Inattendu
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Montesquieu, compagnon de voyage de Gulliver


Richard Redgrave / Victoria and Albert Museum

Le 19 octobre 1745, décédait l’écrivain Jonathan Swift. Vingt ans plus tôt, il avait publié Les Voyages de Gulliver. Des pérégrinations qui présentent des ressemblances frappantes avec Les Lettres persanes, écrites par Montesquieu quelques années auparavant. Si le second a pu influencer le premier, leurs deux visions du monde restent diamétralement opposées, souligne Anthony Daniels dans cet article paru dans Books en avril 2012 : pleine d’espoir chez le Français ; désabusée chez l’Irlandais.

 

 

« Ah, si quelque Puissance nous accordait le don

De nous voir tels que les autres nous voient !

Cela nous libérerait de bien des bévues

Et de bien des idées sottes. »

Robert Burns

 

Avant que n’apparaisse cette curieuse transhumance qu’on appelle tourisme de masse, avant que la sécurité dans les aéroports ne devienne l’obstacle et le désagrément que l’on sait, voyager était une activité philosophique, car elle imposait, du moins aux esprits occidentaux, cette habitude de comparer qui est la base de tout jugement. Au début de l’époque moderne, la confrontation entre les Espagnols et les Indiens d’Amérique, dont l’existence était jusque-là insoupçonnée, ranima un vaste questionnement sur ce qu’était l’humain, par exemple dans la grande controverse de Valladolid qui opposa Fray Bartolomé de Las Casas à Juan Ginés de Sepúlveda, sur le statut moral des Indiens que les Espagnols avaient trouvés en possession du Nouveau Monde (1).

L’élargissement de l’espace mental européen fut encouragé par un flot de récits de voyages, de sorte qu’au début du XVIIIe siècle les auteurs pouvaient vagabonder dans leur imagination sans même quitter leur cabinet de travail. Daniel Defoe fit paraître Robinson Crusoé en 1719 et, depuis, cet ouvrage est constamment réimprimé dans toutes les grandes langues européennes ; Montesquieu livra ses Lettres persanes en 1721, et Jonathan Swift ses Voyages de Gulliver en 1726 (2).

Ces deux derniers se servirent du voyage comme Ésope se servit de la fable, pour critiquer la société, la culture, la religion et la politique, en un temps où toute attaque directe leur aurait fait courir de graves dangers personnels et aurait pu les envoyer en prison. Montesquieu aurait-il osé écrire au sujet de la France ce qu’il dit de la Perse, par la voix d’Usbek ?

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« Les bâchas [fonctionnaires d’État, comme les collecteurs d’impôts], qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. »

Swift aurait-il résumé les cent dernières années de l’histoire de la Grande-Bretagne comme le fait le roi de Brobdingnag à propos de son propre royaume :

« Un simple monceau de conspirations, de rébellions, de meurtres, de massacres, de révolutions, de bannissements ; les pires effets que puissent produire l’avarice, les factions, l’hypocrisie, la perfidie, la cruauté, la rage, la folie, la haine, l’envie, la luxure, la méchanceté et l’ambition (3). »

La distance entre l’auteur et ses personnages permit aux deux écrivains de glisser dans leurs livres des commentaires qui, sinon, auraient pu être interdits. Le récit de voyages fictifs s’y prêtait à merveille, avec leur double niveau de camouflage. Puisque ces deux livres sont immortels, autant que création humaine puisse l’être, il faut reconnaître que les entraves à la liberté d’ex­pression, si elles ne sont pas trop rigoureuses, peuvent être compatibles avec la conception d’œuvres de génie.

Montesquieu utilise la correspondance qu’échangent avec leurs amis respectifs deux Persans imaginaires, Usbek et Rica, venus d’Ispahan à Paris, pour obliger le lecteur – censément français ou du moins européen – à se voir par les yeux d’autrui ; et pour l’inciter, quand c’est nécessaire, à se réformer ou à exiger la réforme de ses institutions. Swift souhaite lui aussi que le lecteur se voie différemment, par les yeux d’autrui, mais il use d’une méthode différente. Gulliver, chirurgien anglais à bord d’un navire, se rend dans « plusieurs régions éloignées du monde », toutes de pure invention, bien sûr ; les observations qu’il livre avec franchise et les conversations qu’il a dans ces « régions éloignées » font inévitablement écho à la vie, aux mœurs et aux coutumes de son pays natal.

