Malaparte au-delà de la légende

Dans sa recension de l’excellente biographie de Chateaubriand que vient de publier Jean-Claude Berchet, Mona Ozouf fait remarquer que jamais le chemin du biographe n’est pavé d’autant de difficultés que lorsque celui ou celle dont il raconte la vie a écrit son autobiographie. À ce cas de figure, elle aurait pu en ajouter deux autres : la biographie d’une de ces personnes qui se sont constamment évertuées à réécrire leur histoire en travestissant les faits, voire en inventant carrément des épisodes de leur passé ; et celle d’un de ces artistes extraordinairement doués envers lesquels, malgré tous les efforts que l’on fait en ce sens, on ne parviendra jamais à éprouver une véritable sympathie.

Curzio Malparte entre simultanément dans ces trois catégories. S’il n’a pas rédigé l’équivalent des Mémoires d’outre-tombe, une bonne partie de ses livres présentent un fort caractère autobiographique. Malaparte était par ailleurs un affabulateur notoire, qui s’attribuait des exploits imaginaires, manipulait les dates et se livrait sans état d’âme à des allégations purement et simplement mensongères. D’un narcissisme tellement caricatural et outrancier qu’il en devenait comique, vantard, misogyne, homophobe, calculateur, susceptible, cynique, retourne-veste en politique, il avait enfin plus qu’il ne faut de défauts pour décourager toute velléité de le trouver attirant.

C’est dire si ce que vient d’accomplir Maurizio Serra constitue un exploit qu’il convient de saluer. Malaparte. Vies et légendes n’est pas seulement la meilleure biographie de Malaparte disponible aujourd’hui. Rédigé directement en français dans une langue vive, précise et colorée, c’est aussi l’une des plus brillantes vies d’écrivain parues dans cette langue au cours des dernières années, un portrait d’une grande pénétration qui est en même temps le tableau d’une époque. L’ouvrage, qui avait déjà été distingué par le prix Casanova (décerné par principe à un ouvrage écrit en français par un auteur italien), a été honoré l’an dernier par le prix Goncourt de la biographie – une récompense tout à fait méritée.

Déjouant les pièges tendus par un homme obsédé par l’apparence et qui se moquait royalement de l’objectivité, Maurizio Serra nous fait découvrir, au-delà de la légende, un personnage fascinant jusque dans les traits de caractère qui le rendent peu attachant, tout en mettant en lumière les raisons pour lesquelles on peut légitimement le considérer comme un des grands écrivains du XXe siècle. Diplomate de métier (il est actuellement ambassadeur de l’Italie auprès de l’Unesco), déjà l’auteur d’un ouvrage sur Marinetti et le Futurisme ainsi que d’un portait de groupe de Drieu La Rochelle, Aragon et Malraux (Les Frères séparés), Serra n’est pas le premier à s’être engagé dans une entreprise de démystification de Malaparte. De son propre aveu, son livre se situe dans le prolongement des travaux de plusieurs de ses précédents biographes, notamment Giordano Bruno Guerri, dont il rejoint largement les conclusions tout en étendant et approfondissant les analyses. À l’exception du court et élégant essai de Bruno Tessarech Pour Malaparte, auquel il ne fait curieusement aucune référence, Serra semble avoir lu tout ce qui a été écrit sur Malaparte. Il a aussi rencontré la plupart des personnes qui l’ont connu et sont encore en vie, et eu accès à « une partie au moins des très riches archives Malaparte ».

Fasciste de gauche

Né en 1898 sous le nom de Kurt Suckert dans la petite ville toscane de Prato, d’un père allemand et d’une mère italienne, mort à 59 ans d’un cancer des bronches sur fond de brûlures pulmonaires occasionnées durant la première guerre mondiale, Curzio Malaparte, qui a été directeur du quotidien de Turin La Stampa, journaliste et correspondant de guerre au Corriere della Serra et a fondé et dirigé la prestigieuse revue intellectuelle et littéraire Prospettive, est l’auteur d’une œuvre mêlant ouvrages d’analyse politique, reportages plus ou moins romancés et romans largement basés sur la réalité, d’où émergent Kaputt et La Peau, deux des plus puissants livres sur la guerre écrits au XXe siècle. C’était un personnage haut en couleur, excentrique, mythomane, exhibitionniste, d’un égocentrisme flamboyant, cultivant la provocation et artisan méthodique, opiniâtre et passionné de sa propre légende.

