Insolences
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Pékin, une certaine idée du patrimoine


Crédit : Wuyouyuan

En moins d’un siècle, la capitale chinoise a été totalement détruite. Les dirigeants chinois ont fait table rase du passé à grand renfort de bulldozers. Même les Pékinois ne reconnaissent plus leur ville. Mais l’histoire ne fait que se répéter dans ce pays où l’édifice physique compte moins que son idée. Et puis, certains principes urbains ancestraux continuent de régir Pékin, nuance le journaliste Ian Johnson dans cet article de la New York Review of Books, traduit par Books en juin 2012.

J’ai  profité d’un récent week-end à Pékin pour me promener dans les venelles du quartier de Qianmen, l’ancien centre commerçant de la capitale dont les échoppes traditionnelles sont aujour­d’hui encore célèbres dans tout le pays. L’une des ruelles principales, la rue Dazhalan, a été transformée en fac-similé du Vieux Pékin : ses façades sont un peu trop rutilantes pour être vraies, mais on y trouve toujours les produits traditionnels – chaussures en coton, chapeaux, potions médicinales, confiseries – qui ont fait la réputation de ses boutiques. Malgré leur côté kitsch, les bâtiments sont plus ou moins d’origine. Clients et touristes venus de province continuent de s’y bousculer.

J’ai ensuite emprunté la rue Qianmen, la grande artère qui relie le sud de la place Tian’anmen au temple du Ciel. Je l’ai arpentée de bout en bout, complètement déboussolé. Les vieilles maisons qui la bordaient n’avaient, certes, jamais été belles, mais elles possédaient un je-ne-sais-quoi d’indéniablement authentique. Je n’en ai pas retrouvé une seule. À leur place s’élevait une sorte de décor de cinéma. Qianmen est aujourd’hui jalonnée de bâtisses flambant neuves et identiques de deux ou trois étages, avec des revêtements imitant la pierre grise traditionnelle. La tristesse de l’ensemble est exacerbée par la présence trop familière des grandes enseignes internationales (H&M, Zara et Rolex).

Arrivé au bout de la rue, je me suis retourné et j’ai regardé. Derrière les nouveaux immeubles, s’étendaient des terrains vagues jonchés des ruines des anciennes boutiques et maisons à cour carrée. Le dédale de rues et de venelles qui formait jadis l’un des quartiers les plus animés et pittoresques de la capitale avait été presque entièrement rasé. Je me tenais là, sur le trottoir, quand un couple est passé près de moi. L’homme au fort accent pékinois a demandé à sa compagne si elle avait la moindre idée de l’endroit où ils se trouvaient. Elle a répondu « Qianmen », et il s’est exclamé : « Pas possible ! Comment ce quartier a-t-il pu finir comme ça ? »

Répondre à cette question est précisément l’objet d’un livre récemment traduit en anglais : Beijing Record. Son auteur, le journaliste chinois Jun Wang, travaille pour l’hebdomadaire Liaowang Xinwen Zhoukan (Outlook Weekly), émanation de l’agence de presse officielle Xinhua. Cela peut paraître un drôle d’endroit pour un esprit indépendant. Mais sa position au cœur du pouvoir chinois a depuis longtemps fait de l’agence un refuge du journalisme d’investigation, en particulier sur les sujets que le Parti sait ne pas pouvoir ignorer. L’urbanisme est de ceux-là. Depuis vingt ans, les projets de rénovation urbaine sont une source permanente d’agitation sociale. Des dizaines de milliers de citoyens ont uni leurs forces pour faire annuler en justice des expropriations. Et, même si le pouvoir a fini par interdire ce type d’action de groupe, cette question reste très sensible dans le pays. Les prix de l’immobilier ont tant augmenté dans les grandes villes chinoises que le commun des mortels peut au mieux habiter dans une tour de banlieue.

