Nonfiction.fr : Histoire des manifestations parisiennes

Appuyé sur une riche iconographie, ce livre dessine un paysage sensible des manifestations à Paris, de leurs espaces, de leurs acteurs, de leurs formes et de l’encadrement légal et policier des cortèges.
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Cet ouvrage collectif est issu d’une exposition qui s’est tenue à Paris en 2007-2008. Les vingt-deux contributions, réunies sous la direction d’une spécialiste de la question, Danielle Tartakowsky, – auteur de l’introduction –, parcourent le Paris manifestant des XIXe et XXe siècles à travers quatre thèmes : « espace », « dramaturgie », « typologie », « ordres et désordres ». Les articles s’appuient sur de très nombreuses représentations picturales ou photographiques de cortèges parisiens, qui ne sont pas seulement des illustrations, mais de véritables sources que les auteurs exploitent pour tracer tant les constantes que les singularités des manifestations.

Cartographies

L’ouvrage dessine d’abord les paysages des mobilisations parisiennes, comme le fameux « triangle République-Bastille-Nation » (Evelyne Cohen), « l’axe patriotique » – de la Concorde à l’Étoile avec un crochet par la place des Pyramides –, ou les grandes esplanades, tels le Champ-de-Mars ou les Invalides (Danielle Tartakowsky). Il interroge à la fois le regard porté sur les foules manifestantes et les formes d’appropriation de la rue par ces mêmes foules face aux représentants de l’ordre. Ainsi l’article de Mathilde Larrère, « Ce que le XIXe siècle nous apprend des manifestations », centré sur les boulevards, montre comment, à partir de la fin de ce siècle, les manifestations, se distinguant des émeutes – qui privilégiaient les rues étroites du centre de Paris plus propices à la barricade –, ont investi le « boulevard de la répression », jusqu’alors abandonné aux forces de l’ordre, et s’y sont déployées pour revendiquer la légitimité de la mobilisation et interpeller l’opinion publique. L’auteur étudie aussi la manière dont les images ont répercuté ce changement de nature des mobilisations. C’est aussi à ces représentations que s’intéresse l’article de Bertrand Tillier : « La manifestation : une pratique et sa construction photographique ». Cette cartographie des mouvements de contestation n’oublie pas les interactions entre Paris et les banlieues. Emmanuel Bellanger examine les conditions d’émergences, les formes et la topographie d’un registre banlieusard de la manifestation, que celle-ci mobilise « l’esprit de clocher » ou la culture communiste dans les banlieues rouges. Il souligne le rôle des maires dans la mise en scène des cortèges festifs ou des marches revendicatives comme maîtres d’œuvres d’une identité locale en construction ou comme défenseurs, surtout depuis les années 1960, des grandes industries implantées dans leurs communes.

Mises en scène, stratégies et symbolique

La deuxième partie est consacrée aux stratégies tactiques et symboliques adoptées par certaines catégories de manifestants, qu’ils soient familiers de l’exercice – ou du moins perçus comme tels – ou plus exceptionnellement présents dans les rues ; tout au moins dans celles de la Capitale. Michel Pigenet rappelle, à travers les exemples de manifestations marquantes, le rôle central de Paris dans la « dramaturgie du mouvement ouvrier » et l’enjeu que représentent, pour les mouvements politiques et syndicaux, la maîtrise et le succès des manifestations. Il s’interroge sur l’héritage de cette tradition dans les années 2000, dans un contexte de crise et, parfois, de lassitude des milieux ouvriers face à l’indifférence médiatique. Alain Monchablon analyse les différentes formes des manifestations étudiantes et leur articulation avec les grands débats contemporains : il montre comment, « en un siècle […] les monômes ont reculé au profit de cortèges revendicatifs plus qu’identitaires ». Alors que les droites semblent, par « tempérament », moins spontanément manifestantes – même si elles sont, elles aussi, héritières d’une culture de l’agitation de rue –, David Valence (membre du pôle histoire de Nonfiction.fr) montre qu’elles ont mis en œuvre « des scénarii qui leur [sont] propres ». Contrairement aux droites populistes ou nationalistes traditionnellement enclines à utiliser la rue pour se manifester et qui ont façonné leur propre syntaxe de la manifestation, avec sa géographie, ses références militaires, sa violence, pour la droite catholique et la droite de gouvernement, longtemps moins promptes à mobiliser Paris, le recours à la manifestation apparaît davantage comme une façon de combattre l’adversaire – la gauche – sur son propre terrain.

Les mises en scène choisies jouent alors, d’une part, sur le détournement des symboles, et, d’autre part, sur les signes de la légitimité politique face à l’agitation. Nathalie Duclos s’intéresse aux manifestations paysannes à Paris et à l’irruption « sous contrôle » du monde rural dans le cadre urbain : elle souligne l’important enjeu symbolique que représentent ces défilés pour les organisations syndicales des agriculteurs et, de ce fait, le caractère  « cadenassé » de l’organisation de ces événements pour éviter tout débordement qui pourrait nuire à l’image paysanne. Même le « blocus de Paris » que la Coordination rurale, apparemment plus virulente que ses concurrentes (FNSEA, CNJA), organise en 1992 témoigne de la volonté d’éviter l’affrontement avec les forces de l’ordre et d’apparaître pacifique à l’opinion. De leur côté, les « sans » – sans-papiers, chômeurs, sans-logis, etc. – ont dû inventer un nouveau répertoire d’action pour faire entendre collectivement leurs revendications et pour devenir visibles dans un espace public dont ils étaient a priori « exclus ». Daniel Mouchard distingue deux éléments dans la dramaturgie de la mobilisation des « sans » : « l’irruption » dans l’espace public, le plus souvent par l’occupation d’un lieu, et « l’inversion » qui consiste à transfigurer la précarité de ces groupes en une force d’action collective. Ce souci de renouvellement des modes d’action s’est aussi imposé aux nouveaux mouvements sociaux de l’après 1968 étudiés par Isabelle Sommier. Les marches, street parties, forums, parades, etc., se donnent pour objectif de frapper l’opinion par leur mise en scène, entre mouvement festif et action directe. Ces mouvements renouvellent aussi le genre de la manifestation par le caractère international de leur recrutement et de leur retentissement.