Les cibles de ces deux auteurs sont souvent si proches qu’elles se chevauchent, au point qu’on se demande parfois si Jonathan Swift ne fut pas influencé par Montesquieu. Ce n’est sans doute pas un hasard si Les Voyages de Gulliver était l’ouvrage préféré de George Orwell (il essayait de le lire une fois par an), et s’il reprit dans La Ferme des animaux (4) le procédé swiftien consistant à inverser la préséance intellectuelle et sociale de l’homme sur les animaux, procédé employé dans le dernier des quatre périples de Gulliver, le « Voyage au pays des Houyhnhnms ». Je n’ai pu découvrir aucune référence à Montesquieu dans les travaux consacrés à Swift, y compris l’énorme et exhaustive biographie en trois volumes que nous devons à Irvin Ehrenpreis (1969) ; mais le livre de Montesquieu était un succès européen et, comme le souligne un (tristement ?) célèbre ouvrage de Pierre Bayard, il n’est pas indispensable d’avoir lu un livre pour subir profondément son influence. Le simple ouï-dire suffit souvent.

Similitude de préoccupations n’est pas identité de caractère, toutefois. Là où Montesquieu se montre courtois et nuancé, Swift est féroce et intransigeant. Bien que, deux fois dans sa vie, l’auteur irlandais ait eu sur son pays une influence politique concrète bien plus grande que n’en eut jamais Montesquieu – son pamphlet de 1712 intitulé Conduite des alliés renforça sans doute plus qu’aucun autre facteur le parti de la paix avec la France, et ses Lettres du drapier de 1724-1725 parvinrent presque à elles seules à empêcher l’introduction délibérée d’une monnaie dévaluée en Irlande –, c’était un homme éternellement amer et déçu, au tempérament certainement aigri par son long combat contre la maladie de Ménière, contractée à un âge très précoce, source de vertiges, de nausées et d’acouphènes, qui finirait par le rendre complètement sourd. Les hommes ne sont pas simplement le produit de leurs maladies mais, comme le signalait Hume, la philosophie ne survit pas longtemps à une rage de dents.

Dégoût existentiel

Le contraste dans le ton apparaît clairement dès l’introduction des deux livres. Sous le masque anonyme du traducteur et éditeur des lettres, Montesquieu déclare :

« Je ne demande point de protection pour ce livre : on le lira, s’il est bon ; et, s’il est mauvais, je ne me soucie pas qu’on le lise. »

Swift écrit ceci, sous le nom de Gulliver, s’adressant au cousin qui l’a convaincu de publier un récit de ses voyages :

« Je vous supplie de vous souvenir avec quelle fréquence je vous ai demandé de songer, lorsque vous mettiez en avant le bien public, que les Yahoos [les créatures d’aspect humain du pays des Houyhnhnms] étaient une espèce animale entièrement incapable de progrès par les préceptes ou les exemples : et c’est ce que l’avenir a prouvé ; car loin de constater un arrêt total de tous les abus et corruptions, au moins dans cette petite île, comme j’avais des raisons de l’espérer, il est clair qu’après six mois d’avertissement je ne vois pas que mon livre ait produit un seul effet en rapport avec mes intentions. »

Et il conclut :

« Je n’aurais jamais tenté un projet aussi absurde que celui de réformer la race des Yahoos dans ce royaume ; mais j’en ai désormais fini avec tous les projets visionnaires de ce genre, à jamais. »

Présente tout au long du livre, la désillusion de Swift s’exprime avec une férocité à nulle autre pareille, d’une nature bien différente du ton relativement détaché de Montesquieu : c’est celle d’un amant éconduit.

