui, par définition, doivent suivre leurs ouvriers ; que se passe-t-il lorsque les chaînes de production partent pour Shanghaï ou Bangkok ? Malgré toutes les horreurs sociales qui s’ensuivent, le système américain tient encore et semble disposer de capacités de rebond que nous avons vu à l’œuvre dans les années 1990, alors que l’Europe s’enfonçait dans le marasme. Et cela s’explique, précisément, par le caractère omniprésent et central du travail et de l’éthique du travail dans le système. Même à bon marché, le « job » est un espace où le salarié conquiert sa fierté, phénomène que nous ne connaissons pas dans les mêmes conditions en France. Chez nous, le travail est avant tout un lieu de conflit, de rapport de force, de souffrance, de maltraitance, et de paiement de cotisations sociales. Dans l’espace public, après sa journée, le salarié doit rentrer chez lui et surtout ne pas la ramener « parce qu’il y a des gens bien plus à plaindre », comme le chômeur et le retraité pauvre, et d’autres bien plus dignes, comme l’artiste et l’étudiant à vie. La réponse américaine à la globalisation (la concurrence marchande) a en effet deux grands concurrents, grands par l’esprit sinon par la taille. La stratégie suédoise consiste à re-former les adultes tout au long de la vie, en particulier les travailleurs des secteurs les plus exposés. Dans le régime nordique, l’investissement dans le travailleur tout au long de la vie n’est pas un vain mot. « Donnez une subvention et le travailleur mangera quelques jours, donnez une vraie formation et il travaillera toujours », pour paraphraser un célèbre dicton chinois. Ce système va de pair avec l’emploi jusqu’à 67 ans pour la grande majorité de la population, et l’intégration des jeunes dans le monde du travail dès l’âge de 18 ans. La stratégie française consiste, quant à elle, à rendre la vie hors du travail tout à la fois possible et même plutôt agréable par rapport aux tensions, anxiétés, humiliations vécues par le travailleur : « On commence tard, on finit tôt (pour l’instant), mais entre les deux, qu’est-ce que l’on souffre ! », persiflait justement Brice Courturier sur France Culture. La droite favorise, par sa politique fiscale, le legs, le rendement de long terme, la rente patrimoniale ; la gauche a favorisé la retraite. Nous avons transformé l’économie française en une industrie du loisir où la souffrance qui n’a pas de nom est celle du travailleur qui subventionne tout cela. Tant qu’il le peut. Le problème crucial de la désindustrialisation est que les sources de valeur ajoutée qui alimentent notre système se raréfient : l’aéronautique, l’agroalimentaire, le TGV, peut-être ; mais le nucléaire, l’informatique, l’automobile et bien d’autres secteurs de pointe en 1970 mettent en évidence le fait que notre avance passée n’est en rien gage d’avenir. Le manque d’investissement dans ces secteurs, tout comme le manque de développement de logements de qualité, est un exemple parmi d’autres des difficultés de notre société de rente à développer le travail créatif et utile de demain. Le problème du déclassement des hommes touche-t-il la France aussi fortement qu’il touche les Etats-Unis ? Le modèle de la société industrielle des années 1950 était celui de la sociologie de Talcott Parsons : les hommes à l’usine pour la production, les femmes à la maison pour la reproduction. Cette société etait inégalitaire et choquante, mais ce n’est pas une raison pour être aveugles aux maux qui se developpent lorsqu’on redistribue des places rares dans une société en stagnation. La nouvelle donne met sous très forte pression les hommes, en particulier ceux des jeunes générations, qui peuvent monter nettement plus haut, mais peuvent aussi descendre nettement plus bas que les femmes. Aux Etats-Unis, le débat sur la sociologie masculiniste (à côté des études féministes) a déjà permis quelques avancées dans cette direction de recherche. Un véritable humanisme ne peut faire l’économie d’un examen de la souffrance typiquement masculine de notre époque, que