Inattendu
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Mais pourquoi ne comprennent-ils rien aux maths ?

Selon l’enquête Trends in mathematics and science studies, un écolier français sur huit ne maîtrise pas les compétences élémentaires en mathématiques. Sur l’enseignement des maths et des sciences, la France se situe en deça de la moyenne internationale et de la moyenne des pays européens. Au-delà de ces résultats, les maths demeurent la bête noire de bien des élèves, et ce depuis des générations. Dans Science et méthode, en 1908, le mathématicien Henri Poincaré souligne tous les moyens utilisés pour décourager et induire en erreur les élèves. Pour enseigner les mathématiques, il faut s’en remettre à l’intuition et la logique.

 

Comment se fait-il qu’il y a tant d’esprits qui se refusent à comprendre les mathématiques ? N’y a-t-il pas là quelque chose de paradoxal ? Comment, voir une science qui ne fait appel qu’aux principes fondamentaux de la logique, au principe de contradiction, par exemple, à ce qui fait pour ainsi dire le squelette de notre entendement, à ce qu’on ne saurait dépouiller sans cesser de penser, et il y a des gens qui la trouvent obscure ! et même ils sont en majorité ! Qu’ils soient incapables d’inventer, passe encore, mais qu’ils ne comprennent pas les démonstrations qu’on leur expose, qu’ils restent aveugles quand nous leur présentons une lumière qui nous semble briller d’un pur éclat, c’est ce qui est tout à fait prodigieux.

Et pourtant il ne faut pas avoir une grande expérience des examens pour savoir que ces aveugles ne sont nullement des êtres d’exception. Il y a là un problème qu’il n’est pas aisé de résoudre, mais qui doit préoccuper tous ceux qui veulent se vouer à l’enseignement.

Qu’est-ce que comprendre ? Ce mot a-t-il le même sens pour tout le monde ? Comprendre la démonstration d’un théorème, est-ce examiner successivement chacun des syllogismes dont elle se compose et constater qu’il est correct, conforme aux règles du jeu ? De même comprendre une définition, est-ce seulement reconnaître qu’on sait déjà le sens de tous les termes employés et constater qu’elle n’implique aucune contradiction ?

Oui, pour quelques-uns ; quand ils auront fait cette constatation, ils diront : j’ai compris. Non, pour le plus grand nombre. Presque tous sont beaucoup plus exigeants, ils veulent savoir non seulement si tous les syllogismes d’une démonstration sont corrects, mais pourquoi ils s’enchaînent dans tel ordre, plutôt que dans tel autre. Tant qu’ils leur semblent engendrés par le caprice, et non par une intelligence constamment consciente du but à atteindre, ils ne croient pas avoir compris.

Sans doute ils ne se rendent pas bien compte eux-mêmes de ce qu’ils réclament et ils ne sauraient formuler leur désir, mais s’ils n’ont pas satisfaction, ils sentent vaguement que quelque chose leur manque. Alors qu’arrive-t-il ? Au début, ils aperçoivent encore les évidences qu’on met sous leurs yeux ; mais comme elles ne sont liées que par un fil trop ténu à celles qui précédent et à celles qui suivent, elles passent sans laisser de trace dans leur cerveau ; elles sont tout de suite oubliées ; un instant éclairées, elles retombent aussitôt dans une nuit éternelle. Quand ils seront plus avancés, ils ne verront plus même cette lumière éphémère, parce que les théorèmes s’appuient les uns sur les autres et que ceux dont ils auraient besoin sont oubliés ; c’est ainsi qu’ils deviennent incapables de comprendre les mathématiques.

Ce n’est pas toujours la faute de leur professeur ; souvent leur intelligence, qui a besoin d’apercevoir le fil conducteur, est trop paresseuse pour le chercher et pour le trouver. Mais pour leur venir en aide, il faut d’abord que nous comprenions bien ce qui les arrête.

