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Quand la rivière sort de son lit


Les zones inondées ne cessent de s’étendre en France, et la pluie continue de tomber. Pour mieux comprendre, nous vous invitons à découvrir la vie secrète de la rivière en nous glissant dans son lit, avec le géographe Elisée Reclus. Il suit son cours, son rythme et ses coups de sang jusqu’au débordement, tant il est vrai que les petits cours d’eau font les grandes inondations. Voici, entre terreur et enchantement, l’Histoire d’un ruisseau.

 

Pendant de longues heures de promenade nous suivons du regard le fil du courant, et bien rarement la surface du ruisseau change à nos yeux. C’est toujours aux mêmes endroits, semble-t-il, que les feuilles en dérive entrent dans le remous et plongent en tournoyant ; c’est aux mêmes endroits que l’eau s’étale en nappes, se plie en ondulations, se redresse en vagues, se précipite en rapides ; c’est à la même hauteur, on le croirait du moins, que trempent les racines des vergnes et que la fleur du myosotis baigne dans l’eau transparente.

Pourtant la masse d’eau change sans cesse, et en même temps changent aussi la place des tourbillons, la forme des nappes et des ondulations, la hauteur des cascatelles, l’immersion des plantes et des racines d’arbres. Il serait facile d’apercevoir toutes ces petites variations du flot si, au lieu de mesurer l’eau d’un regard distrait, on en constatait la hauteur au moyen d’instruments de précision. D’ailleurs, si les oscillations du ruisseau sont très faibles pendant les beaux jours, alors qu’on aime à se promener au bord de l’eau courante, elles sont au contraire fortes et soudaines après les brusques changements de température et les grandes averses. Que malgré la pluie, le vent et l’orage, on ne craigne pas de s’installer sur la rive, à l’abri précaire qu’offre le tronc d’un saule creusé par le temps, et l’on verra combien le ruisseau peut se gonfler avec rapidité, comment il double la vitesse de son courant, emplit son lit jusqu’aux bords et dépasse les berges pour se déverser dans les champs en culture.

Dans les gorges des montagnes, les crues et les inondations sont encore bien autrement soudaines. Là, les pluies que laissent tomber les nuages en se déchirant aux arêtes des rochers glissent aussitôt sur les déclivités ; de tous les couloirs, de tous les ravins, accourent les filets d’eau et les torrents, pour se réunir en masse énorme dans les grands cirques ouverts à l’origine de presque toutes les vallées. À l’eau de pluie ou même aux amas de neige à demi fondue que la tiède averse a détachée des pentes, se mêlent les débris fangeux, les pierrailles, les quartiers de roche tombés des flancs de la montagne ; dans le lit où d’ordinaire un petit torrent d’eau pure bondit en cascatelles argentines coule maintenant avec fracas une sorte de bouillie, à demi liquide, à demi solide, qui est en même temps un déluge et un écroulement. Ce sont là les phénomènes qui, dans la série des temps, abaissent peu à peu les montagnes et les étendent en alluvions horizontales sur les plaines et sur le fond des mers. Ces fontaines de torrents finissent par avoir raison des plus hautes cimes ; elles renverseront les Andes et l’Himalaya, comme elles ont déjà renversé des crêtes non moins élevées, que les géologues nous disent avoir existé jadis.

Je me rappelle encore la terreur d’une nuit passée au bord de la Chirua, petit torrent de la Sierra Nevada, dans les États-Unis de Colombie. La journée avait été fort belle ; seulement un orage avait éclaté à quelques lieues de là dans les gorges supérieures de la montagne, et cet orage même avait contribué à la beauté de la soirée : le soleil s’était couché dans sa gloire et la splendeur de l’horizon empourpré avait été rehaussé par l’étrange contraste de ces nuages sombres aux reflets cuivreux, qui nous cachaient les cimes de quelques montagnes et d’où l’on entendait sortir un roulement continu. Du reste, à la tombée de la nuit, la violence de l’orage était brisée, le tonnerre se tut, les derniers éclairs s’éteignirent, et bientôt la lune, apparaissant au-dessus de la crête lointaine, sembla disperser dans le ciel les lambeaux de nuées, de même qu’un navire écarte de sa proue les îlots d’algues flottantes.

