Quand les machines nous rendent plus bêtes

La révolution numérique ne favorise pas seulement la concurrence entre l’homme et la machine. Conjuguée aux effets d’un taylorisme omniprésent, y compris dans les services, elle conduit à une robotisation des salariés dont les conditions de travail chez Amazon ou Wal-Mart sont le meilleur symbole. Mais qui pénètre aussi jusqu’au monde de la recherche universitaire. L’avenir du travail est-il orwellien ?


Crédit : Robert Markowitz
La thèse du remarquable nouveau livre de Simon Head est tout entière dans son sous-titre : « Pourquoi des machines plus intelligentes font des hommes plus bêtes ». Il nous ramène loin en arrière, jusqu’aux pertinentes analyses d’Adam Smith sur la division du travail dans une manufacture d’épingles : l’innovation faisait des merveilles sur le plan de la productivité mais rendait les ouvriers « aussi stupides et ignorants qu’il soit possible ». Parce qu’aucun d’entre eux n’avait plus besoin de savoir faire une épingle ; il suffisait de pouvoir jouer son rôle dans le processus de fabrication. La production artisanale était alors sur le point de se transformer en production industrielle ; et celle-ci allait détruire des compétences professionnelles. Au début du XXe siècle, après la révolution industrielle, le modèle de rationalisation qu’était la manufacture d’épingles d’Adam Smith s’était réincarné dans l’usine Ford de River Rouge, dans le Michigan. « Nous avons inventé chez Ford – écrit Charles Sorensen dans ses Mémoires de directeur général de la production chez le fabricant d’auto­mobiles – le déplacement du travail d’un ouvrier à l’autre, jusqu’à aboutir à une unité achevée, puis à organiser la convergence de ces unités au bon moment et au bon endroit sur une chaîne d’assemblage d’où sort le produit fini » – la voiture Ford. Il fallait 1,33 heure de travail humain pour produire une Ford Modèle T (contre 12,5 heures auparavant) et il s’en fabriquait une toutes les trois minutes. Avec moins d’ouvriers requis pour faire une voiture, le salaire pouvait grimper et le temps de travail diminuer. Mais, parce que chaque automobile coûtait moins cher à produire, on pouvait aussi augmenter massivement le volume des ventes, si bien que le secteur recrutait bien plus de nouveaux ouvriers qu’il n’en éliminait. Contrairement aux craintes des luddites, les machines créaient de l’emploi au lieu d’en détruire. Mais les luddites – à l’origine des ouvriers qualifiés des Midlands, dans le nord de l’Angleterre, qui saccagèrent des machines textiles entre 1811 et 1817 – ne luttaient pas seulement pour préserver leurs emplois et leurs salaires, mais aussi pour leur savoir-faire et pour leur milieu. Le principe de la chaîne d’assemblage, c’est de fonctionner en continu, au rythme le plus rapide possible. Dans la mesure où la moindre panne provoquait l’arrêt brutal du processus de production, l’encadrement devait exercer un contrôle maximal sur les méthodes de travail pour en assurer la constance. En d’autres termes, faire du « management scientifique », cette invention que l’on doit à Frederick Winslow Taylor. Le fordisme a grandi avec le taylorisme. Comme l’écrit Simon Head, « en termes politiques et sociologiques, on peut considérer le taylorisme comme la division du travail poussée jusqu’à sa logique extrême, avec pour conséquence l’élimination des savoir-faire ouvriers et la déshumanisation des hommes comme de l’usine ». À partir des années 1920, un disciple de Taylor, William Henry Leffingwell, entreprit d’appliquer ces méthodes au secteur des services, et elles sont aujourd’hui quasiment omniprésentes. Le « management scientifique » est le point d’entrée et la cible du livre de Simon Head. Journaliste devenu universitaire, celui-ci consacre ses ouvrages à l’impact social de la technologie. Dans The New Ruthless Economy (« La nouvelle économie impitoyable »), en 2003, il analysait les pratiques des centres d’appel et montrait comment les scénarios de dialogue informatisés induisent chez les opérateurs des comportements robotisés. Dans son dernier livre, il révèle comment la programmation est désormais utilisée dans les principaux secteurs de l’industrie et des services. Il résulte de tout cela que les ordinateurs en réseau, avec leurs logiciels de contrôle intégrés, ont accru massivement « à la fois la capacité de gérer les gigantesques entreprises mondiales (…) et d’assurer la micro-gestion du travail de chaque salarié ou de chaque équipe ». Les possibilités des ordinateurs ont permis l’avènement des CBS (computer business systems – « systèmes industriels informatisés »), qui ont colonisé une grande partie du tertiaire.   