Un des aspects sur lesquels Maurizio Serra nous aide à voir plus clair est la trajectoire politique et, plus largement, idéologique, terriblement sinueuse de Malaparte. Depuis un certain temps déjà, on savait que, contrairement à ce qu’il a prétendu par après, Malaparte n’a pas été un militant anti-fasciste de la première heure. Serra met en évidence à quel point il a été au contraire un fasciste engagé, au cœur de l’activité de propagande du régime, et relate en détails les faits qui ont conduit Mussolini à le faire incarcérer à la prison Regina Coeli de Rome puis exiler aux îles Lipari, conformément à l’usage fasciste d’éloigner les intellectuels et écrivains considérés comme hostiles (Cesare Pavese, Carlo Levi et Natalia Ginsburg, notamment, qui suivait son mari, ont été victimes de cette politique de relégation). En contradiction avec ce qu’il a affirmé postérieurement, Malaparte n’a pas été condamné pour son opposition déclarée au fascisme, ou parce qu’il était l’objet de la vindicte de Mussolini. Celui-ci lui a toujours conservé son estime, et s’il a pris la décision de l’écarter, c’était pour résoudre le problème épineux qu’il lui avait posé en s’attaquant de façon téméraire, pour des raisons essentiellement personnelles, à l’un de ses proches, l’ancien « as » de l’aviation et ministre de l’aéronautique Italo Balbo. Loin d’avoir purgé la totalité de sa peine de cinq ans de bannissement, comme il l’a parfois laissé entendre, Malaparte, qui a toujours bénéficié de conditions de « confinement » plutôt confortables, a d’ailleurs réintégré la vie normale un an et huit mois seulement après son arrestation.

Fasciste, Malaparte ne l’était cependant pas au sens conventionnel. « Proche des révolutionnaires et éloigné autant qu’il est possible des conservateurs, des nostalgiques et des réactionnaires [il se situait foncièrement] dans la mouvance du fascimo rosso, le fascisme de gauche », celui d’intellectuels liés aux mouvements syndicaux et par après passés au communisme, comme Elio Vittorini. Sa sympathie pour les idéaux révolutionnaires conduira d’ailleurs Malaparte, devenu entretemps anti-fasciste, à embrasser lui aussi après la guerre la cause communiste, avant de se transformer en maoïste enthousiaste. Au départ de confession protestante comme son père, il se convertit par ailleurs spectaculairement au catholicisme à la fin de sa vie. Cette longue série de palinodies conduit de nombreux commentateurs à appliquer à Malaparte lui-même le surnom dont il affublait Mussolini dans un pamphlet publié (sans graves conséquences pour l’auteur) à l’époque où le Duce était au pouvoir : « Monsieur Caméléon ». Derrière ces volte-face, il y a toutefois une certaine logique. Un élément psychologique sous-tend les positions successives de Malaparte, constitue leur point commun et fait leur cohérence : la fascination qu’il éprouvait pour la force, à l’origine de « son admiration pour le fascisme « rouge » de Lénine et Staline et en général pour le communisme de guerre », explique Giordano Bruno Guerri.

Malaparte. Vie et légendes contient également de nombreux aperçus éclairants au sujet de l’œuvre de Malaparte, bien plus abondante que les quelques titres auxquels on tend parfois à la réduire. Maurizio Serra explique dans quelles circonstances ont été rédigés le fameux traité d’esprit machiavélien Technique du coup d’État, dans lequel Malaparte décrit, analyse et compare la prise du pouvoir par les communistes en Russie, les nazis en Allemagne et les fascistes en Italie. Il montre de quelle façon il en a orchestré la publication (en France, le livre étant interdit en Italie), témoignant déjà, avec cet ouvrage qui l’a fait connaître, du formidable sens de la publicité qu’il allait démontrer toute sa vie. « Le premier écrivain à avoir calculé presque scientifiquement les moyens de faire le plus de tapage possible et [...] se maintenir sans répit à la une de l’actualité », écrit à son propos Dominique Fernandez, « avant tout le monde il comprit [que] le tam-tam organisé autour d’un livre compte autant et plus que ce qui est écrit dedans ». Serra évoque aussi le livre de Malaparte sur la première guerre mondiale Viva Caporetto, ses ouvrages sur l’URSS et le communisme russe (Intelligence de Lénine, Le bonhomme Lénine), ses reportages sur l’Europe de l’Est (La Volga naît en Europe), son récit de voyage en Ethiopie, ses textes satiriques sur les Italiens (Ces Chers Italiens) et l’exercice un peu hypocrite et opportuniste de défense et illustration de la Toscane, plus particulièrement des habitants de Prato (Ces sacrés Toscans), auquel il s’est livré à la fin de sa vie. Un copieux chapitre est naturellement consacré aux grands romans de Malaparte issus de la seconde guerre mondiale : Kaputt, La peau et Maman pourrie, dernier volet, bien moins célèbre que les deux autres et jamais réellement achevé, de ce qui devait être une trilogie, un ouvrage hétérogène et un peu difforme que Serra s’efforce de réhabiliter.