J’ai rencontré Wang à la fin des années 1990, alors que je préparais un livre sur les troubles sociaux en Chine (1). Tous les deux ou trois mois, il exhumait des archives des documents riches d’enseignements sur les origines historiques des problèmes que connaît aujourd’hui Pékin. En bon journaliste, il cherchait avant tout à expliquer les événements présents, mais son enquête révélait aussi des dysfonctionnements plus structurels, comme la vision étroite qu’a le Parti de la modernisation du pays. Son livre est paru en 2003. Fait surprenant pour un ouvrage de cette nature, il est devenu bestseller et en est aujourd’hui à sa neuvième réimpression. En contribuant à changer le regard des habitants sur la ville, il a joué un rôle majeur pour le mouvement encore balbutiant de défense du patrimoine. Cet ouvrage n’est pas le premier à faire la chronique de l’agonie de la capitale mais il est l’un des seuls à être écrit par un Chinois pour des Chinois. Son succès en dit long sur l’intérêt croissant de la population pour sa propre histoire. Le livre (où figurent, chose rare, des clichés de la destruction de Pékin dans les années 1950) retrace principalement les tribulations de l’architecte et urbaniste Sicheng Liang. À travers l’histoire de cet homme qui se démena en vain pour sauver la vieille ville, Wang décrit non seulement l’assaut mené contre la capitale par ses nouveaux maîtres communistes, mais aussi la façon dont ces derniers ont dilapidé le capital de sympathie que les Chinois avaient placé en eux, représentants du premier gouvernement véritablement organisé depuis un siècle.

Folie des grandeurs

Liang avait été dans sa jeunesse un acteur du renouveau intellectuel et artistique qui marqua le début du XXe siècle chinois. Son père, Qichao Liang, était l’un des grands réformistes de l’époque Qing, ardent partisan de la monarchie constitutionnelle, de la liberté de la presse et de la modernisation du système éducatif. Comme lui, Sicheng Liang fit ses études à l’étranger, d’où il rapporta des techniques modernes qui révolutionnèrent la description et la datation des monuments historiques chinois. Certains des livres qu’il a publiés dans les années 1930 sont une mine d’informations. Ils contiennent notamment des dessins très précis de temples et d’édifices célèbres que Liang fut le premier à dater et analyser. À la même époque, il épousa une séduisante camarade rencontrée à l’université de Pennsylvanie, l’architecte et poétesse Huiyin Lin, avec qui il forma l’un des couples les plus en vue de l’ère républicaine. Au faîte de sa carrière, Liang fut désigné par le gouvernement de Tchang Kaï-chek pour le représenter au sein de la commission internationale chargée de concevoir le nouveau siège des Nations unies à New York.

Après la défaite des nationalistes, en 1949, il aurait pu fuir vers Taïwan, comme nombre de ses confrères. Mais sa femme et lui décidèrent de rester, espérant comme d’autres que les communistes poursuivraient la politique modérée qu’ils promettaient sans appliquer les idées radicales que leur prêtaient leurs adversaires. Au début, les deux parties essayèrent de collaborer. Le couple fut associé à la conception du quartier symbole de la Chine nouvelle, qui comprenait la porte de la Paix céleste (Tian’anmen), principale entrée de la Cité interdite d’où Mao avait proclamé la République populaire, ainsi qu’au monument aux Héros du peuple sur la place du même nom.

Mais les ennuis ne tardèrent pas. Liang était hostile à l’intégration de la porte de la Paix céleste dans le nouveau quartier, arguant que la vieille ville deviendrait alors le centre névralgique du pays et son cœur administratif. Il préconisait de bâtir les bâtiments gouvernementaux plus à l’ouest, afin de préserver le Vieux Pékin. Cette prise de position lui valut de subir une série d’attaques. Son projet était voué à l’échec, comme l’explique le sinologue américain Hung Wu dans Remaking Beijing (2). Le but des dirigeants communistes était en effet de reconstruire la ville à partir de zéro en déplaçant son épicentre du trône impérial (à l’intérieur de la Cité interdite) à l’espace qui s’étend devant la porte de la Paix céleste (la place Tian’anmen). Cela supposait de démolir un certain nombre de monuments, et de percer un gigantesque axe est-ouest à partir de la porte (l’actuelle avenue Chang’an) ; cela impliquait, surtout, d’installer l’appareil d’État à l’intérieur de la vieille ville, et non dans un quartierad hoc.

