WikiLeaks (suite 2) : Qui parle, qui fait chanter ?

Après les Etats, les banques. L’annonce par Julian Assange de révélations à venir sur Bank of America a fait perdre 3% au titre en une seule séance. Le risque de fuites massives déborde des secrets d’Etat pour affecter l’ensemble du système économique. Sur un blog de la Harvard Business Review, David Gordon et Sean West posent la question : « WikiLeaks peut-il exposer le cerveau de votre entreprise ? ». Les économistes entrent en scène.
 
On savait, depuis les affaires de la Barings et de la Société Générale, que le maniement dématérialisé de sommes gigantesques pouvait mettre les banques en danger. La nouveauté de WikiLeaks est l’élévation inouïe de la productivité des fuites : dans ce nouveau paradigme, ce ne sont plus un mémo agressif, trois mails hasardeux voire les opérations d’un trader isolé qui peuvent faire l’objet de malveillance, mais, d’un simple clic, toute la correspondance des dirigeants, des actionnaires, des salariés, des financiers, des clients, des fournisseurs, des chercheurs et développeurs de projets, etc. Le chantage à la transparence s’élargit à toutes les formes de secret : de la correspondance à la vie privée, des affaires commerciales à la défense des Etats, etc.
 
Au nom des abus du secret et du bienfait universel de la transparence, c’est le principe même de la correspondance qui se trouve alors mis en cause. Or, la correspondance est l’essence de la coordination sociale. Au plan économique, c’est elle qui permet aux agents d’explorer leurs intérêts mutuels, de cadrer leur convergence, d’établir les transactions qui, milliseconde après milliseconde, organise, à l’échelle planétaire, la division du travail et des échanges. Remettre en cause le secret de la correspondance, c’est élever, pratiquement sans limite, les coûts de toute décision humaine. Et par là même, prendre en otage l’ensemble des communautés visées.
 
A travers sa mission de transparence, WikiLeaks étend à la sphère idéologique la confusion induite depuis dix ans par la double fonction d’Internet — à la fois outil de correspondance et de publication. Car, si correspondre et publier obéissent à la même logique, il faut alors briser tous les secrets, lesquels sont sources intarissables de mensonges. Or, toute la différence entre ces deux modes de communication réside précisément dans l’utilité du mensonge : la correspondance est assise sur le principe qu’un agent peut mentir, que sa contrepartie le sait et vice-versa, alors que la publication, comme son nom l’indique, prend l’opinion à témoin. C’est ainsi que, dans une démocratie institutionnelle, la publication des affaires transigées peut permettre une régulation ex post des transactions et de leurs secrets. Toutefois, ce mécanisme est sensible car le temps de la négociation — du mensonge ou de la dissimulation — est distinct de celui de l’application des accords. Pour respecter l’intérêt général, le discours public ne doit pas inhiber les transactions légitimes, même si leur négociation repose sur un bluff. De là les règles publiques du secret.
 
Parallèlement, le mécanisme du chantage est fondé sur le dommage causé par la révélation publique d’un mensonge transactionnel. Le menteur préférera souvent payer plutôt que renoncer à sa transaction. Mais la société y perdra car, si le chantage est acté, c’est le coût de toutes les transactions qui s’en trouve renchéri. En s’inscrivant sans retenue dans une logique de transparence, WikiLeaks attaque frontalement le champ de la sphère privée pour étendre celle du chantage à toute forme d’activité.

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