D’autres se demanderont toujours à quoi cela sert ; ils n’auront pas compris s’ils ne trouvent autour d’eux, dans la pratique ou dans la nature, la raison d’être de telle ou telle notion mathématique. Sous chaque mot, ils veulent mettre une image sensible ; il faut que la définition évoque cette image, qu’à chaque stade de la démonstration ils la voient transformer et évoluer. À cette condition seulement, ils comprendront et ils retiendront. Ceux-là souvent se font illusion à eux-mêmes ; ils n’écoutent pas les raisonnements, ils regardent les figures ; ils s’imaginent avoir compris et ils n’ont fait que voir.

Que de tendances diverses ! Faut-il les combattre ? Faut-il nous en servir ? Et si nous voulions les combattre, laquelle faudrait-il favoriser ? Est-ce à ceux qui se contentent de la logique pure qu’il faut montrer qu’ils n’ont vu qu’une face des choses ? Ou bien faut-il dire à ceux qui ne se satisfont pas à si bon marché que ce qu’ils réclament n’est pas nécessaire ?

En d’autres termes, devons-nous contraindre les jeunes gens à changer la nature de leur esprit ? Une pareille tentative serait vaine ; nous ne possédons pas la pierre philosophale qui nous permettrait de transmuter les uns dans les autres les métaux qui nous sont confiés ; tout ce que nous pouvons faire c’est de les travailler en nous accommodant à leurs propriétés.

Bien des enfants sont incapables de devenir mathématiciens, auxquels pourtant il faut enseigner les mathématiques ; et les mathématiciens eux-mêmes ne sont pas tous coulés dans le même moule. Il suffit de lire leurs ouvrages pour distinguer parmi eux deux sortes d’esprits, les logiciens comme Weierstrass, par exemple, les intuitifs comme Riemann. Même différence parmi nos étudiants. Les uns aiment mieux traiter leurs problèmes « par l’analyse » comme ils disent, les autres « par la géométrie ».

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Il est bien inutile de chercher à y changer quelque chose, et cela d’ailleurs serait-il désirable ? Il est bon qu’il y ait des logiciens et qu’il y ait des intuitifs ; qui oserait dire s’il aimerait mieux que Weierstrass n’eût jamais écrit, ou qu’il n’y eût pas eu de Riemann. Il faut donc nous résigner à la diversité des esprits, ou mieux, il faut nous en réjouir.

Puisque le mot comprendre a plusieurs sens, les définitions qui seront le mieux comprises des uns ne seront pas celles qui conviendront aux autres. Nous avons celles qui cherchent à faire naître une image, et celles où l’on se borne à combiner des formes vides, parfaitement intelligibles, mais purement intelligibles, que l’abstraction a privées de toute matière.

Je ne sais s’il est bien nécessaire de citer des exemples ? Citons-en pourtant, et d’abord la définition des fractions va nous fournir un exemple extrême. Dans les écoles primaires, pour définir une fraction, on découpe une pomme ou une tarte ; on la découpe par la pensée bien entendu et non en réalité, car je ne suppose pas que le budget de l’enseignement primaire permette une pareille prodigalité. A l’École normale supérieure, au contraire, ou dans les Facultés, on dira : une fraction, c’est l’ensemble de deux nombres entiers séparés par un trait horizontal ; on définira par des conventions les opérations que peuvent subir ces symboles ; on démontrera que les règles de ces opérations sont les mêmes que dans le calcul des nombres entiers, et on constatera enfin qu’en faisant, d’après ces règles, la multiplication de la fraction par le dénominateur, on retrouve le numérateur. C’est très bien parce qu’on s’adresse à des jeunes gens, depuis longtemps familiarisés avec la notion des fractions à force d’avoir partagé des pommes ou d’autres objets, et dont l’esprit, affiné par une forte éducation mathématique, en est arrivé peu à peu à désirer une définition purement logique. Mais quel serait l’ahurissement d’un débutant à qui on voudrait la servir ?

