Sous les pavés, l’esclavage

Un écrivain brésilien relate dans son premier roman à succès le destin de petits agriculteurs descendants d’esclaves de l’intérieur du Nordeste.

Véritable phénomène de librairie au Brésil, le pre­mier roman d’Itamar Vieira Junior, Torto arado, doit son succès tant à des prix littéraires prestigieux remportés coup sur coup qu’à un puissant bouche-à-oreille. Géographe né à Salvador de Bahia en 1979, l’auteur s’est inspiré de son expérience de terrain auprès de travailleurs ruraux et de communautés indigènes lorsqu’il travaillait au sein de l’Institut national de colonisation et réforme agraire (INCRA). Son roman est une saga sur plusieurs générations d’une famille de descendants d’esclaves de la Chapada Diamantina, dans l’État de Bahia. Une œuvre polyphonique dont l’écriture est fidèle au dialecte de la région, bien connu de l’auteur. Celui-ci donne voix à ceux qu’on n’entend pas, à travers les récits de deux femmes noires, les sœurs Bibiana et Belonísia. Il brosse une fresque de cette vie rurale depuis les premières décennies suivant l’abolition de l’esclavage en 1888 jusqu’au milieu des années 1980, marquée par la tyrannie des propriétaires terriens, la violence et les luttes paysannes. Autant de vestiges du système esclavagiste qui donnent l’impression d’un Brésil figé dans le temps. « Il est significatif, écrit Luciana Araujo Marques dans la revue Quatro Cinco Um, que ce qui a été passé sous silence soit raconté dans Torto arado par deux femmes noires (dont l’une est muette) et par une sainte du Jarê – religion syncrétique qui mêle des croyances empruntées aux cultures noire, indigène et portugaise. Le ton est lyrique, voire intimiste, mais toujours avec l’intention de révéler des injustices vécues collectivement. » Le roman paru en 2019 à la fois au Portugal et au Brésil a connu une trajectoire exceptionnelle, soulevant des débats critiques autour de la visibilité récente des auteur(e)s noir(e)s sur le marché brésilien. Cette tendance, soupçonnent certains, serait à la source de l’incroyable succès du livre. Ainsi, la journaliste Fabiana Moraes va même jusqu’à publier ce tweet : « Torto arado est un bon livre, mais l’enthousiasme qu’il soulève vient en grande partie du marché éditorial mettant en avant une œuvre qui apaise la mauvaise conscience des Blancs […]. Je lance un appel pour que nous tous, auteurs et auteures noirs, restions attentifs et ne laissions pas, à nouveau, le récit des bonnes actions des Blancs être notre bouée de sauvetage. » Il reste, selon Márwio Câmara, du journal Rascunho, que le roman dresse un portrait « sans concession d’une partie de notre pays éclipsée par la métropole et, surtout, par les élites brésiliennes ». Sa portée socio-politique est telle que cette littérature se maintient en tête des ventes au détriment des manuels de développement personnel. 

LE LIVRE
LE LIVRE

Torto arado de Itamar Vieira Junior, Todavia, 2019

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