Plein de confiance, et fatigué par une longue course, je ne perdis point mon temps à chercher un gîte. La plage de sable fin brillait aux rayons de la lune et je voyais sans peine qu’elle m’offrirait une couche agréable, plus douce et moins humide que l’herbe de la forêt ; en outre j’étais sûr de ne pas mettre dans les ténèbres la main sur un serpent endormi, et contre tout autre animal, j’avais l’avantage de me trouver dans un espace libre d’où je pouvais, à la moindre alerte, discerner mon ennemi. Je me débarrassai de mon havresac pour en faire un coussin, je débouclai ma ceinture, et la main sur mon couteau, je m’assoupis. Heureusement, les moustiques ne cessèrent de troubler mon repos ; tout en dormant d’un sommeil indécis, je laissais mon oreille encore vaguement ouverte aux bruits du dehors ; j’entendais la fanfare triomphante des moustiques et les glapissements des singes hurleurs. Mais voici qu’à ce triste concert se mêle tout à coup un murmure grandissant comme celui d’une foule lointaine : ce sont des sanglots, des gémissements, des cris de désespoir. Mon rêve devient de plus en plus inquiet et se change en cauchemar ; je me réveille en sursaut. Il était temps : mes yeux, écarquillés par la terreur, aperçurent en amont une sorte de muraille mobile précédée d’une masse écumeuse et s’avançant vers moi avec la vitesse d’un cheval au galop. C’est de ce mur d’eau, de boue et de pierres que s’échappait le fracas, terrible maintenant, qui m’avait réveillé. Je ramassai mon bagage à la hâte, et en quelques bonds j’eus gravi la berge du torrent. Lorsque je me retournai, la débâcle recouvrait déjà l’endroit où je venais de dormir. Les vagues heurtées et tourbillonnantes passaient en sifflant ; des blocs de rochers, poussés par les eaux, se déplaçaient lentement comme des monstres réveillés de leur sommeil et s’entrechoquaient avec un bruit sourd ; des arbres déracinés se redressaient hors de l’eau, plongeaient lourdement et se brisaient entre les pierres coulées ; les berges tremblaient incessamment sous le choc des énormes projectiles que lançaient contre elles les eaux en fureur.

Pendant toute la nuit, la Chirua continua de mugir, mais le fracas s’amoindrit peu à peu ; l’eau, noire de débris, devint plus claire ; les lourds rochers que poussait le flot, s’arrêtèrent au milieu du courant. Lorsque les rayons du soleil répandirent à la surface du torrent leurs premières traînées d’étincelles, il me sembla que l’eau avait assez décru pour me permettre d’en tenter le passage et de continuer ma route : ayant noué mes habits en une sorte de turban que j’enroulai autour de ma tête, je me hasardai dans le flot, mais ce n’est point sans danger que j’atteignis enfin l’autre bord. Le flot rapide faisait trembler mes jambes et fléchir mes genoux, des rocs pointus me déchiraient les pieds, de grosses pierres venaient me heurter, le courant me poussait vers les rapides. Quand j’arrivai enfin sain et sauf sur l’autre rive, je regrettai de n’avoir pas eu la bonne idée du paysan autrichien, attendant naïvement sur le bord du Danube que le fleuve eût cessé de couler : quelques heures après mon passage, la Chirua n’était plus qu’un filet d’eau serpentant au milieu des pierres et de bloc en bloc j’aurais pu la franchir en quelques sauts.

