Nonfiction.fr – Quand la guerre passe par l’architecture

Directeur du Centre de recherches architecturales du Goldsmiths College de Londres, Eyal Weizman se penche sur l’évolution des conflits militaires en milieu urbain, et plus particulièrement en Israël, et tente d’en analyser les conséquences concrètes sur le plan intellectuel et militaire.
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 Asymétrique, le conflit militaire israélo-palestinien se déroule également dans un cadre urbain très densément peuplé, en particulier dans la bande de Gaza, où vivent plus de 4 000 habitants au kilomètre carré. Stratégiquement, de tels affrontements impliquent plusieurs enjeux pour l’État hébreu : réaliser les objectifs fixés par l’état-major tout en évitant autant que possible les « dommages collatéraux », qui risquent de vivement impacter une opinion publique internationale soucieuse des pertes civiles. De même, les unités doivent s’assurer de minimiser leurs propres pertes, ce qui peut paraître autrement plus aléatoire qu’en zone de combat « traditionnelle ». Face à l’évolution des conflits contemporains, qui tendent de plus en plus à une asymétrie « de guérilla », occupant les zones habitables, s’y fondant et y luttant, Israël se trouve depuis longtemps en première ligne, de la même manière que le sont aujourd’hui certaines troupes en Afghanistan et en Irak voire, dans une mesure quelque peu différente, que l’ont été les troupes françaises en Algérie (1).

Ainsi, depuis le milieu des années 1990, Israël s’est mis à repenser les opérations militaires en milieu urbain par le biais de think tanks liés à l’armée. Le plus influent a très certainement été l’Institut de recherche de théorie opérationnelle (Otri), lancé en 1996 et dirigé par deux généraux de brigades de réserve, Shimon Naveh et Dov Tamari. Selon les termes de l’un de ses directeurs, ce que l’Otri proposait correspondait à « ce que faisait l’ordre des Jésuites. Nous tentons d’apprendre aux soldats à penser et à réfléchir. […] Nous avons créé une école et élaboré un cursus pour former des “architectes opérationnels” » (2). Si l’« expérience Otri » ne durera qu’une dizaine d’années, les chamboulements majeurs qu’elle a introduits au sein de Tsahal se sont clairement fait sentir sur le terrain des affrontements, mais également dans la manière qu’ont les dirigeants militaires de penser et de faire la guerre. Cette réflexion israélienne a, qui plus est, été suivie de très près par de nombreux pays, en particulier les États-Unis, comme le confirme le lieutenant-colonel David Pere, en charge de la rédaction du Manuel de doctrine opérationnelle de l’US Marines : « Naveh et l’Otri ont considérablement influencé notre discours intellectuel et notre approche du niveau opérationnel de la guerre » (3).

Repenser la guerre asymétrique

Cette éclosion de cercles de réflexion découle d’un facteur historico-sociologique qui apparaît dans les années 1960 – et sans cesse accentué depuis – qu’est « l’universitarisation » des hauts gradés militaires, dans une optique d’évolution hiérarchique plus rapide. Celle-ci a introduit un discours et une méthodologie de réflexion sortant du cadre purement militaro-sécuritaire classique, en empruntant beaucoup aux diverses disciplines des sciences humaines et sociales ainsi qu’à l’architecture. Pour Naveh, « certains officiers supérieurs au sommet de la hiérarchie ne craignent pas de se réclamer de Deleuze ou de [l’architecte déconstructiviste Bernard] Tschumi » (4). Ce bagage universitaire contemporain permet ainsi une toute nouvelle réflexion sur les combats en milieux urbains, vus alors comme « la forme postmoderne par excellence de la guerre » (5). Certaines notions tactiques classiques sont revisitées, comme l’Auftragstaktik du général prussien Moltke (6), la réaction efficace à apporter au phénomène que Clausewitz appelait friction (7), ou encore l’inversion totale de la linéarité des opération, initialement théorisée par Antoine-Henri de Jomini (8). Des notions plus en phase avec la réalité actuelle du terrain se créent ou évoluent également, comme l’essaimage (9) ou l’inversion de la géométrie urbaine (10). Ces vingt dernières années ont ainsi vu les haut gradés reléguer les traditionnels livres de Machiavel et de Sun Tzu au fond de leur bibliothèque, remplacés par des ouvrages autrement plus improbables comme Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, Architecture and Disjonction de Tschumi, ou les travaux de Guy Debord et d’autres membres de l’Internationale situationniste.