Selon l’universitaire hongkongais Chang-tai Hung, même les conseillers soviétiques dépêchés sur place furent sidérés par la folie des grandeurs de leurs homologues chinois (3). Tout devait être gigantesque : la place Tian’anmen, l’avenue Chang’an et les « dix édifices monumentaux » sortis de terre à toute allure pour le dixième anniversaire de l’accession au pouvoir des communistes. Liang eut alors cette phrase prophétique : « Dans cinquante ans, on le regrettera. » La destruction du temple de la Célébration de la longévité (Qingshousi), vieux de huit siècles, fut l’une des pertes les plus déchirantes. En installant leur capitale à l’emplacement de l’actuel Pékin, au XIIIe siècle, les envahisseurs mongols avaient pourtant pris soin de déporter les murailles de la ville pour préserver ce temple bouddhiste à la double pagode si caractéristique. Mais les communistes y voyaient un obstacle à la réalisation de leur fameuse percée est-ouest. L’architecte ne put rien face aux ingénieurs de Mao et, en 1954, décision fut prise de le détruire. Liang tomba davantage en disgrâce, et sombra dans le désespoir.

Après le décès de sa femme en 1955, un nouveau coup lui fut porté : accusé d’être « droitier », il dut se soumettre à plusieurs séances d’autocritique humiliantes au cours desquelles il dénonça publiquement amis et collègues, sans que l’on sache clairement s’il le fit ou non de son propre chef. Pendant la Révolution culturelle, les Gardes rouges vinrent le harceler jusque dans sa chambre de malade (il souffrait d’une affection pulmonaire). Liang mourut en 1972, à l’âge de 70 ans.

Parallèlement à cette histoire, Wang raconte quantité d’anecdotes, notamment sur la destruction de la plus grande porte de Pékin (Xizhimen, la « Porte dressée de l’Ouest »). Il donne aussi à voir des photographies exceptionnelles des édifices dépecés, réduits à leur charpente avant destruction totale. Le sinologue belge Simon Leys a rendu compte de l’absurdité des démolitions dans un article de 1977 évoquant des responsables chinois incapables d’expliquer pourquoi ils détruisaient les portes (4). Mais il s’agissait tout bonnement de se conformer à la vision de plus en plus radicale de Mao, déterminé à faire table rase du passé. Comme l’écrit Leys, « on peut difficilement prédire la façon dont sera jugé le pouvoir maoïste dans les siècles à venir, mais une chose est certaine : le nom du régime restera associé à un attentat contre le patrimoine culturel de l’humanité : la destruction de la ville de Pékin ».

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Comment a-t-elle été possible ? La Chine avait connu depuis le milieu du XIXe siècle un ensemble de traumatismes révélateurs de son impuissance à rivaliser sur le plan militaire et économique avec les pays occidentaux et le Japon. Des réformistes avaient bien essayé d’importer la technologie occidentale tout en préservant les traditions locales, mais sans succès. La rigidité du système impérial et les humiliations incessantes infligées au pays par les puissances étrangères sapèrent ces efforts, et les communistes, tenants d’un changement plus radical, finirent par s’imposer. Pour eux, la source du problème était le passé, tout le passé, incluant pêle-mêle la langue, l’art, l’architecture, la religion, la politique, les structures familiales, l’habillement, la musique, etc.

Or Pékin symbolisait mieux que tout ce passé honni. Chaque centimètre carré de la ville incarnait le système de croyances traditionnelles chinoises – depuis son plan, établi en accord avec la géomancie et la mythologie, jusqu’aux dizaines de milliers de maisons traditionnelles organisées autour d’une cour ombragée. Pour le chercheur australien Geremie Barmé, Pékin était « l’un des monuments les plus extraordinaires jamais érigés à la gloire d’une civilisation classique (5) ». La vieille ville devait disparaître, même si sa superficie empêchera les campagnes de démolition d’en venir complètement à bout. À la fin de l’ère Mao, Pékin restait reconnaissable. Lorsque je m’y suis installé pour la première fois, en 1984, la capitale était certes meurtrie, mais elle avait conservé des milliers de hutong– ces ruelles minuscules bordées de maisons à cour carrée –, et ses habitants ressemblaient toujours à ceux décrits dans les années 1960 par l’écrivain Yutang Lin (6). Ils mangeaient les mêmes plats, avaient les mêmes passe-temps, et parlaient avec le même fort accent. Tout n’était que vétusté et délabrement, mais on pouvait imaginer Pékin renaître de ses cendres à mesure que s’éloignerait le maoïsme.