Heureusement ces crues soudaines que l’on devrait nommer des avalanches d’eau, changent d’allure à la base des montagnes. Dans la plaine, où la déclivité du sol est relativement faible et même tout à fait inappréciable au regard, la masse liquide du ruisseau perd de sa force d’impulsion et cesse de pousser devant elle les débris écroulés des escarpements : les blocs de rochers s’arrêtent les premiers, puis les grosses pierres et les cailloux ; à la fin, le torrent devenu ruisseau, ne fait plus rouler que le gravier sur le fond du lit et ne porte en suspension que le sable fin et l’argile ténue. La fureur du déluge se calme, surtout après qu’il s’est mêlé à d’autres cours d’eau venus de régions distantes où les pluies ne sont point tombées, du moins à la même heure. Toutefois, en perdant de sa vitesse, le flot, sans cesse accru par les nouveaux apports qui lui viennent des gorges supérieures, doit nécessairement s’accumuler en masses plus considérables ; il gagne en largeur et en hauteur, il déborde de son lit trop étroit, et s’épanche latéralement par-dessus les rivages ; parfois, il transforme les campagnes riveraines en un véritable lac, où les eaux apportées par la crue se clarifient peu à peu en laissant tomber leurs alluvions. Pendant plus ou moins longtemps, la nappe jaune ou rougeâtre du lac remplace la verdure des prairies, jusqu’à ce qu’enfin la couche liquide ait pénétré dans le sol, ait été changée en vapeur, ou bien soit rentrée, après la crue, dans le lit du ruisseau.

Durant l’inondation, le petit cours d’eau, oubliant ses habitudes pacifiques, se met à ravager et à détruire. Il emporte ses ponts, recreuse son lit, déplace ses remous et ses rapides, nivelle ses cascades, rase les parties de la berge qui s’opposent à sa marche, évide des grottes profondes à la base des falaises. Les herbes du fond sont arrachées, emportées en longs amas, et s’arrêtent aux rameaux des arbres ; plus tard on les retrouve enroulées à cinq ou six mètres du sol, ou suspendues à l’extrémité des branches comme les nids de certains oiseaux d’Amérique. Les trous, les terriers des rives s’emplissent d’eau ou bien s’effondrent sous la pression du courant ; les animaux, qui s’enfuient à l’aventure, se noient ou sont dévorés par les oiseaux de proie et les bêtes de la forêt ; les cultures de l’homme sont dévastées et couvertes de fange. Pour le « dur laboureur », qui a concentré tout son amour sur la semence germant dans le sol et sur la tige verte frémissant au soleil, l’inondation, si belle, si majestueuse aux yeux de l’artiste, est le spectacle le plus terrible qu’il soit forcé de contempler.

Que sont pourtant ces petites oscillations annuelles, ces crues et ces baisses de niveau, comparées aux changements qui se sont accomplis pendant la série des âges ? À des milliers de siècles d’intervalle, les fleuves peuvent devenir des ruisselets, et les ruisselets se transformer en fleuves ; les cours d’eau croissent et décroissent, se gonflent et se dessèchent, oscillent incessamment avec les continents et les climats. Tout change dans la nature. Le modelé des montagnes et des coteaux, des sinuosités des vallées, les dentelures du rivage et tous les traits du grand visage de la terre se modifient d’année en année. La chaleur tantôt s’accroît et tantôt diminue ; les pluies tombent à torrents pendant un siècle, puis durant une autre période sont très rares ou manquent presque complètement sur un même point de la planète. Par suite changent aussi les cours d’eau dont la direction et le volume dépendent à la fois de toutes les conditions du relief et du climat.

Quant à notre ruisseau, il fut certainement jadis une large et profonde rivière. La vallée, dont les prairies et les champs occupent aujourd’hui toute la largeur, était remplie par les eaux et, sur les pentes opposées des collines se voient encore d’anciennes berges, sculptées par le courant. L’espace aérien dans lequel les arbres de la rive balancent librement leurs têtes était occupé, jusqu’à vingt ou trente mètres du sol, par une masse liquide énorme roulant vers la mer avec une vitesse de dix kilomètres à l’heure. C’est là du moins ce que nous ont dit les géologues, après avoir fait remuer le sol par des paysans et regardé longtemps dans la plaine et sur le versant du coteau les sables, les cailloux et les argiles charriés autrefois par le courant. La Seine, paraît-il, roulait jadis dans ses grandes crues presque autant d’eau que le Mississippi. Eh bien, notre ruisseau était puissant comme le Danube ; il eût porté des flottes, s’il eût existé à cette époque des hommes pour en construire.