Une vision d’horreur fantasmatique

Kaputt est le produit d’un périple réalisé par Malaparte en Europe de l’Est en 1941/1942, et La peau (qui se serait appelé « La peste » si le titre ne venait pas d’être utilisé par Albert Camus), celui de son séjour à Naples après le débarquement allié en Sicile. Dotés d’un caractère d’autobiographie fictive qui n’est pas sans faire penser au Voyage au bout de la nuit de Céline, les deux romans donnent de la guerre et de ses conséquences une vision d’horreur fantasmatique matérialisée dans une série de scènes très souvent évoquées et citées, parce qu’elles frappent l’imagination et s’impriment dans les mémoires comme les images des plus fameux peintres de la guerre, Otto Dix, George Grosz ou Goya : dans Kaputt, les têtes des chevaux de l’artillerie russe émergeant de la surface gelée du lac Ladoga en Finlande, les Juifs crucifiés en Ukraine, comme les chrétiens l’étaient par les soldats de Néron, ou le chef des oustachis croates Ante Pavelitch recevant dans un panier vingt kilos d’yeux arrachés à ses ennemis serbes ; dans La Peau, le cadavre bouilli d’une petite fille servi lors d’un banquet offert aux officiers de l’armée américaine, ou la découverte pathétique, par Malaparte, de son chien adoré Fébo sur une table de dissection, les cordes vocales coupées pour l’empêcher d’aboyer. Bien sûr, tout cela est inventé et le produit de ce genre d’exagération auxquelles Malaparte se livrait constamment (Fébo n’a jamais disparu et vivra plusieurs années encore, le panier remis à Ante Pavelitch contenait des huîtres, etc). Comme le souligne Maurizio Serra, on peut facilement se faire une idée de tout ce qu’il convient de mettre sur le compte de l’imagination de Malaparte en comparant l’image qu’il donne de Naples occupée par l’armée américaine, ravagée par la misère, la prostitution et les trafics de toutes sortes dans La Peau, et la description qu’en fait Norman Lewis dans Naples 44 « sobre témoignage d’un officier britannique qui […] se limite à relater ce qu’il voit ».

Ces libertés flagrantes prises avec les faits et la façon qu’a Malaparte de se placer fictivement au centre de tous les développements qu’il décrit peuvent déranger. « Est-il important que les histoires racontées dans Kaputt soient vraies ou non ? » se demande Tim Parks dans un compte rendu assez critique du roman. « Est-il important que, dans une conversation avec le gouverneur de Pologne, Malaparte se décrive comme visitant le ghetto de Varsovie quand nous savons qu’il ne l’a jamais fait ? ». Dans l’ensemble, sa réponse est plutôt positive. De telles questions « n’ont aucun, aucun intérêt » affirme par contre Milan Kundera dans le texte d’Une rencontre consacré à Malaparte. Entre ces positions extrêmes, Serra tend à voir dans le « Grand-Guignol » macabre de ces deux romans l’expression d’une espèce de réalisme supérieur.