Typologie des manifestations

La troisième partie se propose de dresser une typologie des grandes manifestations. Olivier Ihl consacre un article aux « célébrations d’État sous la IIIe République » et à leur mise en scène comme « instrument d’agrégation civique » et d’acculturation politique, à travers notamment l’itinéraire choisi, l’ordonnancement du cortège et ses chants. Danielle Tartakowsky analyse les enjeux du lien entre manifestations et pouvoirs dans un espace public où, à partir de 1848 et, plus encore, de la IIIe République, le suffrage universel a délégitimé le « droit à l’insurrection ». Elle s’intéresse aux moments où la manifestation a pu devenir une ressource du pouvoir pour affirmer son autorité : « manifestations de victoire » après un temps de crise, « soirs d’élections » ou « levées en masse » pour montrer la solidarité nationale face à ceux qui contestent le pouvoir et en conclut que « parfois, la rue peut aider à gouverner ». Pascale Goetschel propose une étude détaillée du Paris de la Libération, pour montrer comment la liesse populaire cède peu à peu la place aux défilés officiels témoignant de la prise de possession de l’espace parisien et, par là, de l’affirmation de l’autorité du gouvernement du général de Gaulle.

Encadrement et débordements

La quatrième partie s’intéresse au cadre légal de la manifestation, à ses débordements, à son encadrement, depuis la répression des rassemblements potentiellement séditieux jusqu’à la cogestion entre organisateurs et pouvoirs publics des manifestations autorisées. L’article de Sophie Grosbon précise « le régime juridique des manifestations », en retraçant les différentes étapes de réglementation de la manifestation : la mobilisation contre l’exécution de l’anarchiste Ferrer en 1909, qui inaugure une ère de tolérance sans que la liberté de manifester existe ; la loi de 1935, qui met en place un régime de déclaration préalable ; la législation européenne, qui dans les années 1990 consacre peu à peu la manifestation comme une liberté fondamentale. L’auteur analyse les usages qui en sont faits par les pouvoirs publics : tolérance, déclaration qui s’apparente dans les faits à une autorisation, rôle des autorités municipales et policières concernées, rôle du juge administratif dans le contrôle des interdictions, pour constater la progressive adéquation entre « le droit positif et la représentation du droit ». L’article de Jean-Marc Berlière, « Policiers et manifestants : un siècle d’évolutions », réexamine l’histoire des manifestations à la lumière des pratiques policières chargées de les repousser, de les disperser puis les de canaliser, pratiques qui témoignent de l’évolution de la conception de la manifestation, entre volonté de maintenir l’ordre et souci de laisser les opinions s’exprimer, quoique cette évolution ne soit pas linéaire et n’exclue pas des résurgences de violence de part et d’autre. Ce sont ces « relations ambiguës » entre « violences et manifestations » qu’examine de près Alain Dewerpe. Il en donne d’abord une mesure en comptabilisant le nombre de victimes de quelques grandes manifestations parisiennes, puis en étudie le surgissement dans les cortèges, que la violence soit justifiée par un discours théorique préalable ou qu’elle naisse des circonstances et des modalités du face-à-face avec les forces de l’ordre, avant de s’intéresser plus particulièrement aux compagnies d’intervention de la police municipale et à leur expérience de la violence. Gwen-Haël Denigot s’intéresse quant à elle aux différentes méthodes d’évaluation du nombre de manifestants et tente de résoudre l’aporie récurrente de l’écart entre les chiffres des organisateurs et ceux de la police (« Compter ou raconter, l’évaluation de la participation aux manifestations »). Le livre se clôt sur un entretien avec Pierre Mure, ancien directeur de l’Ordre public à la préfecture de police de Paris, qui explique les modalités de préparation d’une manifestation entre les organisateurs et les services de police concernés.

Cet ouvrage, à la fois catalogue d’exposition et recueil d’articles scientifiques, lance de nombreuses pistes de réflexion sur la question des manifestations. On pourrait regretter l’absence d’un bilan historiographique et d’une bibliographie, mais cela tient probablement à la genèse et à la forme du livre, d’ailleurs très beau. Les différentes contributions explicitent les jalons de la conquête d’une légitimité pour un droit pas toujours très légal, et mettent en lumière la recherche d’efficacité et d’exemplarité, à la fois celles des causes défendues et celles des comportements adoptés. Les résonances entre les travaux d’historiens, de sociologues et de spécialistes des sciences politiques – dont les approches auraient mérité une confrontation plus directe – font apparaître l’ancrage des manifestations parisiennes dans des décors stables mais permettent aussi de mesurer les bouleversements récents des répertoires d’actions collectives.

Marie Aynié

LE LIVRE
LE LIVRE

Paris manif, Presses Universitaires de Rennes II

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