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Du sang neuf à l’assemblée !


Session du Parlement, 1918. Library and Archives Canada

Dans cette campagne pour les élections législatives, comme lors de la présidentielle, plusieurs partis tentent de jouer la carte du « dégagisme ». Il faudrait remplacer ces députés trop âgés, trop empêtrés dans leurs affaires, trop peu à l’écoute, trop absents, trop assoupis, trop… Ces critiques ne sont ni neuves ni franco-françaises. En 1916 déjà dans Le Membre, l’écrivain québécois Damase Potvin se moquait avec délice des petites habitudes des représentants du peuple et de leur passion pour la soupe aux pois.

 

Il était neuf heures du soir et la Chambre était en plein débat parlementaire. On discutait sur une motion du député Langlais relative à l’instruction obligatoire. Les flots de lumière des deux cent cinquante lampes électriques du plafond de la somptueuse salle de l’Assemblée Législative inondent le parquet et baignent de clartés les pupitres chargés de paperasses. Quelques députés somnolent et s’ennuient ferme en attendant qu’on sorte… d’autres lisent la « Lumière » et cherchent ce que l’on dit d’eux dans les colonnes de leur organe. Une dizaine, au plus, compulsent des dossiers et semblent travailler. Le député Charron, enfoncé dans son fauteuil, rêve à l’avenir doré de Matane-sur-Mer ; le député Aubert enveloppe des paquets dans l’espoir de partir bientôt ; un député notaire transcrit un acte ; le député Legrand trace le plan d’une paroisse qu’il veut fonder sur les bords du Saguenay et fixe définitivement par un gros point de son crayon l’emplacement de l’église. À l’extrême droite, trois ou quatre représentants du peuple semblent avoir organisé un concours pour déterminer qui pourra bailler le plus sans se décrocher les mâchoires. De la tabagie on entend monter le bruit d’une dispute.

Pour l’heure, c’est le député Gringoire qui tonne contre cette mesure qu’il appelle « diabolique et infernale » : l’instruction obligatoire.

« Monsieur l’Orateur, dit-il, en martelant son pupitre de grands coups de poing, ce n’est pas avec la conviction qu’on allume les flammes. Levons la tête, et nous verrons se produire une irrécusable, inéluctable et intarissable impression sur les fronts des fervents des théories diaboliques et des pratiques infamantes. J’ai bien vu souvent des orateurs parler, avec la voix endeuillée des mauvaises heures du budget, mais l’intelligence ne se détaille pas comme la charcuterie. L’homme qui se dresse devant cette Chambre veut des réformes mobiles comme les sables et solides comme les airains. J’ai entendu et j’ai vu l’honorable député venir faire à cette Chambre des boniments qui ont eu peine à surnager dans l’océan profond de nos inéluctables protestations et notre claironnante antipathie ; car, Monsieur l’Orateur, c’est tout de même un peu trop tôt de penser au vol en aéroplane… dans l’autre sens du mot… »

— Est-il pour ou contre ? demanda à son voisin et assez haut pour être entendu, du député Laserge, de l’Opposition, le député Charbonneau.

Ce à quoi Laserge répondit :

« Il est pour et contre, c’est clair. »

Le député Gorris se leva à son tour. Parlant incidemment de l’instruction obligatoire, il développa un long plaidoyer en faveur de la gratuité des livres dans les écoles. Il suggéra à ce sujet au gouvernement la distribution gratuite dans toutes les écoles de la province des statuts refondus et de tous les vieux rapports qui dorment dans les sous-sols de l’édifice du Parlement. Ce serait, conclut-il, une heureuse solution à cet épineux problème de la gratuité des livres scolaires.

On applaudit vivement à l’extrême droite.

Aussitôt après, le député Charbonneau prit la parole.

« Monsieur l’Orateur, dit-il, je dois faire remarquer au gouvernement que s’il ne s’engage pas immédiatement à forcer les compagnies de chemins de fer auxquelles nous accordons des octrois en terres à faire certaines améliorations sur leurs trains, je voterai contre l’octroi de ces subsides… Pour ma part, je veux que les compagnies chauffent « leu » chars. »

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— Order ! Order ! cria-t-on de la gauche.