Telles sont aussi les définitions que vous trouvez dans un livre justement admiré et bien des fois couronné, les « Grundlagen der Geometrie » de Hilbert. Voyons on effet comment il débute : Pensons trois systèmes de CHOSES que nous appellerons points, droites et plans. Que sont ces « choses » ? nous ne le savons pas, et nous n’avons pas à le savoir ; il serait même fâcheux que nous cherchions à le savoir ; tout ce que nous avons le droit d’on savoir, c’est ce que nous en apprennent les axiomes, celui-ci par exemple : Deux points différents déterminent toujours une droite, qui est suivi de ce commentaire : au lieu de déterminent, nous pouvons dire que la droite passe par ces deux points, ou qu’elle joint ces deux points, ou que ces deux points sont situés sur la droite. Ainsi, « être situé sur une droite » est simplement défini comme synonyme de « déterminer une droite ». Voilà un livre dont je pense beaucoup de bien, mais que je ne recommanderais pas à un lycéen. Au reste, je pourrais le faire sans crainte, il ne pousserait pas la lecture bien loin.

J’ai pris des exemples extrêmes et aucun maître ne pourrait songer à aller aussi loin. Mais, même en restant bien en deçà de pareils modèles, ne s’expose-t-il pas déjà au même danger ?

Nous sommes dans une classe de h le professeur dicte : le cercle est le lieu des points du plan qui sont à la même distance d’un point intérieur appelé centre. Le bon élève écrit cette phrase sur son cahier ; le mauvais élève y dessine des bonshommes ; mais ni l’un ni l’autre n’ont compris ; alors le professeur prend la craie et trace un cercle sur le tableau. « Ah ! pensent les élèves, que ne disait-il tout de suite : un cercle c’est un rond, nous aurions compris. » Sans doute, c’est le professeur qui a raison. La définition des élèves n’aurait rien valu, puisqu’elle n’aurait pu servir à aucune démonstration, et surtout puisqu’elle n’aurait pu leur donner la salutaire habitude d’analyser leurs conceptions. Mais il faudrait leur montrer qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils croient comprendre, les amener à se rendre compte de la grossièreté de leur concept primitif, à désirer d’eux-mêmes qu’on l’épure et le dégrossisse.

Je reviendrai sur tous ces exemples ; j’ai voulu seulement vous montrer les deux conceptions opposées ; il y a entre elles un violent contraste. Ce contraste, l’histoire de la science nous l’explique. Si nous lisons un livre écrit il y a cinquante ans, la plupart des raisonnements que nous y trouverons nous sembleront dépourvus de rigueur.

On admettait à cette époque qu’une fonction continue ne peut changer de signe sans s’annuler ; on le démontre aujourd’hui. On admettait que les règles ordinaires du calcul sont applicables que nombres incommensurables, on le démontre aujourd’hui. On admettait bien d’autres choses qui quelquefois étaient fausses.

On se fiait à l’intuition ; mais l’intuition ne peut nous donner la rigueur, ni même la certitude, on s’en est aperçu de plus en plus. Elle nous apprend par exemple que toute courbe a une tangente, c’est-à-dire que toute fonction continue a une dérivée, et cela est faux. Et comme on tenait à la certitude, il a fallu faire de plus en plus petite la part de l’intuition.

Comment s’est faite cette évolution nécessaire ? On n’a pas tardé à s’apercevoir que la rigueur ne pourrait pas s’établir dans les raisonnements, si on ne la faisait entrer d’abord dans les définitions.

Longtemps les objets dont s’occupent les mathématiciens étaient mal définis ; on croyait les connaître parce qu’on se les représentait avec les sens ou l’imagination, mais on n’en avait qu’une image grossière et non une idée précise sur laquelle le raisonnement pût avoir prise.

C’est là, que les logiciens ont dû porter leurs efforts. Ainsi pour le nombre incommensurable.