Le « processus » évince la « pratique » Les CBS, selon Simon Head, ont tendance à décourager l’intuition et le jugement, à l’exception d’une toute petite classe d’ingénieurs et de managers très bien payés dont on a besoin pour faire fonctionner et contrôler les systèmes automatiques. Ce qu’il appelle le « management numérique » effectue ces opérations en transformant les travailleurs encadrés en « représentations électroniques » d’êtres humains, ces « nombres, mots codés, cônes, carrés, et autres triangles qui nous incarnent sur les écrans des managers ». Ces représentations électroniques sont de plus en plus appliquées aux cadres intermédiaires qui, privés de leur rôle traditionnel de supervision, se retrouvent soumis au même contrôle tatillon de leur temps et de leurs performances que celui qu’ils exerçaient auparavant sur leurs subordonnés. Les trois composantes interconnectées du CBS sont : un réseau d’ordinateurs qui relie « le poste de travail de chaque employé ou groupe d’employés d’une entreprise à celui de tous les autres » ; des « banques de données » contenant « les gigantesques quantités d’informations » nécessaires pour contrôler ce que font les salariés « en temps réel » et les comparer aux «  matrices élaborées par le management» ; et des « systèmes experts qui imitent l’intelligence humaine en effectuant les tâches cognitives » inhérentes aux services personnalisés. L’analyse de Head repose sur la distinction entre « processus » et « pratique ». Par « processus » il faut entendre « une série d’opérations et la façon dont elles sont reliées les unes aux autres ». La « pratique », elle, désigne « l’accumulation de connaissances tacites et de compétences » dont les employés ont besoin pour effectuer leur travail. Dans les systèmes automatisés, « le ‘‘processus’’ évince la ‘‘pratique’’ ». La grande force de l’approche de Head est de déconstruire et démystifier, à l’intention du lecteur profane, le langage pseudo-scientifique, abstrait et jargonneux des manuels de management, afin de révéler la réalité déprimante qu’ils dissimulent. Le but de tous ces systèmes est de contrôler le comportement humain, jusque dans notre façon de penser. Depuis toujours, prêtres et leaders politiques utilisent à cette fin la religion et l’idéologie, car elles permettent de faire l’économie du recours à la force et à la terreur. Ce n’est que depuis un siècle à peu près que la tentative de contrôler le comportement en contrôlant l’esprit a pris une dimension scientifique, en grande partie grâce à l’explosion de la puissance de calcul des ordinateurs. Dans un chapitre passionnant, Head montre comment les CBS sont nés de la nécessité pour l’armée de contrôler le champ de bataille, avant d’être appliqués aux besoins des entreprises. À la différence des chaînes d’assemblage mécaniques des usines Ford, les chaînes d’assemblage humaines des géants de la distribution comme Wal-Mart ou Amazon posent des problèmes particuliers. Stocker et retrouver les commandes des clients requiert un « régime de contrôle panoptique capable de détecter les déficiences humaines (chez les employés) et d’y parer instantanément ». Le modèle est celui du Panoptique de Jeremy Bentham, la prison circulaire qu’il conçut en 1787 avec en son centre une tour de surveillance, du haut de laquelle un seul gardien pouvait observer tous les prisonniers à leur insu [lire « Rien à cacher ? la société de surveillance », Books, juin 2012]. Bentham lui-même considérait son Panoptique comme une forme totalement inédite de pouvoir de l’esprit sur l’esprit. Et c’est la conjonction du management scientifique taylorien (la parcellisation des tâches) et du contrôle panoptique rendu possible par la technologie numérique qui a permis la généralisation des CBS. Les lecteurs de Books, dont la plupart possèdent probablement une meilleure maîtrise de leur temps que les salariés de Wal-Mart, seront peut-être enclins à considérer les manuels d’instruction des CBS comme des fantasmes d’impuissants. Et ils n’auront pas complètement tort : dans une certaine mesure, les êtres humains sont notoirement rétifs au formatage. La plupart des dystopies politiques telles que 1984 ou Le Meilleur des mondes succombent à quelque éruption de l’esprit humain. Simon Head traduit brillamment, en un langage accessible, des idées éloignées du quotidien de la plupart des gens, mais il a un peu trop tendance à prendre les instructions des manuels d’ingénierie pour la réalité. Il aurait mieux fait, dans certains cas, de parler avec les concepteurs des systèmes en leur demandant quel but exact ils poursuivent. Ou d’essayer de mieux percevoir à quoi ressemble la vie dans une structure de distribution automatisée