De la théorie à la pratique

Toute cette réflexion théorie a vu assez rapidement son application pratique, comme en avril 2002 lors de l’intervention israélienne sur Naplouse, et plus précisément lors de l’attaque du camp de réfugiés de Balata quelques semaines plus tôt. Dans un entretien avec l’auteur, Naveh rapporte, analysant l’agitation des Palestiniens peu avant l’assaut israélien : « Les Palestiniens ont préparé le décor pour un spectacle, un combat dans lequel ils s’attendent à ce qu’en attaquant le camp, nous suivions la logique qu’ils ont définie… Ils pensent que nous allons débarquer à l’ancienne, en formations mécanisées, en rang serrés et en colonnes, et que nous allons suivre l’ordre géométrique du réseau des rues. » Ce qui est loin d’être dans ses plans : « Nous isolons complètement le camp en plein jour, pour donner l’impression de préparer une opération de siège systématique […], puis nous appliquons une manœuvre fractale, en arrivant simultanément par essaims, à partir de toutes les directions et à travers les différentes dimensions de l’enclave… Chaque unité reflète par son mode d’action la logique de la manœuvre générale… Notre déplacement à travers les immeubles repousse [les insurgés] dans les rues et les allées où nous les pourchassons » (11). Inversion totale de la géométrie urbaine donc, qui perturbe fortement les combattants palestiniens : « On aurait dit que [les soldats israéliens] étaient partout : derrière, sur les côtés, sur la gauche, sur la droite… Comment peut-on se battre de cette façon ? » (12). En jouant la carte micro-tactique et celle de la décentralisation du commandement, Tsahal tente de profiter de l’avantage technologique (GPS, image thermique, drones et satellites) et militaire (armements, blindés et soutien aérien) qu’il détient, déstabilisant de facto le plan de bataille prévu par ses opposants. Mais cette déstabilisation n’est que de courte durée, et les combattants en profitent pour se replier via les zones mêmes où ils comptaient attirer les israéliens pour les combattre. Au final, les assauts du camp de Balata et sa poursuite logique au cœur même de Naplouse, auront provoqué, selon Human Rights Watch et B’tselem, la mort de 80 civils palestiniens et de 4 soldats israéliens. Pour autant, la classe politique et une partie de la hiérarchie militaire ont salué cette intervention, car elle représentait une victoire au vu du nombre de cibles militaires palestiniennes éliminées en rapport des faibles pertes internes, mais également car elle marquait le retour triomphant de Tsahal au sein des camps de réfugiés, jusqu’alors considérés comme des enclaves extraterritoriales, échappant au contrôle et à la surveillance militaire de l’État hébreu.

Un « charabia incompréhensible »