L’idée vague de continuité, que nous devions à l’intuition, s’est résolue en un système compliqué d’inégalités portant sur des nombres entiers. C’est ainsi que se sont définitivement évanouies toutes ces difficultés qui effrayaient nos pères, quand ils réfléchissaient aux fondements du calcul infinitésimal.

Il ne reste plus aujourd’hui en analyse que des nombres entiers, ou des systèmes finis ou infinis de nombres entiers, reliés par un réseau d’égalités et d’inégalités.

Les mathématiques, comme on l’a dit, se sont arithmétisées.

Mais croit-on que les mathématiques aient atteint la rigueur absolue sans faire de sacrifice ? Pas du tout, ce qu’elles ont gagné en rigueur, elles l’ont perdu en objectivité. C’est en s’éloignant de la réalité qu’elles ont acquis cette pureté parfaite. On peut parcourir librement tout leur domaine, autrefois hérissé d’obstacles, mais ces obstacles n’ont pas disparu. Ils ont seulement été transports à la frontière et il faudra les vaincre de nouveau si l’on veut franchir cette frontière pour pénétrer dans le royaume de la pratique.

On possédait une notion vague, formée d’éléments disparates, les uns a priori, les autres provenant d’expériences plus ou moins digérées ; on croyait en connaître, par l’intuition, les principales propriétés. Aujourd’hui on rejette les éléments empiriques en ne conservant que les éléments a priori ; c’est l’une des propriétés qui sert de définition et toutes les autres s’en déduisent parmi raisonnement rigoureux. C’est très bien, mais il reste à prouver que cette propriété, qui est devenue une définition, appartient bien aux objets réels que l’expérience nous avait fait connaître et d’où nous avions tiré notre vague notion intuitive. Pour le prouver, il faudra bien en appeler à l’expérience, ou faire un effort d’intuition, et si nous ne pouvions le prouver, nos théorèmes seraient parfaitement rigoureux, mais parfaitement inutiles.

La logique parfois engendre des monstres. Depuis un demi-siècle on a vu surgir une foule de fonctions bizarres qui semblent s’efforcer de ressembler aussi peu que possible aux honnêtes fonctions qui servent à quelque chose. Plus de continuité, ou bien de la continuité, mais pas de dérivées, etc. Bien plus, au point de vue logique, ce sont ces fonctions étranges qui sont les plus générales, celles qu’on rencontre sans les avoir cherchées n’apparaissent plus que comme un cas particulier. Il ne leur reste qu’un tout petit coin.

Autrefois, quand on inventait une fonction nouvelle, c’était en vue de quelque but pratique ; aujourd’hui, on les invente tout exprès pour mettre en défaut les raisonnements de nos pères, et on n’en tirera jamais que cela.

Si la logique était le seul guide du pédagogue, ce serait par les fonctions les plus générales, c’est-à-dire par les plus bizarres, qu’il faudrait commencer. C’est le débutant qu’il faudrait mettre aux prises avec ce musée tératologique. Si vous ne le faites pas, pourraient dire les logiciens, vous n’atteindrez la rigueur que par étapes.

Oui, peut-être, mais nous ne pouvons faire aussi bon marché de la réalité, et je n’entends pas seulement la réalité du monde sensible, qui a pourtant son prix, puisque c’est pour lutter contre elle que les neuf dixièmes de vos élèves vous demandent des armes. Il y a une réalité plus subtile, qui fait la vie des êtres mathématiques, et qui est autre chose que la logique.

Notre corps est formé de cellules et les cellules d’atomes ; ces cellules et ces atomes sont-ils donc toute la réalité du corps humain ? La façon dont ces cellules sont agencées, et dont résulte l’unité de l’individu, n’est-elle pas aussi une réalité et beaucoup plus intéressante ?

Un naturaliste qui n’aurait jamais étudié l’éléphant qu’au microscope croirait-il connaître suffisamment cet animal ?

Il en est de même en mathématiques. Quand le logicien aura décomposé chaque démonstration en une foule d’opérations élémentaires, toutes correctes, il ne possédera pas encore la réalité tout entière ; ce je ne sais quoi qui fait l’unité de la démonstration lui échappera complètement.