en y travaillant clandestinement, comme l’a fait Carole Cadwalladr chez Amazon (1). En revanche, il montre de façon très convaincante que ces systèmes de contrôle ont infiltré en profondeur l’ensemble du secteur tertiaire, et augmenté la productivité dans des métiers que l’on pensait à l’abri de telles méthodes. Il n’évoque pas la thèse de l’économiste William Baumol, selon laquelle il existe une catégorie de biens dont la production ne peut pas être automatisée, et dont le coût est donc condamné à augmenter relativement aux autres. Baumol avait d’abord pris ses exemples dans les arts du spectacle, puis il a généralisé jusqu’à inclure tous les produits et services dont la valeur repose sur le contact personnel [lire « Deux paradoxes des emplois d’avenir », ci-dessous]. Mais Simon Head montre que la catégorie de ces « biens Baumol » est peut-être en train de rétrécir. Comme le secteur tertiaire représente désormais de 70 à 80 % des économies occidentales, nous ferions bien d’y prêter attention. Dans un chapitre riche d’enseignements, l’auteur passe en revue les méthodes utilisées par Wal-Mart et Amazon pour pressurer toujours un peu plus leurs employés par le biais d’un méticuleux contrôle du tapis roulant humain – de l’entrepôt au magasin pour Wal-Mart, de l’entrepôt aux clients pour Amazon. « Accélérer », voilà la préoccupation constante des responsables d’un tel système de transmission, qu’il s’agisse d’hommes ou de machines, car plus la vitesse est grande, plus le coût unitaire est bas. Des recherches menées dans une usine du coréen Foxconn en Chine ont montré que « si les ouvriers parviennent à remplir leurs quotas, l’objectif est relevé jour après jour jusqu’à ce qu’ils atteignent leur capacité maximale ». Tout cela est censé se faire dans l’intérêt des clients. Mais, comme Simon Head le demande pertinemment : « Est-il justifié d’obtenir pour les clients ces profits marginaux au prix d’un système qui traite les salariés comme des robots humains à la fiabilité incertaine, et use de l’intimidation pour les pousser jusqu’à leur limite, tout en les privant des dividendes de leur propre efficacité ? »  Les systèmes de contrôle numérisés ont désormais gagné jusqu’aux secteurs du tertiaire qui mobilisent des « fonctions cognitives » : ceux qui ne produisent pas des objets de consommation mais « prodiguent des soins aux malades, créent des interactions entre professeurs et élèves, ou prennent des décisions de recrutement ou de licenciement ». Ces ingénieurs de l’esprit et des émotions que sont les experts en « ressources humaines » et en « relation clients » jouent un rôle croissant dans ces secteurs. Par exemple, on peut évaluer combien de fois le personnel de cabine des avions doit sourire pour que les passagers se sentent suffisamment bichonnés. Mais les hommes sont récalcitrants. Les hôtesses et stewards de Cathay Pacific ont ainsi réagi en 2012 aux velléités d’augmenter leurs cadences de travail en menaçant de faire la « grève du sourire ». Des tentatives pour induire chez les salariés une attitude positive en les encourageant à se rappeler des souvenirs agréables ont stimulé la rêverie et nui à l’efficacité. Et dans le cas des produits financiers composés de prêts immobiliers souvent boiteux revendus par les banques, l’automatisation des fonctions cognitives, avec des scénarios informatisés à différentes étapes de la chaîne, a contribué au krach de 2007-2008. Le chemin de l’expert en efficacité est jonché d’obstacles humains.   Une économie de « conciergerie » Simon Head ironise à juste titre sur l’application des CBS à l’enseignement supérieur britannique, où les promotions dépendent désormais de la façon dont les universitaires satisfont aux KPIs (key performance indicators – « indicateurs clés de performance ») fondés sur des objectifs de rendement mesurés par « tableaux de bord ». La valeur du travail académique se juge désormais au taux de publication, est fonction des « indicateurs d’estime », de l’« impact » ou d’autres mesures prétendument quantitatives. À intervalles réguliers, des centaines de milliers de travaux, stockés dans un hangar désaffecté, sont triés et évalués par un panel d’« experts ». L’attribution des fonds publics aux départements universitaires dépend de leur niveau en termes de KPIs (2). La Chine est un terrain propice aux CBS et autres panoptiques d’entreprise, puisque ce n’est là qu’une version entrepreneuriale du contrôle centralisé imitant l’organisation même du Parti communiste. Pour les firmes occidentales déterminées à réduire leurs coûts, délocaliser la production en Chine est logique, car la main-d’œuvre peut y être soumise à des pressions qui, écrit Simon