l’on comprend mieux lorsqu’on analyse le suicide, l’état de santé ou l’espérance de vie, ou encore le mal-être masculin que distille notre temps. Il ne suffit pas de dire que les hommes, par leur violence ou leurs difficultes psychologiques, l’ont bien cherché et n’ont que ce qu’ils méritent. En France, si nous regardons les choses en face, il faut souligner que le statut social des femmes a progressé en moyenne, et qu’en période de stagnation générale, le progrès des unes exige la régression de certains autres. En dehors du sommet de l’échelle (grandes écoles, grandes entreprises, grande politique), l’âge d’or masculin est derrière nous : emploi stable, à vie, porteur d’identité et fortement statutaire, avec un bon revenu qui couvre les besoins de toute la famille, tout cela est plus que menacé. Dans la concurrence entre les sexes, les hommes cherchent ces emplois au sens fort qui existent de moins en moins, s’enferment dans des secteurs en forme d’impasse jusqu’au licenciement final où le chômage de longue durée les attend. Les femmes « acceptent » plus facilement des « jobs » de transition, plus informels, plus modestes mais aussi parfois porteurs de plus d’opportunités futures, de savoir-faire et de savoir-être. Dans les années 1970, les femmes ont été les premières victimes du chômage ; aujourd’hui, ce n’est plus aussi clair. Bien des hommes regrettent en silence les temps anciens, intériorisent une frustration qui ne peut s’exprimer, dans un mouvement indicible et donc d’une violence décuplée, et l’on voit alors prendre racine les germes de l’anomie. Deshérence, incapacité à assumer des rôles anciens qui leurs sont encore réclamés, frustrations porteuses de violence, suicide, sont des figures de la génération masculine frappée par la désindustrialisation. Il existe un malaise spécifiquement masculin qui n’est pas réellement pris en compte, une déstabilisation des rôles que les jeunes hommes anticipent de plus en plus tôt avec un mal-être adolescent particulièrement différencié selon les sexes. Je le répète, le haut des classes moyennes échappe encore à cette tendance, qui la rattrapera sans doute. Mais, dans la mesure où les hommes et les femmes se rencontrent pour fonder la majorité des familles, la souffrance de l’un devient celle de tous. Aujourd’hui, en France, dès l'age de 10 ans, un quart des jeunes vivent sans père au domicile, le double de ce que nous connaissions voila trente ans. A suivre les courbes, nous allons bien en direction de ce que connaît la société américaine depuis des décennies, où l’on prévoit pour 2025 qu’une majorité absolue de jeunes américains sera sans père à domicile. Mieux vaut vivre seul que mal accompagné, mais quelles en sont les véritables conséquences ? Les familles monoparentales sont en moyenne plus pauvres en argent et en temps ; la sécurité économique du foyer est plus fragile, puisque le revenu d’un seul adulte doit pourvoir à tout. Dans les milieux qui possèdent vraiment du patrimoine et un statut social inattaquable, le modèle de la famille décomposée est coûteux mais envisageable. Dans les classes populaires, il s’agit des situations typiques de pauvreté, mais l’Etat-providence s’est adapté de facon à prendre le relais. Dans les classes intermediaires du salariat, il va avec des tensions extrêmes. Les femmes des classes moyennes pourraient bien être les victimes collatérales de l’effondrement des hommes des classes moyennes. Ces difficultés d’abord vécues en bas de l’édifice social tendent aujourd’hui à se développer dans des milieux qui ont certes plus de ressources mais pas tant que cela non plus. Pour l’instant, au sommet de la société, comme sur le morceau de sucre, tout va bien. Jusqu’à présent, le déclin des classes moyennes françaises s’exprimait surtout en termes de déclassement générationnel. Risque-t-il de s’étendre aux plus âgés ? C’est écrit : l’âge d’or des retraites se termine. Les générations ayant disposé de carrières complètes à bon taux de cotisation sont déjà pensionnées et les