Mais très rapidement, les belligérants ne tardent pas à « muter » pour faire face le plus efficacement possible à cette évolution causant tant de dégâts au sein de leurs rangs et les rendant quasi impuissants dans la riposte. C’est ce qu’Eyal Weizman appelle la « coévolution », ou le fait que « l’armée développe ses capacités en fonction de la résistance, qui elle-même évolue en fonction des nouvelles pratiques de l’armée » (13). Et la boucle est véritablement bouclée lorsque Tsahal affronte le Hezbollah libanais durant l’été 2006 : mieux armés, mieux entraînés, moins dispersés en une multitude de factions rivales comme en Palestine, les forces armées du Parti de Dieu entrent dans le jeu de Tsahal. Ainsi, les combattants se mettent eux-mêmes à essaimer « très efficacement parmi les ruines et les détritus, circulant à travers les caves et les tunnels souterrains qu’ils avaient préparés. Ils étudiaient les déplacements des soldats israéliens, puis les attaquaient avec des armes antichars, au moment même où ceux-ci entraient à l’intérieur des habitations et tentaient de progresser de maison en maison en traversant les murs » (14). Échec politique autant que militaire (15), la guerre du Liban de 2006 impose une prise de conscience au sein de l’armée, et plus particulièrement dans les cercles proches de l’Otri. Naveh lui même déclarera : « La guerre du Liban a été un échec, et j’y ai largement contribué. Ce que j’ai apporté aux FDI [Forces de Défense d’Israël, Tsahal] a échoué » (14). Les représentants de l’Otri sont rapidement pointés du doigt, vivement critiqués pour leur « intellectualisme », leur « déconnexion totale » de la réalité. Dans ce débat intemporel entre Anciens et Modernes, une enquête interne propose que « les FDI doivent immédiatement renoncer à leur jargon obscur et déroutant ainsi qu’à l’approche qu’elles utilisent depuis un certain temps » (17). Pour Eyal Weizman, le constat est accablant : les officiers « ne comprenaient rien à ce jargon et n’avaient strictement aucune idée de ce qu’ils devaient faire, ni même dans la direction dans laquelle ils étaient censés tirer » (18). 

De Marc Aurèle à McNamara

Dans ce court ouvrage, traduction française de l’un des chapitre de son plus conséquent Hollow Land (19), Eyal Weizman propose d’une part une réflexion éthique et intellectuelle sur l’évolution et les conséquences de cette nouvelle doctrine, et d’autre part une analyse plus architecturale sur sa mise en pratique concrète. En usant d’un style accessible aux non-spécialistes et en maniant habilement références universitaires et données factuelles, il propose un ouvrage abordable, rendu d’autant plus intéressant par sa structure quasi littéraire qui n’hésite pas à faire appel à de nombreuses citations et témoignages, le sortant du simple cadre théorique dans lequel on aurait pu le cantonner et le faisant ainsi parvenir dans le concret. De plus, les entretiens accordés par Simon Naveh apportent un éclairage inestimable, via la parole même de celui qui fût l’un des précurseurs et le principal représentant de ces évolutions. Eyal Weizman évite aussi l’écueil qu’aurait été de voir cette évolution comme une révolution : comme il note fort à propos, quoi qu’un peu tardivement dans le fil du récit, « L’usage militaire des théories contemporaines n’a, bien entendu, rien de nouveau. De Marc Aurèle à Robert McNamara, le pouvoir a toujours trouvé des moyens d’exploiter les théories et les méthodologies conçues dans d’autres disciplines » (20). L’optique critique d’Eyal Weizman lui permet également de mettre en avant, de manière argumentée, les impasses devant lesquelles se sont trouvés les penseurs de l’Otri, ainsi que la mise en pratique de cette réflexion : « L’orgueil démesuré de ceux qui ont été couronnés comme les héros de ces opérations ne peut que dissimuler temporairement l’impasse à laquelle est vouée ce type de stratégie, de même que la stupidité politique, l’impéritie militaire et le gâchis en vies et en dignité humaines » (21).