Head, « n’ont pas d’équivalent chez Amazon ni chez qui que ce soit aux États-Unis, et inhérentes à la nature encore massivement agraire de l’économie d’un pays où les citoyens sont soumis à l’arbitraire de l’État ». L’auteur termine en montrant comment une économie de « conciergerie » pour super-riches s’est développée parallèlement à la dégradation de la qualité des services destinés au commun des mortels. Pour y échapper, de nombreux nantis se sont tournés vers des médecins « sur mesure », des banquiers « sur mesure », etc., avec lesquels ils peuvent avoir des relations plus personnelles. « Dans la conciergerie (…) les systèmes d’information sont utilisés pour suppléer les compétences des employés, pas pour les supplanter. Il n’y a pas de scénarios informatisés au sein de la banque privée Goldman Sachs. » Head offre une dénonciation puissante du capitalisme anglo-américain contemporain dans ses aspects jum­eaux : dégradation des savoir-faire des travailleurs et réduction de leurs avantages relatifs. Il y a deux siècles, les luddites avaient parfaitement compris qu’en privant les individus de l’opportunité d’exercer leurs compétences, on réduisait leur capacité de gagner leur pain. Mais ces arguments technophobes ont été discrédités par le fait que l’industrialisation a révolutionné le niveau de vie. D’abord, les machines ont diminué le coût de production et de transport des biens de première nécessité. Après la Seconde Guerre mondiale, la puissance des syndicats a permis aux salaires de croître en même temps que la productivité. La structure des entreprises du XXe siècle, avec leur système de contrôle à plusieurs niveaux, a renforcé la classe moyenne numériquement et financièrement à la fois. Enfin, le développement de l’instruction a permis de compenser les pertes de compétence provoquées par la division du travail. Ce n’est donc pas la technologie en soi, selon Head, qui ouvre le piège orwellien, mais la « culture d’entreprise ». Pour montrer que celle-ci peut être à la fois humaine et efficace, il cite la « codécision » et les partenariats salariés-direction en Allemagne, la participation des employés à la conception des logiciels en Norvège et au Danemark, les coopératives Mondragon au Pays basque espagnol (3), la société en nom collectif John Lewis en Angleterre (4), et Lincoln Electric (5) aux États-Unis. Autant de cas où les pratiques entrepreneuriales ont stimulé au lieu de dégrader les qualifications et les salaires des employés. Mais, à l’échelle du capitalisme mondial, de telles pratiques sont devenues très rares. Alors, que faire ? C’est à la politique, selon l’auteur, de créer une « coalition dominante » des perdants économiques à même de s’opposer au « nouvel autoritarisme de l’époque numérique ».   Une élégie à un monde disparu L’acte d’accusation est impressionnant, mais ce livre résonne profondément comme une élégie à un monde disparu, celui des années 1950 et 1960, où les gentlemen étaient encore des gentlemen, où les contrôles informatisés n’étaient encore que balbutiants, où la production manufacturière employait encore la majorité de la main-d’œuvre occidentale, où les services étaient encore personnalisés et les universitaires payés pour penser et non pour produire des communications inutiles destinées à satisfaire des critères de performance. Évidemment, en Grande-Bretagne du moins, les gentlemen étaient d’une incompétence colossale, les voitures tombaient fréquemment en panne, les employés des services étaient souvent grognons, les magasins ouvraient tard, fermaient tôt et présentaient portes closes le week-end, la nourriture avait un goût infect, les produits de consommation étaient de la camelote et les biens d’équipement encombrants, les syndicats faisaient des ravages. Et pourtant, ces années-là possédaient quelque chose d’indéniablement « humain » qui leur confère rétrospectivement du charme. Dans son effort pour réinventer un monde du travail qui en vaille la peine, Simon Head n’envisage jamais la possibilité que les machines puissent détruire des emplois définitivement. Mais si les systèmes de contrôle numériques sont capables de faire des salariés des sortes de robots humains, pourquoi ne pas se débarrasser des hommes indociles et se contenter de machines – autrement dit, pourquoi ne pas aller au terme du processus d’automatisation ? En 2012, Amazon a acheté une société du nom de Kiva qui fabrique des systèmes robotisés de triage pour les entrepôts. Cela laisse entendre que la firme souhaite à terme automatiser jusqu’aux boulots de magasiniers sous-payés et hyper-contrôlés encore accessibles aux hommes. Le système de contrôle se réduirait alors à ce qu’un ingénieur