Une ville dans un état épouvantable

Que s’est-il produit ? La haine du passé (ou tout du moins son ignorance) avait bien toujours cours, mais le Parti se posait désormais en protecteur de la culture chinoise. Officiellement, le gouvernement soutient aujourd’hui la préservation du patrimoine. Pourtant, les destructions se poursuivent au même rythme. Deux raisons sont souvent avancées. La première est qu’en Chine l’édifice physique importe moins que son idée. L’urbaniste américain Thomas Campanella rappelle qu’il existe dans ce pays, comme ailleurs en Asie, une longue tradition de reconstruction complète des bâtiments historiques, souvent sous des formes nouvelles (7). Les Chinois pourront vous parler d’un temple entièrement rebâti il y a à peine dix ou vingt ans comme s’il s’agissait d’un bâtiment millénaire. Cela explique pourquoi les urbanistes pékinois, qui ont rasé l’ancien quartier musulman de la Rue-du-Bœuf pour y édifier des tours, continuent à le qualifier sans ciller de quartier « historique ». Mais tous les Chinois ne souscrivent pas à ce discours. Beaucoup se sont battus pour préserver des bâtiments témoignant de la grandeur de la civilisation chinoise. Wang a publié des articles résolument hostiles au projet de Qianmen, et il est loin d’être seul dans son combat. Comme d’autres villes, Pékin peut compter sur un petit groupe de militants qui se battent pour la sauvegarde des bâtiments historiques et des modes de vie traditionnels. La presse officielle fait rarement entendre leur voix et leurs associations sont harcelées par le pouvoir, mais un nombre substantiel de citadins instruits partagent leurs idées.

Le second argument, celui que met en avant le pouvoir, postule qu’une ville comme Pékin a besoin d’être rénovée, quoi qu’il en coûte. Les constructions anciennes sont effectivement dans un état épouvantable. Dans certains quartiers où les tuiles tombent par centaines, il ne reste guère que des toits en tôle ondulée. Les habitants ont accès à l’eau courante, mais les latrines, le plus souvent collectives, ne leur laissent guère d’intimité. Seul progrès notable au cours du dernier demi-siècle : les radiateurs électriques ont remplacé le chauffage au charbon.
Tout cela n’explique pas pourquoi on chasse les pauvres plutôt que de moderniser leurs logements. Aux États-Unis, la rénovation urbaine avait pour but de se débarrasser des « taudis » et de faire revenir en ville les populations aisées qui avaient fui en banlieue [phénomène connu sous le nom de « gentrification »]. Mais, en Chine, les centres-villes sont déjà attractifs et la guerre de classe qui se déroule pour savoir qui en sera expulsé et qui y habitera dépasse de loin tout ce qu’on a pu observer dans l’Amérique de la « Grande Société » (8). Prenons un cas typique de réaménagement urbain aux États-Unis : à Pittsburgh, la rénovation des quartiers de Golden Triangle et de Lower Hill a entraîné l’éviction de 28 000 habitants, pauvres pour la plupart. Campanella estime qu’un projet couvrant une superficie équivalente à Pékin entraînerait l’expulsion de 180 000 personnes. Or 180 000, c’est précisément le nombre d’habitants de la ville qui ont perdu leur logement au cours de la seule année 2003. Comme l’écrit Campanella, « jamais on n’avait assisté à un tel cataclysme humain en dehors d’une période de guerre ou d’un épisode de catastrophe naturelle extrême ».