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Ainsi, pour voir l’humble ruisseau tel qu’il était à un autre âge de la planète, il faut nous transporter par la pensée sur quelque grand fleuve de l’Amérique du Sud. Combien le spectacle se trouve changé tout à coup ! Je me trouve seul, oublié, sur un îlot de sable, au milieu des eaux. En amont, en aval, je ne vois plus même la terre ; la courbe vaporeuse de l’horizon unit la nappe grise du fleuve et la rondeur du ciel. L’une des rives est tellement éloignée que je n’en distingue point les sinuosités et que les arbres me paraissent se dresser au-dessus du flot comme une muraille de verdure. L’autre rive est rapprochée ; mais la forêt empêche de voir les ondulations du sol ; là, point d’échappée entre les troncs qui permette de voir des prairies, des champs, des rochers ; les fûts pressés des arbres, les branchages entremêlés, les lianes et les nappes de feuilles des plantes parasites bornent complètement la vue. La masse de verdure, uniforme et grandiose, paraît sans limites : on dirait qu’au-dessous du ciel bleu, la surface entière de la terre n’offre que des arbres et de l’eau. Devant moi, coule le fleuve rapide, inexorable : bien différent du ruisseau charmant qui babille et murmure, il coule vers la mer sans fracas, presque sans bruit, mais avec une sorte de fureur ; qu’il rencontre un obstacle, aussitôt ses eaux se contournent en puissants tourbillons où plongent les objets entraînés pour reparaître à une grande distance au delà. Des arbres flottants, des herbes, emportés au fil du courant, se suivent en longues processions ; parfois un tonnerre se fait entendre, c’est l’écroulement d’un lambeau de forêt que les eaux avaient minée. Travaillant sans cesse à l’œuvre, le fleuve détruit et renouvelle constamment ses rivages, ses îles, ses bancs de sable ; comme l’ouragan, comme la tempête, il est une force de la nature modifiant à vue d’œil l’apparence extérieure de la terre.

Peut-être dans l’avenir, ce cours d’eau, qui fut un fleuve et qui est maintenant un simple ruisseau, se desséchera-t-il assez pour qu’un passereau même puisse venir y boire. Le changement des rivages continentaux, l’abaissement graduel des hauteurs qui arrêtent les nuages de pluie et de neige, la marche différente que les vents humides suivront dans l’espace, le partage du bassin actuel en plusieurs vallées distinctes, enfin l’ouverture de canaux souterrains dans lesquels s’engouffreront les eaux peuvent avoir pour résultat l’assèchement des sources et la disparition complète du ruisseau. C’est ainsi que dans les déserts d’Afrique et d’Arabie, nombre de fleuves, autrefois considérables, ont cessé d’exister : leur lit s’est empli de sable et les indigènes ne les connaissent que par des traditions incertaines. Ce sont les chrétiens, disent-ils, qui ont fait disparaître ces eaux par leurs opérations magiques, et les vallées seront à jamais desséchées si quelque nécromancien puissant ne rouvre pas les fontaines. Parmi ces fleuves maudits du Sahara il en est dont les vallées ont des centaines et des milliers de kilomètres de longueur. Là où roulaient autrefois d’énormes masses d’eau qui ont creusé le sol, le voyageur dort paisiblement pendant les nuits ; quand il veut étancher sa soif, il n’a d’autre ressource que de creuser le sable de sa lance pour y chercher une goutte d’eau, qu’il ne trouve pas toujours.

LE LIVRE
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Histoire d’un ruisseau de Elisée Reclus, Jules Hetzel, 1869

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