Wiki et nous

Ayant été sollicité comme 500 millions de visiteurs uniques pour dire « ce que Wikipedia est pour moi », je m’exécute. Avouons d’abord un conflit d’intérêt. Chez Books, créé en 2008, nous avons souvent pesté contre l’encyclopédie en ligne. A l’actif de Wikimédia France, plusieurs des articles que nous avons critiqués ont été entièrement refondus. Il y a donc du progrès. Cependant mon sentiment reste partagé. J’utilise Wikipedia an anglais plusieurs fois par jour et comme tout un chacun j’y vois un magnifique outil de recherche, d’autant plus respectable qu’il est fondé, pour l’essentiel, sur le travail de bénévoles. Mais je suis sans cesse sur le qui-vive, conscient des biais qui ont pu se glisser ici ou là. Ces biais sont d’autant plus fréquents et prégnants que le sujet implique des jugements sur les humains ou des questions complexes impliquant les humains. Il y a moins de risque de biais sur l’article concernant les équations aux dérivées partielles que sur la sociologie de Bourdieu ou celle de Boudon, les OGM ou la PMA. Je suis aussi irrité par la confusion mentale qui continue de caractériser certains articles de fond, des pots pourris faits de bric et de broc écrits à dix-huit mains et dont on ne tire finalement aucune idée claire. L’un des problèmes structurels et toujours non résolu est le culte de la référence. Il est certes essentiel de sourcer les informations, mais sur Wikipedia, même dans les articles les mieux structurés, les références mises en note sont souvent là plus pour « en jeter » que pour éclairer le lecteur. Peut-être parce que Books avait en son temps tiré dessus à boulets rouges, l’article « paludisme » en français est meilleur qu’il n’a été –même s’il s’ouvre par une faute (le nom latin pour « marais » n’est pas paludis mais palus). Mais il est lesté d’un appareil spectaculaire de 202 notes de nature hétérogène. Certaines sont des références d’articles scientifiques en anglais dont parfois seul l’abstract est accessible, d’autres des articles de journaux grand public sans grand intérêt. Il y a plus sérieux. Le mensuel américain The Atlantic a fait paraître l’été dernier une enquête sur les firmes de relations publiques qui paient des « éditeurs » pour modifier discrètement des articles de Wikipedia afin de faire valoir les intérêts des entreprises commanditaires. Eh oui, ce business existe. L’un de ses domaines de prédilection est la santé, un marché mondial de milliers de milliards de dollars. The Atlantic raconte ainsi comment l’un des cerbères de l’editing médical sur l’encyclopédie en ligne a découvert qu’un « éditeur » stipendié par l’une de ces firmes était en train de vouloir modifier un article sur une pratique chirurgicale destinée à soigner une vertèbre cassée : la kyphoplastie. Celle-ci est une version sophistiquée d’une pratique plus ancienne, la vertébroplastie. Une version aussi dix fois pus onéreuse, car elle implique un nouveau matériel. Sur la version française de Wikipédia, il n’y a pas d’entrée kyphoplastie, mais la pratique est mentionnée dans l’entrée « Vertébroplastie ». La dernière phrase de l’article dit ceci : « L’efficacité de la vertébroplastie a été récemment discutée. Certains auteurs considèrent que l’effet antalgique a pu être surévalué, mais les dernières recommandations des sociétés américaines de neuroradiologie interventionnelle confirment, quant à elles, le bien-fondé de la technique dans ses indications ». Suit la référence à la publication en question, un article signé de quatre auteurs paru dans une revue scientifique en 2009. Allons voir cet article (merci Google). Il a été reçu et accepté le même jour, le 26 août 2009. Curieux : aucun délai pour l’évaluation par les pairs. Normal : il avait déjà été publié à l’identique, dans une autre revue, début 2009. Mais en réalité, il s’agit d’un article publié encore ailleurs, en 2007. Pourquoi donc cette troisième publication, précipitée, en août 2009 ? Parce qu’au début du mois, le New York Times avait publié une enquête faisant état de deux grandes études en double aveugle montrant que la vertébroplastie, sous toutes ses formes, n’a pas plus d’effet qu’un placebo. Ni ces études ni l’article du New York Times ne sont cités par Wikipédia, qui induit le lecteur en erreur en lui faisant croire qu’une évaluation en réalité antérieure a validé la pratique. D’aucuns défendent « la place de Wikipédia dans l’innovation pédagogique ». Oui, à condition que ce soit pour stimuler l’esprit critique.   Cet article est paru initialement dans Libération le 20 janvier 2016.

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