Là où Montesquieu nous offre un répit – par « nous », j’entends ses lecteurs européens – car la lucidité d’Usbek sur les défauts de la société qu’il découvre n’a d’égal que son parfait aveuglement sur la nature tyrannique de son propre pouvoir en son sérail, suggérant ainsi que tout n’est peut-être pas forcément pire sur notre continent qui est le pire de tous, Swift est impitoyable et intransigeant dans sa critique de tout ce qui nous concerne, de notre couleur de peau à notre philosophie. La Perse de Montesquieu, après tout, était un pays existant réellement, et il avait lu toute la documentation possible ; la réaction d’Usbek et de Rica face à la France et aux coutumes françaises est donc assez plausible. Les interlocuteurs étrangers, voire extraterrestres, de Gulliver sont les habitants de contrées purement imaginaires, et Swift examine donc notre société du point de vue d’un idéal abstrait. Les empires de Lilliput et de Blefuscu sont des absurdités, dans la mesure exacte où leurs habitants nous ressemblent ; les Houyhnhnms sont parfaits dans la mesure exacte où ils sont tout notre contraire. Bref, les Lilliputiens sont humains, les Houyhnhnms ne le sont pas. Les reproches que Montesquieu adresse à la société française et européenne (par la plume de ses personnages) concernent donc des coutumes et des mœurs qui sont, en principe du moins, réformables à la lumière de la raison et de la réflexion ; alors que les reproches de Swift expriment un dégoût existentiel, où les caractéristiques et fonctions biologiques les plus répugnantes se combinent à une constitution psychologique abjecte, propre à la nature de l’Homme et donc inaccessible à la raison. Car, « si leur nature avait été capable de la moindre disposition à la vertu et à la sagesse », les hommes auraient réformé leur conduite dès la publication du livre de Swift, comme les murs de Jéricho s’écroulèrent au son des trompettes.

Les cibles des deux livres sont néanmoins identiques, ou presque. Par exemple, tous deux nient la possibilité d’une existence céleste ou parfaite pour des êtres tels que les humains. Le bonheur permanent est impossible. Rica écrit :

« On est bien embarrassé dans toutes les religions, quand il s’agit de donner une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante facilement les méchants par une longue suite de peines, dont on les menace ; mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Il semble que la nature des plaisirs soit d’être d’une courte durée ; l’imagination a peine à en représenter d’autres.

J’ai vu des descriptions du paradis, capables d’y faire renoncer tous les gens de bon sens : les uns font jouer sans cesse de la flûte ces ombres heureuses ; d’autres les condamnent au supplice de se promener éternellement ; d’autres enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d’ici-bas, n’ont pas cru que cent millions d’années fussent un terme assez long pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses. »

L’éternité du bonheur, ou même du plaisir, est inconcevable, alors que rien n’est plus facile à concevoir que l’éternité de la douleur.

Durant son séjour sur l’île de Luggnagg, Gulliver apprend qu’il existe une race d’hommes nés immortels, les Struld­bruggs. Il suppose naïvement qu’ils doivent être très heureux, libérés des contraintes ordinaires du temps et des angoisses de la mortalité. Le roi de Luggnagg demande à Gulliver comment il se représente la vie d’un Struldbrugg, à quoi le voyageur répond :

« Ces Struldbruggs et moi échangerions mutuellement nos observations et nos souvenirs ; remarquerions les divers degrés par lesquels la corruption s’insinue dans le monde et nous y opposerions pied à pied en avertissant et en instruisant l’humanité ; ce qui, ajouté à la puissante influence de notre exemple, empêcherait sans doute la dégénérescence de la nature humaine, dont tous se sont si justement plaints dans tous les âges. »

Hélas, les Struldbruggs sont soumis aux effets du temps, ils s’enfoncent dans l’ennui et la vacuité mentale, mais ne meurent pas. Leur souffrance est sans fin, et ils attendent désespérément la mort.

Swift dit en fait la chose suivante : pour que la vie humaine soit aussi piètrement tolérable qu’elle l’est, l’imperfection et la limitation dans le temps sont indispensables car, dans un état de perfection, ni la sagesse, ni l’instruction, ni quoi que ce soit n’aurait besoin de croître, et seul ce besoin donne un sens à l’existence.