— Je ferai remarquer à l’honorable député, dit l’Orateur, qu’il ne parle pas sur la question.

Le mauvais exemple du député Charbonneau fut contagieux et les orateurs suivants semblaient s’être donné le mot d’ordre pour parler en dehors de la question présentement discutée et pendant tout le reste du débat il ne fut pas plus question de l’instruction obligatoire que de l’homme dans la lune.

L’un suggéra au gouvernement de prendre des mesures énergiques pour forcer les compagnies de publicité à faire disparaître les sales placards qui déshonorent les plus beaux paysages de la province. Toutes ces affiches-réclames, disait-il, quelles que soient les formes qu’elles affectent : bouteille de champagne, boite de cigares ou pot de cirage, sont des monstruosités…

Le représentant d’un comté rural tomba en plein dans l’aviculture. La population, fit-il remarquer, n’accorde pas assez d’attention à la science de l’aviculture. Au lieu de se lancer à corps perdu exclusivement dans la culture du trèfle, nos cultivateurs devraient prendre plus de moyens pour faire pondre leurs poules. J’ai entendu dire, continua cet ingénieux et pratique député, que la musique, et particulièrement le piano, avait le pouvoir d’accentuer d’une façon merveilleuse les fonctions de la ponte chez les poules… On jouerait tout simplement du piano aux gallinacés. On augmenterait le rendement des œufs, on diminuerait leur prix et, du même coup, on ferait l’affaire des marchands de pianos à la campagne dont on pourrait, ensuite, taxer les ventes, ce qui fournirait un nouveau revenu au gouvernement. On pourrait aussi classer les œufs plus facilement. Nous aurions, sur les marchés, les œufs Rossini, les Massenet, les Strauss, les Beethoven qui seraient naturellement plus chers que les œufs à la Sousa, à la Petite Tonkinoise ou à la Matchiche. On vendrait pour les dyspeptiques, les œufs pondus aux accords de la marche funèbre de Chopin.

On cria de nouveau, à gauche, « order », et le député fut effectivement mis à l’ordre par l’Orateur.

Un autre se leva et dit :

« Depuis longtemps, Monsieur l’Orateur, la Chine demande la République ; elle est ennuyée de cette vieille et impotente dynastie mandchoue qui, fuyant l’exemple des autres gouvernements et du nôtre en particulier, cherche son intérêt avant celui du peuple. Mais jusqu’à présent, ce doux et beau pays, a malheureusement vu avorter toutes les tentatives faites pour rétablissement de la république. Cependant à force de voir des révolutions, il est parvenu à en apprendre le métier et le succès vient de couronner ses efforts. Cette Chambre approuvera, sans doute, que je salue avec joie l’arrivée au pouvoir de l’Assemblée Nationale de Pékin du Dr. Sun-Yat-Sin, le glorieux vainqueur de Yuan-shi-Kai…

Au vote ! au vote ! cria-t-on, à droite et à gauche.

« Call in the members »… fit l’Orateur.

On prit le vote sur la motion du député Langlais et elle fut défaite par 136 à 1. Le proposeur ayant voté pour sa motion, l’incident fut soigneusement noté par les journalistes.

La Chambre procéda ensuite aux affaires de routine.

À une interpellation du député de l’Achigan, l’hon. M. Beaulard répondit que le gouvernement n’a jamais reçu de rapport sur un projet qui avait été proposé pour dessaler l’eau du fleuve. On avait alors, il est vrai, nommé une commission de savants qui devait faire rapport ; elle ne l’a jamais fait.

Un député de l’Opposition demanda si le procédé n’avait pas été vendu aux États-Unis ; ce à quoi le ministre répondit qu’il n’en savait rien.

