Wikipédia sur elle-même

Intrigué par la surprenante médiocrité de l’article de  Wikipédia sur Foucault (lire les deux wikigrill sur les articles Foucault des versions française et anglaise), Charlie se demande si par hasard l’encyclopédie n’a pas produit un article sur elle-même. Et bien sûr il le trouve. Si vous tapez « Wikipédia » sur un moteur de recherche, vous tombez presque aussitôt sur l’article « Wikipédia » de l’encyclopédie (ou, si vous avez oublié l’accent, sur l’article « Wikipedia » de la version anglaise de Wikipédia). Charlie est très intéressé : il va pouvoir à la fois comprendre le statut de cette bizarre encyclopédie, être initié à ses règles de fonctionnement, et, de surcroît, voir enfin ce qu’est un très bon article aux yeux des responsables de l’encyclopédie. Il suppose, en effet, que les auteurs auront mis un soin particulier à peaufiner l’article qui, par excellence, sert de vitrine à leur entreprise.

Un regard cursif sur le texte le rassure au moins sur un point : les auteurs de l’article sur Wikipédia sont plus ouverts à l’esprit critique que ceux de l’article sur Foucault. Il y a même une courte section consacrée aux « critiques à l’égard de Wikipédia ». Laquelle section renvoie à une « page spéciale de Wikipédia consacrée aux réponses de participants de Wikipédia aux objections les plus fréquentes ». Réservant à un examen ultérieur cette « page spéciale », Charlie se concentre sur l’article « Wikipédia », dont il a dûment imprimé les dix-neuf pages le 23 juillet 2009 à 15h 45.

Il est divisé en huit chapitres : « Historique », « Nature du projet », « Réutilisation et mention », « Contenu », « Aspects techniques », « Impact », « Notes et références », « Voir aussi ».  Charlie se demande pourquoi le chapitre« Contenu » vient après le chapitre « Réutilisation et mention ».  Il se demande aussi pourquoi une section du chapitre « Histoire » est consacrée aux « Autres formes de diffusion de Wikipédia ». Confronté à ces apparents illogismes de construction, il se pose la question de savoir qui décide de la structure d’un article de Wikipédia. Il cherche la réponse et ne la trouve pas. L’article sur Wikipédia ne permet pas de savoir qui décide de la structure d’un article.

Ayant fait chou blanc sur ce point, Charlie relit l’introduction, sur laquelle il était passé rapidement. Elle comprend trois paragraphes. Dans le premier, il est écrit que Wikipédia est « hébergée par une association caritative américaine ». Charlie devine que « hébergée » signifie que l’association en question est l’institution qui gère l’encyclopédie. Cela lui sera confirmé deux pages plus loin. Sauf que cette fois il n’est pas question d’une association mais d’une fondation. Si c’est une fondation, pourquoi avoir écrit « association » ? Charlie s’étonne aussi de voir cette « association » qualifiée de « caritative ».  D’après son petit Larousse,  ce mot « se dit d’associations qui ont pour objet de dispenser aux plus démunis une aide matérielle et morale ». Serait-ce donc le but de Wikipédia ? Pour en avoir le cœur net, Charlie tape « Association caritative » sur son moteur de recherche et tombe aussitôt sur l’article correspondant dans Wikipédia. Une association caritative y est bien définie comme « une association à but non lucratif dont l'objectif est de porter secours et assistance aux plus démunis ». Charlie se gratte la tête : il n’avait pas imaginé qu’en critiquant l’article sur Foucault il s’en prenait à une entreprise de charité publique ! Après un instant d’hésitation, il opte pour une autre interprétation : il s’agit seulement d’une erreur.

Les deux autres paragraphes de l’introduction sont une sorte de mini dossier  de presse destiné à montrer « l’importance de Wikipédia non seulement comme une encyclopédie de référence mais aussi comme une ressource d’actualités très fréquemment mise à jour ».  Charlie se demande ce que peut signifier « ressource d’actualités ». Il n’est pas sûr de bien comprendre. Il se dit qu’une relecture attentive de l’article l’éclairera sur ce point. Mais, là encore, il fait chou blanc.

Passant à la partie « Historique », du moins aux deux  sections de cette partie effectivement consacrées à l’histoire de Wikipédia, Charlie apprend qu’un petit-déjeuner crucial eut lieu à San Diego le 2 janvier 2001. Mais son attention est surtout attirée par l’évocation d’un conflit né entre les deux fondateurs, Jimmy Wales et Larry Sanger. Jimmy Wales, qui reste le patron de la fondation, « intervint fin 2005 sur l’article Wikipedia en anglais consacré à Wikipédia pour retirer l’information selon laquelle Larry Sanger en était cofondateur ». Charlie apprend dans la section suivante que ce dernier, qui était le rédacteur en chef de l’encyclopédie, avait démissionné en 2002, à une époque (comprend Charlie), où Wikipédia émanait non d’une fondation mais d’une société appartenant à Wales. Très intrigué par ce conflit entre les fondateurs, Charlie est néanmoins surpris de ne pas en trouver les raisons clairement exprimées. Il voit bien une référence à la lettre de démission de Sanger, qui est consultable, mais sa lecture ne donne pas d’autre explication qu’un problème de rémunération et de manque de temps, ce qui laisse Charlie sur sa faim.