En même temps, Swift se montre pourtant extrêmement négatif quant à la manière dont les humains satisfont ce besoin, par de vains conflits et par des querelles intellectuelles tout aussi vaines. Le parallèle entre les Lettres persanes et Les Voyages de Gulliver est ici frappant. Rica écrit, par exemple :

« On m’a conté qu’elle eut, il y a quelque temps, un grand démêlé avec quelques docteurs, à l’occasion de la lettre Q, qu’elle voulait que l’on prononçât comme un K. La dispute s’échauffa si fort, que quelques-uns furent dépouillés de leurs biens… »

Dans Les Voyages de Gulliver, le litige sur la façon d’ouvrir un œuf débouche sur une guerre entre Lilliput et Blefuscu :

« Tout le monde convient que la manière ancestrale de briser une coquille d’œuf avant de le manger, c’est de s’attaquer au bout le plus gros : or l’aïeul de notre Majesté d’aujourd’hui, alors qu’il était enfant, vint à se couper un doigt dans l’opération. Sur quoi l’Empereur son père publia un édit ordonnant à ses sujets, sous peine de grands châtiments, d’ouvrir leurs œufs par le petit bout. Le peuple s’irrita si fort de cette loi que notre histoire nous rapporte qu’elle provoqua six rébellions […]. On estime que onze mille personnes au total ont préféré perdre la vie plutôt que de briser les coquilles d’œufs par le petit bout. Cette controverse a provoqué la publication de plusieurs centaines de gros volumes. »

Ni Montesquieu ni Swift ne mentionne une seule controverse intellectuelle ou un seul conflit politique qui ne soit absurde. Par exemple, le premier évoque une querelle sur la paternité des œuvres attribuées à Homère, intrinsèquement impossible à trancher, et le second, un débat sur les talons des chaussures qui doivent être bas ou hauts.

Montesquieu et Swift attirent tous deux l’attention sur la nature malsaine des finances de l’État, problème qui persiste aujourd’hui. Rica écrit :

« D’ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux ; et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent… »

Gulliver raconte comment, après qu’il eut décrit au roi de Brobdingnag la façon dont la Grande-Bretagne était gouvernée, le souverain lui posa des questions :

« Il s’attarda ensuite sur l’administration de notre Trésor ; en déclarant qu’il pensait que la mémoire me trahissait quand j’estimais nos impôts à environ cinq ou six millions par an ; quand j’évaluais les dépenses, elles se montaient parfois à plus du double […]. Mais si je n’avais pas erré, comment un royaume pouvait-il épuiser son crédit à la manière d’une personne privée ? Qui étaient nos créditeurs ? Où trouvions-nous de quoi les payer ? »

Savants fous

Le pseudo-savant fou apparaît dans les deux livres. Rica rencontre un homme qui a dépensé une fortune en une matinée et lui demande qui va payer tout ce qu’il a acheté.

« Moi, dit-il : venez dans ma chambre ; je vous montrerai des trésors immenses, et des richesses enviées des plus grands monarques […]. Je le suis. Nous grimpons à son cinquième étage ; et, par une échelle, nous nous guindons à un sixième, qui était un cabinet ouvert aux quatre vents, dans lequel il n’y avait que deux ou trois douzaines de bassins de terre remplis de diverses liqueurs. “Je me suis levé de grand matin, me dit-il, et j’ai fait d’abord ce que je fais depuis vingt-cinq ans, qui est d’aller visiter mon œuvre : j’ai vu que le grand jour était venu, qui devait me rendre plus riche qu’homme qui soit sur la terre. Voyez-vous cette liqueur vermeille ? Elle a à présent toutes les qualités que les philosophes demandent pour faire la transmutation des métaux.” »

Sur l’île de Balnibarbi, Gulliver visite l’Académie où divers ingénieurs sont à l’œuvre :

« Le premier homme que je rencontrai était maigre d’aspect, avait des mains et un visage noircis par la fumée, ses cheveux et sa barbe étaient longs, dépenaillés et brûlés en plusieurs places. Ses vêtements, ses chemises, sa peau étaient tous de la même couleur. Il avait passé huit ans sur un projet d’extraction des rayons de soleil prisonniers des concombres, qu’il comptait enfermer dans des fioles hermétiquement closes pour les rouvrir lorsqu’il faudrait réchauffer l’air durant les étés peu cléments. Il m’assura qu’encore huit ans et il pourrait fournir les jardins des gouverneurs en soleil à un taux raisonnable… »

D’autres ingénieurs balnibarbiens tentent de fabriquer de la poudre à canon avec de la glace et de reconstituer de la nourriture à partir d’excréments humains.

