Raison et déraison de l’électeur

Dans son intéressant petit livre Le pari du FN, le démographe Hervé Le Bras souligne un paradoxe : d’un côté, le pari que font les électeurs du FN en pensant que leur parti accédera un jour au pouvoir est « déraisonnable », aussi « irrationnel » que celui de jouer au Loto en espérant le gros lot ; de l’autre, « loin d’être irrationnelle […] l’attitude de l’électeur du FN est parfaitement rationnelle ». Elle est rationnelle parce qu’il « pense n’avoir plus rien à attendre du système actuel », ce qui se justifie en raison du « blocage de l’ascension sociale » et aussi de la « ségrégation spatiale », que Le Bras décrit dans son livre. L’attitude de l’électeur du FN est rationnelle « au sens où la théorie économique classique et son Homo economicus sont rationnels ». Comme le font valoir les tenants de l’économie comportementale, Daniel Kahneman en tête, la rationalité d’Homo economicus fait débat. On s’en doute, il va de même pour celle d’Homo politicus. Dans son livre « Le mythe de l’électeur rationnel » (non traduit en français), l’économiste américain Bryan Caplan juge que les citoyens sont essentiellement animés par des préjugés, des convictions « irrationnelles » auxquelles ils sont d’autant plus attachés qu’elles ne leur coûtent rien. Un attachement tel que l’électeur vote beaucoup moins en fonction de ses intérêts que pour satisfaire ses idées fausses. Il donne un exemple classique : aux Etats-Unis les deux tiers des ouvriers étaient favorables à la suppression des droits de succession proposée par George W. Bush, alors que cette mesure ne concernait que les très riches. L’idée que l’électeur est au contraire avant tout un animal rationnel a été développée par le politologue américain Samuel Popkin dans son livre « L’électeur de raison » (non traduit). Popkin est un tenant d’une théorie optimiste, selon laquelle le citoyen met en œuvre une « rationalité faiblement informée ». L’idée est que l’électeur sait qu’il ne peut accéder à toute l’information qui serait nécessaire pour comprendre les enjeux économiques et autres, mais du coup procède à des raccourcis efficaces, en captant des signaux lui permettant d’exercer un jugement de nature intuitive. Le résultat est une expression raisonnable de la volonté générale. A l’arrière-plan de ces conceptions divergentes plane l’ombre du politologue américain Philip Converse, qui en 1964 avait publié un article séminal sur « la nature des systèmes de croyance dans le grand public ». Il classait les électeurs en quatre catégories : ceux qui ont un système de conviction politique (10%), ceux qui ne votent pas en fonction d’une idéologie mais de ce qu’ils perçoivent comme leur intérêt personnel (42%), ceux qui s’appuient sur leur perception positive ou négative de l’époque (25%) et ceux qui votent en fonction de facteurs indépendants tant de leur intérêt personnel que d’une problématique politique quelconque (22%). Converse a été l’un des premiers à étudier systématiquement l’ignorance de l’électeur. Il concluait qu’« une partie très substantielle de l’électorat » a des opinions dénuées de sens, sur des sujets auxquels ils n’ont jamais vraiment réfléchi. En 1992, 86% des citoyens savaient que le chien de George W. Bush s’appelait Millie, mais seuls 15% savaient que Bush et Clinton étaient tous deux favorables à la peine de mort. D’après une étude menée par deux politologues de Princeton, « 2,8 millions d’électeurs ont voté contre Al Gore en 2000 parce que leur Etat avait reçu trop ou pas assez de pluie ». Homo politicus est rationnel en ce sens qu’on peut toujours lui trouver , pour reprendre l’expression de Raymond Boudon, de « bonnes raisons » de voter dans tel ou tel sens – ou de ne pas voter. Mais il est aussi profondément irrationnel. Pour les raisons évoquées ci-dessus et en un autre sens : c’est que chacun pense avoir raison. Le prix Nobel Daniel Kahneman et les économistes comportementalistes appellent cela le « biais de validité ». Quand nous votons ou quand nous exprimons notre préférence politique et notre rejet véhément d’un camp adverse, nous sommes tellement convaincus d’avoir raison que nous ne nous posons pas la question de savoir comment il peut se faire que tout le monde soit convaincu d’avoir raison. Olivier Postel-Vinay Cet article est paru dans Libération le 15 décembre 2015.

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