Tacite est-il dangereux ?
Publié dans le magazine Books n° 27, novembre 2011.
En 1943, un détachement de SS fut chargé par Heinrich Himmler lui-même d’une mission très particulière : aller récupérer en Italie le plus ancien manuscrit connu de La Germanie de Tacite. L’opération échoua. Pour l’historien Christopher Krebs, elle illustre l’influence néfaste acquise par l’ouvrage au fil des siècles. Il lui consacre un essai au titre choc : A Most Dangerous Book (« Un livre très dangereux »). Comment Tacite, le plus républicain des écrivains de l’Empire romain, l’ennemi des tyrans, a-t-il pu devenir l’auteur d’« une bible du national-socialisme » ?
En 1943, un détachement de SS fut chargé par Heinrich Himmler lui-même d’une mission très particulière : aller récupérer en Italie le plus ancien manuscrit connu de La Germanie de Tacite. L’opération échoua. Pour l’historien Christopher Krebs, elle illustre l’influence néfaste acquise par l’ouvrage au fil des siècles. Il lui consacre un essai au titre choc : A Most Dangerous Book (« Un livre très dangereux »). Comment Tacite, le plus républicain des écrivains de l’Empire romain, l’ennemi des tyrans, a-t-il pu devenir l’auteur d’« une bible du national-socialisme » ? Dans La Germanie, il décrit le vaste territoire au-delà du Rhin que les Romains ne parvinrent jamais à conquérir. L’image (de seconde main) qu’il se fait du pays et de son peuple est très idéalisée : les Germains sont chastes, fiers, prisent la liberté et le courage guerrier par-dessus tout. « La plupart des spécialistes estiment aujourd’hui que le but de Tacite était de critiquer par contraste la corruption et le relâchement des mœurs de ses compatriotes romains », explique le Times Higher Education.
L’ouvrage, écrit à la toute fin du Ier siècle de notre ère, sombra dans un oubli presque complet jusqu’au début de la Renaissance. À ce moment-là, le Saint Empire romain germanique forme un conglomérat d’États sans grande unité. La vieille description de Tacite, même si elle s’applique à des peuples qui n’avaient – y compris ethniquement – rien à voir avec les Allemands modernes, est utilisée par certains humanistes pour caractériser ces derniers… C’est aux XIXe et XXe siècles que le malentendu atteint son apogée. On ne retient plus de La Germanie que les passages faisant des Germains un peuple autochtone au sang pur. Mais « ce n’est pas Tacite qui a écrit un livre dangereux, ce sont ses lecteurs qui l’ont rendu tel », conclut Krebs.