L’effet du progrès technique, notamment en relation avec la guerre, est traité de la même façon dans les deux livres. Rhédi écrit à Usbek :

« J’ai ouï dire que la seule intervention des bombes avait ôté la liberté à tous les peuples de l’Europe. Les princes, ne pouvant plus confier la garde des places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seraient rendus, ont eu un prétexte pour entretenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont, dans la suite, opprimé leurs sujets.

Tu sais que, depuis l’invention de la poudre, il n’y a plus de places imprenables ; c’est-à-dire, Usbek, qu’il n’y a plus d’asile sur la terre contre l’injustice et la violence.

Je tremble toujours qu’on ne parvienne, à la fin, à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières. »

Quand Gulliver propose d’apprendre au roi de Brobdingnag l’art de fabriquer les canons, le monarque est horrifié :

« Le roi fut pétrifié d’horreur par la description que j’avais faite de ces terribles engins et par ma proposition. Il était stupéfait qu’un insecte aussi impuissant et misérable que moi (tels furent ses mots) pût nourrir des idées aussi inhumaines, et en parler d’une façon si naturelle, comme si les scènes de sang et de désolation que j’avais dépeintes – l’effet habituel de ces machines destructrices – ne m’émouvaient aucunement ; un génie du mal, l’ennemi de l’humanité, avait dû en être le premier auteur. Quant à lui, bien que peu de choses lui plussent autant que les nouvelles découvertes de l’art et de la science, il protesta qu’il préférerait perdre la moitié de son royaume plutôt que posséder semblable secret ; il m’ordonna, si je tenais à la vie, de n’en plus faire mention. »

Les deux auteurs ont une piètre opinion des médecins de leur temps, et ont à peu près la même opinion que Molière de ce qui, plus d’un quart de millénaire plus tard, allait devenir ma profession.

Du point de vue clinique, Montesquieu, qui écrit dans une veine beaucoup plus réaliste que Swift, avance de nombreuses observations psychologiques fines et intéressantes. Les ressorts de la jalousie insensée, par exemple, ont rarement été aussi bien disséqués, plus clairement présentés comme la conséquence du désir de puissance ou de possession plutôt que de l’amour, le principal objet de l’amour du jaloux étant lui-même. Montesquieu est tout aussi perspicace quant à la façon dont l’inférieur humilié se soulage en humiliant les autres, et quant à ce que Freud appelait le narcissisme des petites différences.

Mais la principale différence entre Montesquieu et Swift découle de leurs ressemblances, lorsqu’ils abordent les mêmes folies, absurdités, cruautés et autres déficiences humaines. Pour Montesquieu, ce sont là choses contingentes, de sorte que même une propension inhérente à l’humain n’est pas l’expression d’une fatalité inévitable. Pour Swift, elles font partie de la substance même de la nature humaine, elles doivent se manifester d’une manière ou d’une autre, et rien ne peut ni ne pourra jamais être différent ou meilleur. Si Montesquieu revenait parmi nous, il écrirait un livre différent, parce que nos vices et nos vertus ont changé ; si Swift revenait, il écrirait le même livre, parce que nos vices (nous n’avons pas de vertus) sont identiques.

Qui a raison ? Il n’y a pas de réponse définitive. Tout se transforme en profondeur ; tout reste profondément identique. Le savoir augmente, la crédulité persiste. Les abus sont corrigés, de nouveaux abus les remplacent. En choisissant entre l’espoir et le désespoir, nous sommes comme cet autre savant fou des Lettres persanes :

« Je suis un homme qui m’occupe, toutes les nuits, à regarder avec des lunettes de trente pieds ces grands corps qui roulent sur nos têtes : et, quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron ou une mite. »

Cet article a été traduit par Laurent Bury.

Notes

1| La controverse dite de Valladolid opposa en 1547 le dominicain Las Casas, qui avait voyagé en Amérique latine et s’opposait au sort fait aux Indiens, à Sepúlveda, chanoine de Cordoue, qui défendait le point de vue des conquistadores.

2| Les Lettres persanes ont été publiées sans le nom de l’auteur à Amsterdam. Les Voyages ont été publiés à Londres sous le nom d’auteur Gulliver (Swift était irlandais).

3| Traduction G. Villeneuve chez Garnier-Flammarion, 1997.

4| Sur George Orwell, lire aussi « L’improbable machine à explorer le temps

LE LIVRE
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Lettres persanes de Montesquieu, GF, 2011

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