Restif de la Bretonne, l’ancêtre des blogueurs

Qui lit encore Restif de la Bretonne, un polygraphe de la fin du XVIIIe, vaguement licencieux ? Ce personnage complexe a pourtant plusieurs titres de gloire – notamment celui d'être en quelque sorte l'ancêtre des blogueurs. Presque toutes les nuits, de 1767 à 1794, Restif sortait pour arpenter Paris, ses bas-fonds surtout. Et au petit matin, il rédigeait le récit de ce qu'il avait vu la nuit. Comme il était typographe de formation, à mesure que, sous la Révolution, la vie politique devenait plus incertaine, il s'était mis à composer lui-même ses textes, puis à les imprimer sur une vieille presse qu'il avait retapée avec les moyens du bord. Il en assurait ensuite la diffusion, par le biais d'un libraire ami, puis sous la Terreur carrément sous le manteau. Dans ces années difficiles, il lui fallait en plus fabriquer son propre papier en recyclant de vieilles affiches. La matière première de ses « posts » était d'une richesse sans limite. Chaque nuit lui apportait son lot d'anecdotes, bien souvent croustillantes, à partir desquelles il prétendait moraliser. Il peignait les personnages intéressants du Paris populaire du XVIIIe siècle comme personne, et savait où aller les chercher : dans les commissariats, dans les bordels, dans les cercles de jeux. Malgré sa répugnance, il assistait au supplice nocturne des personnages à qui on faisait la grâce d'être exécutés dans la discrétion de la nuit. Il nous dégotte un éleveur de lapins en chambre, une maquerelle qui fait les orphelinats pour se procurer des produits frais, des libertins qui organisent des partouzes printanières dans le Jardin des Plantes, et même un vicieux (« le toucheur ») qui profite des séances de guillotine pour empoigner les parties intimes des spectatrices auxquelles la scène procure un certain émoi. Pour mieux alimenter sa chronique, il n'hésitait pas à intervenir dans les faits divers, plusieurs fois au risque de sa vie ou de sa liberté. Il est par exemple allé jusqu'à escalader une échelle de corde pendant à la fenêtre d'une maison du Marais pour aller surprendre deux jeunes amants en flagrant délit, et morigéner l'audacieux séducteur. L'amusant est que l'on retrouve chez le singulier Rétif tous les traits du blogueur moderne. D'abord, pour qui écrivait-il ? À qui destinait-il ce fatras de milliers de pages où il avait déversé, régulièrement et presque quotidiennement, « ses affaires, ses maladies, sa physique, sa morale et sa doctrine, sa politique, son calendrier, ses contemporains » ? Peut-être bien que, comme beaucoup de blogueurs, il ne s'en souciait pas vraiment. Il avait à sa disposition une lectrice fidèle – en fait une auditrice –, une marquise désillusionnée et insomniaque, à laquelle il offrait souvent aux petites heures du matin la primeur verbatim de ses pérégrinations nocturnes. Ce public semblait lui suffire. Mais Rétif – ou du moins son pseudo : « le Hibou », « le Spectateur Nocturne » – bénéficiait malgré tout d'une certaine notoriété, grâce à laquelle il a pu, à plusieurs reprises, se sortir d'un mauvais pas où il s'était maladroitement fourré. Autre question, plus métaphysique : pourquoi Rétif « bloguait-il » aussi frénétiquement ? Sans aucun doute pour satisfaire son ego hypertrophié. Mais aussi pour tenir le compte de la fuite de ses jours, un besoin chez lui compulsif, qu'il satisfaisait à l'aide de plusieurs supports : le papier, mais également la pierre des parapets de l'île Saint-Louis, où il habitait, sur lesquels il inscrivait en latin toutes les dates et les faits marquants de sa vie. Rétif se voulait aussi journaliste (bien qu'il méprisât ses collègues), et se sentait le devoir de témoigner de l'histoire tumultueuse et cruelle qui se déroulait sous ses yeux. Il était un obsédé, sinon du scoop, du moins de la rapidité de « mise en ligne », et il mettait à bon profit sa connaissance de la typographie, allant jusqu'à composer ses textes directement sur le marbre. Il faisait d'ailleurs assez bon marché de la forme littéraire, et, pour accélérer sa production, il avait inventé sa propre « novlangue », toute d’abréviations et de raccourcis orthographiques. Il considérait enfin qu'il avait un devoir « d'éduquer le peuple », et de ne pas garder égoïstement pour lui seul ses idées qu'il jugeait potentiellement fort utiles, notamment dans le domaine politique. On l’a même accusé d’avoir été un espion de la police royale. C'était sans doute faux, mais Rétif a mis sa plume au service de chaque pouvoir en place, successivement, car il considérait que la soumission à l'autorité était l'obligation numéro un du peuple. Enfin, ultime question, d'une actualité chaque jour plus cuisante : comment Rétif se finançait-il ses efforts, lui qui n'était guère riche ? Eh bien là encore notre homme était un précurseur. Il parsemait son blog – pardon, ses « Nuits »  – de recommandations certainement rémunérées pour des spectacles, des restaurants, ou même des produits de beauté tels qu'une certaine « eau préservative ». Il assurait la promotion des œuvres de ses amis, mais aussi des siennes propres, car c'était un écrivain d'avant-garde qui pratiquait déjà « l'auto édition ». Enfin, il avait compris d'emblée que l'érotisme était un puissant stimulant commercial. L'avenir lui a donné raison : toutes ces pages griffonnées au XVIIIe siècle dans le fond d'un café ont fini par constituer une œuvre littéraire (que Paul Valéry mettait « fort au-dessus de celle de Rousseau »), avant d'inspirer une pièce de théâtre de Jean-Louis Barrault, et même une fameuse série télévisée des années 80. Restif de la Bretonne est donc par-dessus le marché l'ancêtre du multimédia.

SUR LE MÊME THÈME

Blog « Notre Antigone n'a pas pu sortir »
Blog Le bel avenir de la presse papier
Blog Entre les murs

Dans le magazine
BOOKS n°123

DOSSIER

Faut-il restituer l'art africain ?

Chemin de traverse

13 faits & idées à glaner dans ce numéro

Edito

Une idée iconoclaste

par Olivier Postel-Vinay

Bestsellers

L’homme qui faisait chanter les cellules

par Ekaterina Dvinina

Voir le sommaire