Une remarque à ce propos. On a régulièrement rapproché Malaparte de plusieurs autres écrivains plus ou moins contemporains : Malraux, pour sa tendance à l’emphase et la grandiloquence et son goût du grandiose, qui le conduisait à magnifier en termes épiques tout ce qui lui arrivait (le récit de l’entrevue de Malaparte avec Mao Tsé-toung, relève Serra, est « aussi affligeant [que celui] de la rencontre, neuf ans plus tard, entre le dictateur chinois et Malraux ») ; Drieu La Rochelle, pour son dandysme et le culte de la virilité ; Ernst Jünger, marqué comme lui par l’expérience terrible des tranchées de la première guerre mondiale ; Céline, bien sûr, autre survivant de la Grande guerre, très différent de Malaparte par le style, mais fasciné comme lui par l’horreur et aux visions hallucinées de qui bien des pages de Kaputt et La peau font songer ; Arthur Koestler pour sa versatilité idéologique, ou Cocteau, qui fut son ami et entretenait avec la vérité le même commerce poétique que lui. « Il y a du Mishima en lui. Il a pareillement le culte du corps et de la forme » fait de son côté remarquer Pierre Assouline. À ces noms, on pourrait ajouter ceux de plusieurs autres écrivains baroudeurs, aventuriers en partie authentiques, en partie imaginaires comme Romain Gary (dont il avait les habitudes de hâblerie), Hemingway (aussi porté que lui aux rodomontades), etc. De manière générale, Maurizio Serra entérine ces comparaisons, tout en soulignant chaque fois leurs inévitables limites : contrairement à Drieu, par exemple, Malaparte n’était ni masochiste ni suicidaire, et s’il avait en commun avec Céline une réelle capacité de compassion envers les faibles et ceux qui souffrent, ainsi que l’amour des animaux, il ne partageait ni sa misanthropie, ni son antisémitisme, ni son « côté chauffeur de taxi grincheux ».

On trouvera aussi dans Malaparte. Vies et légendes des informations sur les conditions dans lesquelles Malaparte a adopté son pseudonyme. L’idée de ce qui finira par devenir son nom légal lui a été inspirée par la lecture d’un pamphlet anonyme mis en circulation par les fascistes dans le cadre d’une campagne nationaliste visant à démontrer l’italianité des origines de Napoléon, dans lequel il était affirmé que les Bonaparte se nommaient au départ Malaparte. Serra situe cette décision de changer de patronyme dans son contexte : en pleine campagne anti-cosmopolite, italianiser un nom allemand était opportun, et le cas d’Ettore Schmitz, devenu Italo Svevo, fournissait un précédent illustre. Et il montre de quelle façon ce n’est qu’après de longues hésitations et une série de tentatives jugées non convaincantes que Malaparte finit par opter pour le nom sous lequel il allait passer à la postérité.

D’abondantes pages du livre sont consacrées à différents épisodes moins connus de l’activité de Malaparte durant les dix dernières années de sa vie : ses excursions, dans l’ensemble malheureuses, vers le théâtre, à l’occasion de son second séjour de longue durée en France dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale ; vers le cinéma, avec le film Le Christ interdit, d’une esthétique consciemment et délibérément non-néoréaliste (dont il prétendit avoir composé lui-même la musique, conformément à sa coutumière forfanterie), ainsi que plusieurs projets qui n’aboutiront jamais ; et même le music-hall, dernière étape de ce que Serra appelle la « dégringolade » de Malaparte, domaine dans lequel il s’aventura peut-être en partie par besoin d’argent, mais plus probablement pour des raisons d’ordre psychologique : « Malaparte […] veut éloigner de lui le moment de vérité, [sa] frénésie masque sa peur de la stérilité », ce qui le pousse vers « ces erreurs et pitreries » est la volonté inconsciente de se masquer qu’il ne jouit plus de la popularité acquise avec Kaputt et La peau.

Ce qu’on retiendra sans doute le plus de Malaparte. Vie et légendes est l’acuité du portrait psychologique qu’il brosse de Malaparte. Sur ce point comme sur plusieurs autres, Maurizio Serra montre à la fois ce qu’il y a de légendaire dans ce qu’on raconte à son sujet et la part de vérité que contient malgré tout la légende. Séducteur impénitent, entend-on ainsi souvent dire, Malaparte était un homme couvert de femmes. Des femmes, il en défile effectivement beaucoup dans sa vie et dans les pages de sa biographie, souvent issues de la bonne société italienne, comme l’une de ses plus fameuses compagnes, Virginia Bourbon del Monte, belle-fille de Giovanni Agnelli, le fondateur de la dynastie des propriétaires de la société FIAT. Mais d’aucune d’entre elles on ne peut dire qu’il a fait des efforts pour la séduire, ni qu’il a été amoureux. Ce sont elles qui s’amourachaient de lui, au point de souvent rester infatués de lui quand il leur avait tourné le dos depuis longtemps.