quinquagénaires d’aujourd’hui forment les bataillons d’une future armée de vieux pauvres en 2020. La crise touchera les jeunes et les moins jeunes, et pendant encore une dizaine d’années, les retraites des générations nées en 1940 permettront de pallier les difficultés de deux générations, tout comme la retraite de réversion de l’arrière grand-mère veuve de mineur de fond permet aujourd’hui, à Bully-les-Mines, à plusieurs générations de survivre. Mais ce regime social n’est pas soutenable. Les classes moyennes risquent-elles de « décrocher » de la communauté politique ? Ici, l’argument des classes doit se combiner avec celui des générations. Le système politique français est constitué de jeunes trentenaires de 1981 qui sont de jeunes sexagénaires aujourd’hui ; des gens généralement issus de la base, du syndicalisme, de la politique au local, notamment dans la fonction publique. D’ici à 2017, ils se représenteront, pour la plupart. Ensuite, nous avons un grand vide générationnel : il n’y a pas de relais ni de successeurs prévus. Nous assisterons vraisemblablement à l’émergence d’une classe politique d’héritiers et d’héritières de circonscriptions familiales, dont le sport préféré pourrait être la braderie de concessions de services publics au profit de proches ; et à l’émergence d’un parti ni droite, ni gauche, ni centre, ni FN, une sorte de parti justicialiste à forte teneur populiste et démagogique, qui surfera sur l’ensemble des thèmes de l’indignation, qui ne manqueront pas de fleurir dans une société en crise profonde, marquée par la décomposition d’une classe moyenne en détresse. La société francaise emprunterait en somme une voie argentine. Est-il trop tard pour réagir ? Je reste persuadé que produire et créer sont des éléments essentiels à la construction d’une identité humaine ascendante et au progrès. Le travail est donc le principal support d’une identité politique et sociale dans une démocratie de citoyens naissant égaux en droit. Depuis que la droite avantage la rente et la gauche la retraite, nous avons perdu ce fondement de la construction des classes moyennes. Renouer avec l’investissement productif, que ce soit dans le logement ou dans les activités scientifiques et techniques les plus élaborées, est la seule manière de se donner les moyens d’un avenir économique soutenable. Les élites asiatiques l’ont bien compris, comme le montre Niall Ferguson dans son dernier livre, Civilization. C’est à notre tour de fumer l’opium et de chercher l’ataraxie. Vous vous souvenez du mythe du mandarin chinois dans Le Père Goriot, de Balzac, qui l’empruntait à Chateaubriand (tout en citant Rousseau) ? Imaginez que vous deviez faire fortune ici-même pourvu qu’au même moment, un mandarin en Chine dût en mourir ! Qui donc hésiterait ? Et c’est un peu ce que nous avons fait à la Chine du XIXe siècle. Deux-cents ans après, c’est au tour des enfants du mandarin chinois d’accéder aux classes moyennes, s’il le faut au prix du bien-être de celles d’ici. Est-il immoral qu’ils n’hésitent pas plus que nous, et s’en donnent les moyens, par leur travail, leur goût des sciences et même de la culture ? La renaissance ici est possible, mais elle exige une politique de l’investissement dans le travail. Propos recueillis par Sandrine Tolotti 1. On peut lire sur ce sujet Le Déclassement, de Camille Peugny (Grasset, 2010). 2. Louis Chauvel fait référence au livre Les trois mondes de l’Etat-Providence (PUF). Sur le travail de Gosta Esping-Andersen, lire notre dossier « Y a-t-il un bon niveau d’inégalité sociale ? », p. 36, Books n°17, novembre 2010.   Louis Chauvel est sociologue et professeur à Sciences-Po. Célèbre pour ses travaux sur les inégalités de générations et sur les classes sociales, il a largement contribué au lancement du débat national sur le malaise des classes moyennes avec Les Classes moyennes à la dérive, en 2006. 
LE LIVRE
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Les classes moyennes à la dérive, Seuil

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