Piaf brin d’acier
Publié dans le magazine Books n° 22, mai 2011.
Comme le film d’Olivier Dahan, une nouvelle biographie de la « môme Piaf » sous-estime le cynisme de la professionnelle.
Chanté à la cantonade par la Légion étrangère après le putsch manqué des généraux en Algérie en 1961, le célèbre « Non, je ne regrette rien » datait de l’année précédente. La chanson reprenait un thème présent de longue date dans le répertoire d’Édith Piaf. Dès l’avant-guerre, il hantait ses « chansons réalistes » sur la prostitution, la drogue, les amours sans espoir, les boulots serviles et la misère noire, note Graham Robb en rendant compte de la nouvelle biographie de la chanteuse par la Californienne Carolyn Burke dans la New York Review of Books. Une biographie qui, selon Robb, l’un des plus fins observateurs de l’histoire des particularités françaises, a curieusement la qualité et le défaut du film d’Olivier Dahan, La Môme (2007) : une grande fidélité à l’image que Piaf avait d’elle-même, mais aussi une certaine naïveté. Comme le film, la biographie de Burke lui paraît sous-estimer l’exploitation très consciente que la chanteuse a faite des péripéties de sa vie pour atteindre son public.
On connaît son enfance glauque : abandonnée par sa mère à 2 mois dans les bas-fonds de Belleville, laissée à sa grand-mère maternelle alcoolique, puis à sa grand-mère paternelle tenancière de bordel à Bernay, reprise ensuite par son père, contorsionniste antipodiste de métier, qui l’utilisait dans ses tournées comme appât pour rechercher des gardes d’enfant dont il faisait ses maîtresses. Sa voix très tôt exceptionnelle la conduisit à Pigalle, où elle se lia avec la pègre, servant les maquereaux et se faisant la complice active d’un voleur de bijoux (ici, Robb lui-même semble faire preuve de naïveté). Pendant l’Occupation elle s’installa avec sa suite dans un bordel près de la place de l’Étoile protégé par les nazis, où le champagne coulait à flots, et accepta de servir la propagande allemande en allant faire une tournée dans les camps de prisonniers. Elle fut blanchie à la Libération, mais ses explications ex post laissent Robb assez sceptique. Quand, beaucoup plus tard, son amoureux le plus célèbre, le boxeur Marcel Cerdan, mourut dans un accident d’avion, Piaf, qui se trouvait à New York, s’empara habilement de l’événement pour faire pleurer les foules et chanter à guichets fermés. Piaf était une professionnelle forgée dans l’acier, écrit Robb, qui conclut : « Sans la dureté qu’elle avait acquise sur les routes de France et les bars de Pigalle, “Non, je ne regrette rien” n’aurait pas été un hymne aussi inspirant à l’éternel pouvoir de l’égotisme. »