Une vie ascétique

L’amour ne jouait en effet pas un grand rôle dans la vie de Malaparte, et apparemment pas davantage le sexe, qui, « comme la nourriture et ou la boisson, l’attirait peu », nous apprend Serra. Convaincu que les rapports physiques se traduisent par une perte d’énergie, Malaparte, qui dormait toujours seul, avait sur ce plan une vie plutôt ascétique, dominée par des conceptions très traditionnelles : « L’idée que le coït est viril et la caresse féminine, ou encore que l’abstinence forge le soldat et la lubricité le perd, se retrouve chez lui du début à la fin ». « Tout l’opposé de Don Juan », reconnaît Raymond Guérin, pourtant enclin à idolâtrer Malaparte, il était donc aussi « le contraire d’un véritable amant ». Le peu d’affectivité dont il était capable, c’était aux animaux que Malaparte la réservait. Les chevaux, mais tout particulièrement les chiens, qu’il aimait passionnément et avec lesquels il affirmait communiquer en aboyant : « La compagnie des animaux lui est indispensable, alors que les « humains » ne l’intéressent en général que dans l’effort, le combat, le but à poursuivre : que ce soit la guerre, la politique, le journalisme, le voyage [...] bref, toute entreprise où il s’agit de construire quelque chose ensemble ». On découvre aussi avec stupéfaction l’étendue et la profondeur de la mythomanie de Malaparte, son incoercible propension à en rajouter, falsifier ou enjoliver. « Presque tout au sujet de Malaparte était en toc » n’hésite pas à affirmer Edmund White dans un pénétrant compte rendu du livre de Maurizio Serra qui est en même temps un portrait très réussi de Malaparte. De fait, pratiquement à chaque page, Serra se voit obligé de rectifier une erreur, contester une affirmation, corriger une date, relever une invention, dénoncer un mensonge, rétablir la version correcte des faits, dégonfler un récit, ramener un incident à ses véritables proportions.

Le livre est aussi très clair sur les rapports difficiles de Malaparte avec d’autres figures de la vie publique, intellectuelle et littéraire italienne, par exemple le journaliste Indro Montanelli, toscan comme lui, qu’il détestait (notamment, dit-on, parce qu’il était plus grand que lui de quelques centimètres), et qui le détestait en retour. Serra analyse en particulier avec attention l’histoire des relations changeantes et compliquées de Malaparte avec Alberto Moravia. Au départ, les deux écrivains étaient unis par une amitié dont on retrouve un écho passablement déformé dans le roman posthume de Moravia Les deux amis. Malaparte fit généreusement de Moravia un collaborateur régulier de Prospettive, puis son principal partenaire dans la conduite de la revue. Très différents sous de nombreux rapports (l’âge, l’origine sociale, la condition physique, le caractère, les relations avec les femmes, la conception de la littérature), les deux hommes se sont peu à peu éloignés l’un de l’autre et ont fini par rompre. Malaparte était un compagnon de voyage encombrant pour des communistes comme Moravia, et leurs positions respectives sur la scène littéraire avaient évolué, Moravia occupant la place qui était celle de Malaparte vingt ans plus tôt, quand ce dernier se retrouvait de plus en plus isolé. Par après, Moravia refusa toujours de rencontrer les biographes de Malaparte.

Esprit cultivé, Serra se livre volontiers à des rapprochements inattendus mais éclairants et agrémente régulièrement son récit de digressions et de remarques incidentes sur des sujets plus ou moins directement liés à la vie de Malaparte : le mouvement littéraire italien « strapaese » de défense des valeurs et traditions régionales, par exemple, la sensibilité musicale des officiers nazis et l’importance de la musique dans la vie du ghetto de Varsovie, ou l’amour des animaux du cinéaste Fritz Lang. On les accueille avec plaisir et une espèce de soulagement, tant la présence continue d’une figure aussi affirmée et auto-centrée que celle de Malaparte peut s’avérer pesante et engendrer à la longue un sentiment de saturation et d’oppression.