entretienne la machine de temps à autre. Il constituerait le dernier élément humain. À l’heure actuelle, il reste moins cher d’employer quantité d’hommes payés au salaire minimum qui parcourent comme des bêtes de somme 20 kilomètres par jour entre les rayons des entrepôts et les postes d’empaquetage. Mais un jour viendra sans doute où les robots gagneront cette course. Et où les managers n’auront plus à partager avec eux le bénéfice des gains de productivité qu’ils réalisent. Le philosophe Hubert Dreyfus a émis l’idée bien connue que l’intelligence artificielle ne peut pas imiter les fonctions mentales supérieures. Aucune activité exigeant un comportement intelligent ne peut être exécutée par des ordinateurs, a-t-il écrit, parce que les algorithmes sont incapables d’organiser convenablement les situations complexes auxquelles se confronte la pensée intelligente. Mais, pour la plupart des tâches décrites dans ce livre, aucun comportement ingénieux n’est requis de la plupart des travailleurs : l’intelligence, ce sont les managers qui la fournissent ; les salariés n’ont qu’à suivre les règles applicables à des situations hautement simplifiées. Et je ne vois aucune raison pour que les règles de comportement dans ce type de cas ne puissent être suivies par des machines. Là où la mission implique des contacts interpersonnels, l’algorithme sera évidemment beaucoup moins performant ; mais le nombre de situations de ce genre qu’exige la conduite efficace de l’entreprise contemporaine pourrait bien être en train de diminuer. Récemment, Michael Scherer, chef du bureau de Time à Washington, a reçu un coup de fil d’une jeune femme, Samantha West, lui demandant s’il voulait profiter d’une offre d’assurance maladie. Celle-ci ayant donné à quelques-unes de ses questions des réponses qui semblaient préenregistrées, il lui a demandé de but en blanc si elle était un robot, ce qui lui a valu la réponse : « Je suis un être humain. » Il a répété la question, et la communication a été coupée. Samantha West s’est révélée être un système de messages enregistrés, partie intégrante d’un programme créé par des courtiers en assurance vie. Ce n’est pas l’absence d’intervention humaine qui mérite ici d’être soulignée, mais le fait que des experts aient eux-mêmes décidé que leur effectif excédait celui requis pour la vente d’une quantité donnée de contrats. Les théories économiques orthodoxes nous disent que cette automatisation, en diminuant le coût de l’assurance vie, permettra de vendre bien plus de polices, ou de libérer des fonds pour d’autres types de dépenses, et que les emplois perdus seront remplacés. Mais les théories économiques orthodoxes n’ont jamais eu à traiter de la concurrence entre humains et machines. Simon Head veut faire des hommes des partenaires plutôt que des concurrents des machines, de manière à restaurer la dignité du travail. Mais il sous-estime à quel point il faudrait remettre en cause la « culture d’entreprise » contemporaine pour conserver des emplois décents à la majorité de la population. Dans un texte d’anticipation de 1930, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », John Maynard Keynes avait envisagé un avenir différent. Le « chômage technologique » – c’est-à-dire celui qu’engendre la substitution des machines au travail humain – continuerait à croître. Le défi consistait à transformer ce chômage en loisir. Moins de travail (humain), moins de consommation, plus de loisirs – voilà la leçon pour l’avenir que je tire des investigations conduites par Simon Head. Mais ce n’est pas celle qu’il a voulu donner. Pourtant cette leçon-ci me semble davantage en phase avec les possibilités offertes par le progrès technique continu que la nostalgie des « bons emplois » de jadis.   Cet article est paru dans la New York Review of Books le 3 avril 2014. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

Notes

1| « Une semaine chez Amazon », The Guardian, décembre 2013. Voir aussi Jean-Baptiste Malet, En Amazonie, Fayard, 2013 (lire « L’effet Amazon », Books, octobre 2013).

2| Simon Head, « The Grim Threat to British Universities », New York Review of Books, 13??janvier 2011.

3| Premier groupe coopératif au monde, et principal groupe basque espagnol (289 sociétés).

4| Entreprise mutualiste anglaise possédant les magasins John Lewis et Waitrose.

5| Leader mondial des équipements de soudure qui fut à la pointe des innovations sociales dans les entreprises américaines.

LE LIVRE
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Bêtifiant : pourquoi des machines plus intelligentes font des hommes plus bêtes de Simon Head, Basic Book, 2014

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