Dans les édifices élevés par nos maîtres, à quoi bon admirer l’œuvre du maçon si nous ne pouvons comprendre le plan de l’architecte ? Or, cette vue d’ensemble, la logique pure ne peut nous la donner, c’est à l’intuition qu’il faut la demander.

Prenons par exemple l’idée de fonction continue. Ce n’est d’abord qu’une image sensible, un trait tracé à la craie sur le tableau noir. Peu à peu elle s’épure ; on s’en sert pour construire un système compliqué d’inégalités, qui reproduit toutes les lignes de l’image primitive ; quand tout a été terminé, on a décintré, comme après la construction d’une voûte ; cette représentation grossière, appui désormais inutile, a disparu et il n’est resté que l’édifice lui-même, irréprochable aux yeux du logicien. Et pourtant, si le professeur ne rappelait l’image primitive, s’il ne rétablissait momentanément le cintre, comment l’élève devinerait-il par quel caprice toutes ces inégalités se sont échafaudées de cette façon les unes sur les autres ? La définition serait logiquement correcte, mais elle ne lui montrerait pas la réalité véritable.

Nous voilà donc obligés de revenir en arrière ; sans doute il est dur pour un maître d’enseigner ce qui ne le satisfait pas entièrement ; mais la satisfaction du maître n’est pas l’unique objet de l’enseignement ; on doit d’abord se préoccuper de ce qu’est l’esprit de l’élève et de ce qu’on veut qu’il devienne.

Les zoologistes prétendent que le développement embryonnaire d’un animal résume en un temps très court toute l’histoire de ses ancêtres des temps géologiques. Il semble qu’il en est de même du développement des esprits. L’éducateur doit faire repasser l’enfant par où ont passé ses pères ; plus rapidement mais sans brûler d’étape. À ce compte, l’histoire de la science doit être notre premier guide.

Nos pères croyaient savoir ce que c’est qu’une fraction, ou que la continuité, ou que l’aire d’une surface courbe ; c’est nous qui nous sommes aperçus qu’ils ne le savaient pas. De même nos élèves croient le savoir quand ils commencent à étudier sérieusement les mathématiques. Si, sans autre préparation, je viens leur dire : « Non, vous ne le savez pas ; ce que vous croyez comprendre, vous ne le comprenez pas ; il faut que je vous démontre ce qui vous semble évident », et si dans la démonstration je m’appuie sur des prémisses qui leur semblent moins évidentes que la conclusion, que penseront ces malheureux ? Ils penseront que la science mathématique n’est qu’un entassement arbitraire de subtilités inutiles ; ou bien ils s’en dégoûteront ; ou bien ils s’en amuseront comme d’un jeu et ils arriveront à un état d’esprit analogue à celui des sophistes grecs.

Plus tard, au contraire, quand l’esprit de l’élève, familiarisé avec le raisonnement mathématique, se sera mûri par cette longue fréquentation, les doutes naîtront d’eux-mêmes et alors votre démonstration sera la bienvenue. Elle en éveillera de nouveaux, et les questions se poseront successivement à l’enfant, comme elles se sont posées successivement à nos pères, jusqu’à ce que la rigueur parfaite puisse seule le satisfaire. Il ne suffit pas de douter de tout, il faut savoir pourquoi l’on doute.

Le but principal de l’enseignement mathématique est de développer certaines facultés de l’esprit et parmi elles l’intuition n’est pas la moins précieuse. C’est par elle que le monde mathématique reste en contact avec le monde réel et quand les mathématiques pures pourraient s’en passer, il faudrait toujours y avoir recours pour combler l’abîme qui sépare le symbole de la réalité. Le praticien en aura toujours besoin et pour un géomètre pur il doit y avoir cent praticiens.