Comme la biographie d’Alberto Moravia par René de Ceccaty, ou celle de Luchino Visconti par Laurence Schifano, le livre de Maurizio Serra n’est en effet pas seulement le portrait d’un homme ; simultanément, il est la description d’un milieu. À l’instar de son rival sur la scène littéraire et du cinéaste, Malaparte a été toute sa vie un acteur important de la vie sociale et mondaine, en Italie, mais aussi en France, pays dans lequel, comme eux, il a passé pas mal de temps. Personnalité également cosmopolite, il entretenait autant qu’eux des rapports suivis avec plusieurs dizaines d’autres écrivains, artistes, cinéastes ou politiciens en Italie et en Europe, parfois les mêmes, d’ailleurs, qu’on retrouve ainsi dans les trois livres sous un éclairage différent. Comme celles de Moravia et de Visconti pour leurs auteurs respectifs, cette biographie de Malaparte est donc l’occasion pour Serra de nous offrir une fresque de la vie littéraire, intellectuelle, artistique, sociale et politique italienne durant plusieurs décennies.

Nœud de contradictions

De ces quelque six cent pages touffues, enrichies, en annexe, de la transcription de plusieurs entretiens avec des personnes qui l’ont connu, Malaparte ressort comme un être particulièrement compliqué, un inextricable nœud de contradictions enchevêtrées : fondamentalement solitaire mais extraordinairement mondain, aimant le peuple (où l’idée du peuple) mais détestant la démocratie, hostile aux idéologies mais passionné par les révolutions, ne vivant que pour écrire, mais se comportant comme si son objectif, pour utiliser la célèbre formule d’Oscar Wilde, était de « mettre son génie dans sa vie et son talent dans son œuvre », « nationaliste et cosmopolite, pacifiste et belliciste, élitiste et populiste, écrivain politique à la pose dégraissée et romancier à l’imagination baroque, arcitalianio et antitaliano », le tout fondu dans le foyer incandescent d’une conscience de soi-même permanente et ostentatoire, exprimée sans inhibitions et revendiquée sans fausse honte.

Rien n’illustre mieux ce caractère profondément contradictoire de la personnalité de Malaparte que la confrontation de son style souvent imagé et chargé et de son comportement histrionique avec l’austère architecture de la maison étrange qu’il s’était fait bâtir sur un éperon rocheux de l’ile de Capri, connue pour avoir servi de lieu de tournage au film Le mépris de Jean-Luc Godard : la célèbre « Casa come me » (« Maison comme moi ») construction aux lignes rigoureusement géométriques et à l’allure de casemate perchée au bord de la falaise, apothéose du dépouillement délibérément conçue en opposition au monumental Vittoriale degli Italiani édifié sur les rives du Lac de Garde à l’initiative de Gabriele D’Annunzio, modèle inavoué de Malaparte, « que toute sa vie il a imité à sa manière ».

De cet homme cohérent dans ses incohérences, énigmatique et opaque, à commencer sans doute pour lui-même, Maurizio Serra s’est approché autant qu’il est possible, s’employant à démonter les ressorts de son fonctionnement insolite, pour finir par reconnaître que quelque chose de lui nous échappera toujours : « Que faisait-il [dans la Casa come me] une fois le dernier convive et la dernière femme partis ? Sa grande puissance de travail, le temps consacré à la toilette, à l’exercice physique, à la compagnie des animaux ne suffisent pas à esquisser une réponse. Surtout qu’il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil. Sans doute rentrait-il alors en lui-même pour ronger son os ».

En refermant le livre, on a tout de même le sentiment, sinon de comprendre parfaitement, en tous cas de mieux connaître un homme trop longtemps réduit à sa caricature, à la fois victime et complice de sa légende. Que demander de plus à une biographie ? Bien sûr, il aurait été encore mieux que Serra réussisse à nous le faire aimer. Mais dans l’hypothèse même où ceci aurait été son intention (ce qui ne semble pas avoir été le cas), Malaparte est le genre d’homme qui ne se prête pas aisément à ce genre d’entreprise : on peut facilement l’admirer comme écrivain, mais il difficile de l’apprécier comme être humain.

Michel André

LE LIVRE
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Malaparte, vies et légendes de Malaparte au-delà de la légende, Grasset

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