Sur ce, le député Laserge fait une violente sortie contre l’incurie et la négligence du gouvernement. Il semble, dit-il, que nous ne marchions que sur des rapports. Comme au temps de Balzac, ce gouvernement ne peut se mouvoir qu’à l’aide de deux béquilles : le Rapport et le Mémoire. Les ministres se ne laissent plus mener aujourd’hui que par les rapports. Il semble pourtant que l’on est ministre pour avoir de la décision et connaître les affaires du gouvernement dont on fait partie. Faut-il donc tant de temps pour prendre un parti et faut-il que tout prenne la forme soi-disant littéraire du rapport ? Naturellement, continua le député Laserge, je parle ici des cas où il nous est donné d’avoir ces rapports ; ces derniers ne voient le jour que très rarement ; on nous les promet à intervalles fixes, mais on ne nous les donne jamais.

Le député Boutin fit ensuite une motion pour la production de tous rapports, documents, statistiques, correspondances échangées entre le gouvernement et les cultivateurs, touchant la culture des pois dans la province. Il appuya sa motion d’un discours très fort en faveur de l’encouragement à donner à cette culture. Il a peur qu’à défaut de pois, la population ne se mette à manger du riz, comme les Chinois, ou seulement des pommes de terre, comme les Irlandais. Il cite Nietzsche qui dit que « l’immense usage du riz comme nourriture conduit invariablement à l’usage de l’opium et autres narcotiques, tout comme une trop grande consommation de pommes de terre conduit à l’usage du cognac ».

Un ministre fit remarquer que l’honorable député était lui-même dans les patates, mais l’honorable député continua sans se laisser émouvoir par cette boutade :

« Il serait temps que le gouvernement prenne d’énergiques mesures pour établir la soupe aux pois mets national. On ne songe peut-être pas assez à l’influence que peut avoir la soupe aux pois sur les destinées de notre province et sur l’avenir de la race canadienne française, la première à venir s’établir sur les bords de ce Saint-Laurent… Si aujourd’hui, les caractères s’affaiblissent chez nous, si cette force morale qui fait les peuples vigoureux nous manque quelquefois, cela vient probablement de ce que nous aimons moins la soupe aux pois. Malheur au peuple qui commence à dédaigner son plat national… »

Un député cria : « Mais vous mettez les pieds dedans, vous !… » L’orateur continua :

« Qu’est-ce qui a fait l’Écosse ce qu’elle est ? le gruau ! Monsieur l’Orateur, le gruau ! Et l’Angleterre ? Le « roast beef » et le « plum pudding »… Et l’Irlande les patates, avant que l’on en ait abusé. Qu’est-ce qui a donné de la force au Kaiser ? La choucroute et la saucisse ! Qu’est-ce qui inspire cette politique pratique et, progressive des États-Unis ? Les « peanuts », le « popcorn », les tartes et les beignets ! Enfin, Monsieur l’Orateur, qui saurait mesurer l’influence du macaroni sur l’Italie et de l’ail sur la civilisation européenne en général ?  »

La motion est finalement accordée.

Au sujet de la deuxième lecture d’un bill privé sans importance, une vive passe d’armes est notée par les journalistes entre le ministre des travaux publics et un député de l’Opposition. Pendant quelques minutes les deux jouteurs s’assommèrent d’aménités parlementaires et chacun sut tirer ses braies nettes du guêpier. Un moment, la salle faillit crouler sous les applaudissements de la droite. Le député, au cours d’une charge furibonde contre le ministère en général et le ministre des travaux publics en particulier, accusa ce dernier d’avoir fait des « affaires ». Sous ce coup de fouet, le ministre bondit de son fauteuil ; il eut un superbe moment de folie d’audace ; bravant les huées de l’opposition, faisant face au vent, il hurla à son accusateur ce mot du ministre français Rouvier, dans une circonstance analogue : « Eh ! bien, oui, j’ai fait des « affaires » et si je n’en avais pas fait, combien d’entre vous ne seraient pas revenus dans cette enceinte ? »

Et le ministre enveloppa la droite d’un grand geste circulaire.

Au moment où la Chambre allait s’ajourner, le député Gringoire se leva sur une question de privilège. Il se plaignit, avec des trémolos d’indignation dans la voix, qu’un journal adversaire, en rapportant un de ses discours prononcés, la veille, l’avait grossièrement insulté en le traitant de « pochetée », de « pion ignare » et de « suppôt de l’obscurantisme ».

LE LIVRE
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Le membre de Damase Potvin, Imprimierie de L'événement, 1916

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