L’ingénieur doit recevoir une éducation mathématique complète, mais à quoi doit-elle lui servir ? à voir les divers aspects des choses et à les voir vite ; il n’a pas le temps de chercher la petite bête. Il faut que, dans les objets physiques complexes qui s’offrent à lui, il reconnaisse promptement le point où pourront avoir prise les outils mathématiques que nous lui avons mis en main. Comment le ferait-il si nous laissions entre les uns et les autres cet abîme profond creusé par les logiciens ?

À côté des futurs ingénieurs, d’autres élèves, moins nombreux, doivent à leur tour devenir des maîtres ; il faut donc qu’ils aillent jusqu’au fond ; une connaissance approfondie et rigoureuse des premiers principes leur est avant tout indispensable. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas cultiver chez eux l’intuition ; car ils se feraient une idée fausse de la science s’ils ne la regardaient jamais que d’un seul côté et d’ailleurs ils ne pourraient développer chez leurs élèves une qualité qu’ils ne posséderaient pas eux-mêmes.

Pour le géomètre pur lui-même, cette faculté est nécessaire, c’est par la logique qu’on démontre, c’est par l’intuition qu’on invente. Savoir critiquer est bon, savoir créer est mieux. Vous savez reconnaître si une combinaison est correcte ; la belle affaire si vous ne possédez pas l’art de choisir entre toutes les combinaisons possibles. La logique nous apprend que sur tel ou tel chemin nous sommes sûrs de ne pas rencontrer d’obstacle ; elle ne nous dit pas quel est celui qui mène au but. Pour cela il faut voir le but de loin, et la faculté qui nous apprend à voir, c’est l’intuition. Sans elle, le géomètre serait comme un écrivain qui serait ferré sur la grammaire, mais qui n’aurait pas d’idées. Or, comment cette faculté se développerait-elle, si dès qu’elle se montre on la pourchasse et on la proscrit, si on apprend à s’en défier avant de savoir ce qu’on en peut tirer de bon.

Et là, permettez-moi d’ouvrir une parenthèse pour insister sur l’importance des devoirs écrits. Les compositions écrites n’ont peut-être pas assez de place dans certains examens, à l’École polytechnique, par exemple. On me dit qu’elles fermeraient la porte à de très bons élèves qui savent très bien leur cours, qui le comprennent très bien, et qui pourtant sont incapables d’en faire la moindre application. J’ai dit tout à l’heure que le mot comprendre a plusieurs sens : ceux-là ne comprennent que de la première manière, et nous venons de voir que cela ne suffit ni pour faire un ingénieur, ni pour faire un géomètre. Eh bien, puisqu’il faut faire un choix, j’aime mieux choisir ceux qui comprennent tout à fait.

Mais l’art de raisonner juste n’est-il pas aussi une qualité précieuse, que le professeur de mathématiques doit avant tout cultiver ? Je n’ai garde de l’oublier ; on doit s’en préoccuper et dès le début. Je serais désolé de voir la géométrie dégénérer en je ne sais quelle tachymétrie de bas étage et je ne souscris nullement aux doctrines extrêmes de certains Oberlehrer allemands. Mais on a assez d’occasions d’exercer les élèves au raisonnement correct, dans les parties des mathématiques où les inconvénients que j’ai signalés ne se présentent pas. On a de longs enchaînements de théorèmes où la logique absolue a régné du premier coup et pour ainsi dire tout naturellement, où les premiers géomètres nous ont donné des modèles qu’il faudra constamment imiter et admirer.

C’est dans l’exposition des premiers principes qu’il faut éviter trop de subtilité ; là elle serait plus rebutante et d’ailleurs inutile. On ne peut tout démontrer et on ne peut tout définir ; et il faudra toujours emprunter à l’intuition ; qu’importe de le faire un peu plus tôt ou un peu plus tard, ou même de lui demander un peu plus ou un peu moins, pourvu qu’en se servant correctement des prémisses qu’elle nous a fournies, nous apprenions à raisonner juste.

LE LIVRE
LE LIVRE

Science et méthode de Henri Poincaré, Flammarion, 1908

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