La vie réussie, mode d’emploi

Un travail acharné et une volonté de fer, voilà le secret de la réussite, martèle une chercheuse en psychologie… à succès. Et si c’était un tout petit peu plus compliqué ?

 

Quand on veut, on peut, dit l’adage. Or, dans le monde anglo-saxon, l’adage tend à devenir la doxa en matière d’éducation. Témoin le succès de l’Américaine Angela Duckworth, une chercheuse en psychologie dont les thèses ont été récemment résu­mées sous le titre « Du cran ». Par « cran » (grit), Duckworth entend « un mélange de passion et de persévérance » (conformément au sous-titre), rappelle Ian Leslie dans The New Statesman. Car, si l’on suit Duckworth, il n’y a pas de génies ; nul ne possède de naissance une intelligence qui le ou la rendrait imbattable dans son domaine de prédilection. Il n’y a que des battants. En 2009, le journaliste Malcolm Gladwell énonçait dans Outliers (1) la « règle des dix mille heures » : la réussite demande, quel que soit le domaine (finance, sport, musique…), environ dix mille heures de pratique. Gladwell ne disait pas que cette règle garantissait le succès, mais qu’elle en était la condition préalable. Duckworth, elle, propose un « programme » censé maximiser les chances de réussite. Judith Shulevitz le présente comme suit dans le New York Times : « 1) Identifier son plus grand centre d’intérêt. 2) Le pratiquer à haute dose. 3) Cultiver l’idée d’une cause supérieure, c’est-à-dire penser que sa passion rendra le monde meilleur. » Simpliste ? Peut-être, mais l’influence de Duckworth est encore plus grande que celle de Gladwell. Non seulement elle intéresse comme lui les amateurs de livres de développement personnel et les gourous du management, mais elle a, pêle-mêle, conseillé la ­Maison-Blanche, inspiré des ­mesures au ministre de l’Éducation britannique, travaillé en étroite collaboration avec les fondateurs du programme « Knowledge is power » (« La connaissance, c’est le pouvoir », un réseau de 183 écoles implantées dans 20 États américains), ­donné une conférence TED regar­dée plus de 9 millions de fois sur Internet et reçu le prestigieux prix MacArthur (surnommé – c’est ironique dans ce cas – le « prix MacArthur du génie »). L’idée du « cran » comme clé de la réussite a, il est vrai, de quoi séduire. Premièrement, cela peut s’acquérir, contrairement au talent. Il est en cela plus ­démocratique (« N’importe qui, homme ou femme, adulte ou enfant, peut apprendre à avoir du cran », rapporte Shulewitz). Deuxièmement, « l’idée de “cran” fait écho à nos désirs les plus profonds : nous voulons tous croire en un potentiel illimité, pour nous comme pour nos enfants », écrit Leslie. Enfin, outre-Atlantique, la théorie de Duckworth conforte la mythologie du rêve américain, cette conviction que la réussite n’est pas affaire de classe ou de naissance, mais de volonté individuelle. Duckworth apporte à ce credo une caution scientifique, puisqu’elle peut se prévaloir de ses titres de chercheuse en psychologie et et de professeure à l’université de Pennsylvanie. Mais a-t-on vraiment affaire à de la science ? Assurément non, répond Ian Leslie, qui remarque : « Les preuves sur lesquelles s’appuie Duckworth sont étonnamment minces. Elles consistent en un questionnaire baptisé “l’échelle du cran”, qu’elle utilise pour évaluer la personnalité d’individus évoluant dans des domaines très exigeants nécessitant une grande motivation, comme les concours d’orthographe ou la prestigieuse académie militaire de West Point. L’espace dédié dans le livre aux données scientifiques est minime par rapport aux pages et aux pages d’histoires inspirantes. » Qui plus est, Duck­worth ignore tout un pan de la recherche, notamment sur les gènes, qui ne va pas dans son sens. Comme le rappelle Leslie, « nous savons grâce à une accumulation de plus en plus importante de preuves d’origines très variées que, si les prédispositions innées sont loin d’être le seul facteur du succès, elles sont probablement le facteur le plus prédictif ». (2)

Notes

1. Tous winners ! Comprendre les logiques du succès, Flammarion, 2014.

2. Sur la question des gènes du génie, on peut lire le dossier du Books de novembre 2015, « L’intelligence et le génie ».

LE LIVRE
LE LIVRE

Du cran : le pouvoir de la passion et de la persévérance de Angela Duckworth, Scribner, 2016

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