Pour autant, À travers les murs n’est pas exempt de critiques : le manque de conclusion, qui découle directement des contraintes liées à la traduction d’un simple chapitre, peut ne pas répondre totalement à l’attente du lecteur exigeant. Cette même contrainte rend également le chapitrage quelque peu bancal, avec des parties bien inégales. Mais malgré ces quelques faiblesses, À travers les murs réussit le pari de la critique a posteriori (soit une optique critique sans proposition alternative, ce que certains peuvent trouver contestable), et permet de montrer l’envers du décor, sorte d’opposé du discours israélien ponctué de « frappes chirurgicales », « dommages collatéraux » et autres travestissement linguistiques de la réalité (22). Mais plus que cela, il permet surtout de réaffirmer l’idée qu’Israël ne doit pas seulement se focaliser sur la question palestinienne de manière sécuritaire, empêchant de quelconques évolutions possibles sur d’autres terrains. Cette « guerre de retard » (23) qu’Israël tente sans cesse de rattraper voire de dépasser, comme le prouve cette tentative de ce « bond en avant intellectuel », ne fait qu’accélérer l’évolution côté palestinien, dans une course interminable remettant toujours en cause sa sécurité même. Un autre paradoxe, et non des moindres, du conflit israélo-palestinien, dont la résolution diplomatique et pacifique semble s’éloigner chaque jour un peu plus

À lire également sur nonfiction.fr, le dossier « Persistant conflit israélo-palestinien », ainsi qu’une autre critique de l’ouvrage, par Thomas Fourquet.

Théo Corbucci

1. Eyal Weizman note que « le film de Gilles Pontecorvo, La Bataille d’Alger (1966), et le livre d’Alistair Horne sur la guerre d’Algérie décrivent ce type de manœuvres et sont désormais tous deux inscrits aux programmes de formation des armées américaine et israélienne » (p. 72 sq)

2. p. 11

3. p. 11

4. p. 43

5. p. 13

6. Soit le fait qu’« aucun plan de bataille, fût-il le meilleur, ne pouvait anticiper les aléas de la guerre et qu’il fallait encourager les commandants à prendre des décisions tactiques au pied levé » (p. 19).

7. Les formes d’incertitude lors d’une bataille, comme le hasard, les erreurs et les imprévisibilités (p. 18).

8. « Le modèle de la bataille jominienne, qui s’appliquait encore largement aux manœuvres de blindés au XXe siècle, reposait sur la performance dynamique de manœuvres linéaires et géométriques, sur des surfaces bidimensionnelles. Sur ce type de terrain, chaque partie s’efforce de déborder ou de diviser l’ennemi’’ (p. 20).

9. Pour Aviv Kochavi, l’essaimage se défini comme « la convergence simultanée sur une cible d’un grand nombre de nœuds – la cernant si possible à 360° - […] qui ensuite se scindent et se dispersent à nouveau » (p. 17). Sur le plan décisionnel, « l’essaimage militaire repose sur un modèle non linéaire, où les seuils de décisions sont ramenés au niveau tactique immédiat » (p. 18).

10. L’inversion de la géométrie urbaine vise à modifier l’idée même de zones de combats en les inversant. L’extérieur devient l’intérieur et vice-versa : les routes deviennent des lieux interdits, les portes et les fenêtres infranchissables, tandis qu’à l’inverse le terrain d’affrontement devient les maisons, les étages, etc.

11. p. 28 sq

12. p. 34

13. p. 14

14. p. 79

15. Le Hezbollah a officiellement fait état de 250 morts au sein de ses rangs (600 selon Israël). Côté libanais, on dénombre la mort de plus de mille personnes, dans leur très grande majorité des civils. Israël a dénombré quant à lui la mort de 120 soldats et de 39 civils, et n’a réalisé aucun des objectifs stratégiques qu’elle s’était fixés.

16. p. 79

17. p. 78

18. ibid

19. Hollow Land, Verso Books, New-York / Londres, 2007, 318 p.

20. p. 70

21. p. 76

22. Sur ce sujet voir Ma guerre conte la guerre au terrorisme, Terry Jones, Points, Paris, 2007, 214 p.

23. Sur cette notion, voir Tsahal à l’épreuve du terrorisme, Samy Cohen, Seuil, Paris, 2009, 299 p.

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À travers les murs, La Fabrique

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