Les pauvres, dit-on souvent, accèdent ainsi à des logements plus décents. Et il est vrai que les nouveaux appartements situés en périphérie sont généralement équipés de toilettes et beaucoup mieux chauffés en hiver. Mais cette façon manichéenne de présenter le débat fait bon marché de la possibilité qu’avaient les autorités de moderniser la vieille ville, ou au moins une partie considérable de celle-ci, tout en y maintenant les habitants. Au lieu de quoi Pékin devient une capitale à deux vitesses, avec un centre réservé à l’élite cosmopolite, tandis que le petit peuple est repoussé à la périphérie.

Les problèmes structurels du système politique chinois ne font qu’accentuer la tendance. Les municipalités n’étant pas habilitées à lever des impôts, elles dépendent pour leur fonctionnement des ressources que veut bien leur attribuer le pouvoir central. Or elles doivent prendre en charge un nombre croissant de programmes sociaux, parmi lesquels l’essentiel du dibao, le revenu minimum de subsistance mis en place pour pallier les effets de la restructuration économique. L’argent transféré par l’État ne suffisant pas à couvrir ces dépenses, les villes se tournent vers le marché immobilier : elles vendent des terrains à des promoteurs, utilisent une partie des gains pour dédommager les pauvres relogés dans de lointaines banlieues et utilisent le reste pour financer leurs actions. Selon une estimation récente, ces opérations représentent 76 % du budget des municipalités, ce qui signifie que les autorités locales ont tout intérêt à déloger les familles modestes et à les indemniser a minima. Elles se sont engagées récemment à se conformer aux prix du marché, mais leurs décisions n’étant soumises à aucun contrôle, on peine à croire qu’elles tiendront promesse. Réformer ce système impliquerait de modifier l’équilibre politique, ce qui paraît peu probable. Le pouvoir central répugne à donner plus d’argent aux autorités locales et ne souhaite pas non plus les autoriser à lever des impôts, arguant (à raison) qu’elles sont difficiles à contrôler et rongées par la corruption ; tout comme le pouvoir central lui-même.

Fonction rituelle

L’absence de contrepoids à l’État explique aussi l’incohérence des styles architecturaux que l’on rencontre à Pékin : au début des années 1950, le régime a fait ériger des bâtiments dans le plus pur style stalinien en signe de fidélité à son nouveau protecteur, l’Union soviétique. Plus tard, on a vu réapparaître des éléments typiquement chinois (en général, des tuiles vernies et des toits inclinés) sur certains édifices comme le palais de l’Assemblée du peuple – façon de montrer que le Parti avait rompu avec son grand frère. Aujour­d’hui, le régime s’offre le blanc-seing du capitalisme mondial en faisant appel à des stars de l’architecture comme le Néerlandais Rem Koolhaas pour le siège de la chaîne de télévision CCTV, haut lieu de la propagande d’État, ou le cabinet suisse Herzog & de Meuron pour le stade olympique, le fameux « Nid d’oiseau ».

Bien qu’elles diffèrent radicalement de celles des années 1950, ces réalisations reflètent toujours le besoin qu’a le Parti de tirer légitimité de grands projets spectaculaires. Leur fonction est quasiment rituelle, le but premier étant de glorifier l’État. De même que le palais de l’Assemblée du peuple n’abrite pas un vrai parlement, le Nid d’oiseau n’est pas un vrai stade : à peine les Jeux achevés, c’en était fini de son identité provisoire d’enceinte sportive. C’est aujour­d’hui un lieu de pèlerinage prisé des touristes chinois qui en font le tour en admirant tout un décorum célébrant les JO – précisément le genre d’hommage rendu au pouvoir d’État que recherchent depuis toujours les dirigeants de la République populaire. « Pour conserver leur emprise sur le peuple, les leaders communistes ont transformé la Chine en une énorme machine à propagande », écrit le Hong-kongais Chang-tai Hung.

