Trop de sexe tue le texte

Nouvelle difficulté pour l’écrivain moderne : non seulement il lui faut parler d’amour, donc de sexe, mais il doit en plus décrire le tout avec le maximum de détails. Et cela à une époque où, Internet aidant, l’imagination n’a en la matière plus qu’un rôle supplétif. Les écrivains d’antan, y compris ceux de l’Antiquité, n’avaient pas froid aux yeux. Mais, à de rares exceptions près, ils adhéraient aux préceptes formulés par Montaigne : « Il y a certaines choses que l’on ne cache que pour mieux les montrer. […] Celui qui dit tout nous saoule et nous dégoûte. » Même Maupassant, qui n’avait rien d’une rosière, trouvait que le Bon Dieu s’était montré « trop... naturaliste » et qu’il avait « manqué de poésie dans son invention » (comprendre : l’acte reproductif) (1). Pas besoin, selon lui, d’en rajouter dans le détail écrit. Et, bien sûr, quand la quantité augmente, la qualité baisse. Avec un pragmatisme tout britannique, la Literary Review a créé en 1993 un prix littéraire renommé mais peu prisé : le Bad Sex in Fiction Award, qui distingue les pires descriptions de sexe dans des livres par ailleurs respectables. La lecture des textes sélectionnés ou présélectionnés laisse perplexe. Jonathan Franzen, Norman Mailer, Tom Wolfe ou Haruki Murakami ont eu droit à ce déshonneur, conféré de façon très subjective. Rien n’est en effet rose et noir dans la phénoménologie du sexe. La pornographie est facile à identifier, et sans doute à produire ; mais la friponnerie de qualité, c’est une autre paire de manches. Premier défi : le choix des mots, ou plutôt du registre lexical. Faut-il faire dans l’allégorique ? le poétique ? le gynécologique ? L’écrivain doit naviguer entre la description scientifique façon Masters et Johnson et l’obscénité pure et simple. Autre défi : l’utilité même de la description. Kurt Vonnegut a décrété que, dans la fiction, chaque phrase devait ou bien faire avancer l’intrigue, ou bien contribuer à la caractérisation des personnages. À cette aune, on ne devrait insérer une scène de sexe dans un roman que s’il s’y produit quelque chose de vraiment spécial – par exemple la mort de l’héroïne, succombant, « évanouie de joies si profondes », à la violence de ses transports, comme chez Villiers de L’Isle-Adam (2) ; ou alors, lorsque l’opération même révèle une facette intime et nouvelle de la personnalité d’un des (deux) protagonistes – son innocence, sa rouerie, son ardeur, son manque d’enthousiasme… Sinon, autant revenir à l’allusion. Flaubert, qui décrit franchement dans ses « scénarios » ce qu’il appelle « la vie du cul », corsète sa plume quand il passe à la rédaction. Et le lecteur ne perd guère au change : en lieu et place de la banalité de l’obscène, il se voit offrir des images d’un érotisme ineffaçable, comme celle d’Emma à l’hôtel délaçant son corsage en en faisant siffler les lacets. Et quel lycéen (pré-Internet) Stendhal n’a-t-il délicieusement fait rêver lorsqu’il se contente de cela : « Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer » ?    

Notes

1. Le Verrou.

2. « Véra », dans Contes cruels.

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