Il existe une vieille tradition chinoise de déploration de la destruction des villes. L’auteur d’un ouvrage du XIIe siècle pleurait par exemple la disparition de Kaifeng, la capitale de la dynastie des Song du Nord. Et au XVIIe siècle, alors que Pékin était à son apogée sous les Qing, il se trouvait un livre pour regretter son âge d’or sous les Ming. Plus récemment, on a vu paraître une série d’ouvrages écrits par des Occidentaux, qui pour pleurer, qui pour simplement décrire la mort de Pékin. Ces œuvres font plus que nous mettre en garde contre la sensiblerie. Elles rappellent aussi que les cultures survivent sous d’autres formes. En y regardant de près, et avec un peu d’imagination, on s’apercevra que certains principes ancestraux continuent de régir Pékin. Ses rocades forment des cercles concentriques, le premier d’entre eux étant constitué par les murs d’enceinte de la Cité interdite ; le monument aux Héros du peuple et le Nid d’oiseau respectent l’ancien axe nord-sud qui partait du trône impérial et passait par les principaux édifices et portes du Vieux Pékin ; la ville continue de donner une impression d’ouverture et d’horizontalité, à la différence par exemple de Shanghai, beaucoup plus verticale et dense. Enfin, les Pékinois ont conservé les manières directes et brusques décrites par Lin Yutang avant la prise du pouvoir par Mao.

Le cœur communiste de la ville est lui aussi immuable, à sa façon. La place Tian’anmen a peu changé depuis l’érection du mausolée de Mao en 1977. Dans Remaking Beijing, Wu la qualifie de « centre conceptuel » de Pékin : c’est le théâtre des défilés de chars, des parades et de la comédie des minorités venues assister en costume à la session annuelle du « parlement » ; le lieu où des paysans en vacances se prennent en photo et où se déroulent parfois des manifestations. Pour le reste, l’endroit a conservé son atmosphère étrange et surnaturelle qui en fait une scène aussi artificielle que celle où se jouait autrefois la vie cérémonielle de la Cité interdite voisine.

Qui plus est, des hommes comme Wang contribuent à discréditer l’idée selon laquelle la Chine souffrirait d’un complexe d’infériorité incurable vis-à-vis de sa propre culture et que la destruction de Pékin représente l’ultime rupture avec des millénaires d’histoire. Beaucoup œuvrent en Chine à mettre en lumière le passé. Leurs succès sont d’autant plus précieux qu’ils sont rares. La demeure du grand héros de Wang, Liang Sicheng, était promise à la destruction avant que le journaliste organise la contestation contre les responsables locaux qui avaient approuvé sa démolition. C’est une modeste victoire (9), tout comme l’interruption du projet de destruction du quartier des Tours-de-la-Cloche et du Tambour. Alors, peut-être restera-t-il possible à l’avenir de plisser les yeux pour faire apparaître une ville certes perdue, mais pas encore entièrement disparue.

 

Cet article est paru dans la New York Review of Books le 23 juin 2011. Il a été traduit par Philippe Babo.

Notes

1| Wild Grass. Three Stories of Change in Modern China, Pantheon, 2004 (non traduit).

2| Remaking Beijing. Tiananmen Square and the Creation of a Political Space, University of Chicago Press, 2005 (non traduit).

3| Mao’s New World. Political Culture in Early People’s Republic, Cornell University Press, 2010 (non traduit).

4| Ombres chinoises, Laffont, 1976.

5| The Forbidden City, Harvard University Press, 2008.

6| Yutang Lin (1895-1976), grand maître de l’humour chinois, a contribué à faire connaître son pays aux États-Unis grâce notamment aux essais La Chine et les Chinois (Payot, 2003) et L’Importance de vivre (Picquier, 2007).

7| The Concrete Dragon. China’s Urban Revolution and What It Means for the World, Princeton Architectural Press, 2008 (non traduit).

8| Le projet de « Grande Société », porté par le président Lyndon Johnson dans les années 1960, regroupait un ensemble de programmes visant à lutter contre la pauvreté et la ségrégation raciale.

9| La maison a effectivement été détruite en janvier 2012, quelques mois après la parution de cet article.

 

LE LIVRE
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Dans les annales de Pékin de Jun Wang, World Scientific Publishing Company, 2011

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