Têtu comme une mule, il se dit qu’il doit bien exister un moyen d’en savoir plus. Et en effet, il le trouve, un peu par hasard. Dans la section consacrée aux « critiques à l’égard de Wikipédia », il lit cette phrase : « Les critiques de Wikipédia l’accusent d’incohérence et de partialité systémique ». Charlie n’ayant pas lui-même constaté de partialité « systémique » dans Wikipédia (mais plutôt un beau désordre de partialités diverses et variées), il se demande ce que cette formule peut bien vouloir dire et se rapporte à la note 26 mise en référence (sur un total de 66 notes). Celle-ci renvoie à un texte de Sanger en anglais. Il n’est pas traduit en français mais Charlie, on le sait, est de mère anglaise. Le texte est titré : « Pourquoi Wikipédia doit se débarrasser de son anti-élitisme ». Il date de fin 2004.

 Charlie est favorablement impressionné par la qualité de la réflexion de Sanger. Après avoir constaté que Wikipedia n’est pas considéré comme une source fiable par les gens sérieux, le cofondateur de l’encyclopédie identifie ce qui lui paraît être le « problème de base ». C’est « l’anti-élitisme » des participants, et plus exactement : «l’absence de respect pour l’expertise ». Or, curieusement, « l’absence de respect pour l’expertise » ne fait pas partie des « principales critiques » identifiées par les auteurs de l’article « Wikipédia ». La critique considérée comme la plus essentielle par le cofondateur de l’encyclopédie n’est pas explicitement mentionnée. Serait-elle trop essentielle ? se demande Charlie.

Remontant plus haut dans l’article à une section intitulée « Caractéristiques de Wikipédia », il revient à l’exposé des « cinq principes fondateurs », présentés comme « la base » sur laquelle « se construit Wikipédia ». En voici le texte : « Wikipédia est une encyclopédie, proposant un contenu librement utilisable sous GFDL, avec une présentation « neutre » des faits et des diverses opinions. Wikipédia étant un projet collaboratif, le quatrième principe fondateur régit les relations entre les contributeurs, exigeant un dialogue respectueux des règles de savoir vivre. Le dernier principe fondateur est qu’en dehors de ceux-ci, il  n’y a aucune règle définitive : le fonctionnement de Wikipédia est adaptable, modifiable par ses utilisateurs ».  Charlie s’interroge : il voit bien le quatrième et le cinquième principe, mais quels sont les trois premiers ? Le fait que le contenu soit utilisable sous GFDL serait-il, par exemple,  l’un des principes fondateurs ? Le sigle GFDL n’étant pas explicité, Charlie laisse tomber.

Il se saisit alors de l’adjectif « neutre », se demandant pourquoi il est mis entre guillemets. L’explication, non des guillemets, mais de l’emploi du mot se trouve quelques paragraphes plus loin : « La neutralité de point de vue consiste à présenter objectivement les idées et les faits rapportés par des sources extérieures vérifiables et notoires, indépendamment des préjugés des rédacteurs des articles». C’est bien joli, se dit Charlie, un peu échaudé par sa rencontre avec l’article sur Foucault. Toutes les sources du monde ne garantissent pas contre les « préjugés des rédacteurs » d’un article. Mais le texte se poursuit : « Sur Wikipédia, les règles d’écriture visent à convenir aux personnes rationnelles ». Là, Charlie rit franchement.  

Il abandonne cette section, puis lit sans bien la comprendre la suivante, consacrée à la cuisine de l’encyclopédie (« Contrôle de la qualité des articles »). Il y apprend que « les administrateurs, élus parmi les contributeurs, ont le pouvoir de supprimer ou de protéger des pages, de bloquer ou d’exclure un contributeur suite à une décision du comité d’arbitrage, lui aussi composé de membres choisis par la communauté ».  Autrement dit, les garants de la neutralité recherchée sont des élus. « Wikipédia est écrite par les internautes », affirme l’introduction de l’article. Sur quels critères un internaute est-il désigné pour être électeur ?  Le texte ne le précise pas. Peut-être en raison de sa neutralité éprouvée ? Quel est le mode de scrutin ? Charlie ne trouve pas la réponse.  

Son attention est soudain attirée par la section suivante,  intitulée « Filiations culturelles ». Il y a trois « filiations ». Charlie reste en arrêt devant le paragraphe présentant la troisième. Le voici : « Le laissez-faire comme modèle d’organisation, qui implique un égal droit de participation pour tous, sans égard à l’âge, la compétence ou l’origine, en même temps qu’un minimum de règles, qui peuvent d’ailleurs être ignorées si elles nuisent au travail ».
Charlie avait déjà été frappé par la formulation du « cinquième principe »,  selon lequel en dehors des quatre premiers, dont trois assez nébuleux, « il n’y a aucune règle définitive ». Là, un pas de plus est franchi : il y a peu de règles, mais elles peuvent « être ignorées si elles nuisent au travail ».  Un travail fondé alors sur quels principes ? Sur aucun principe ? Charlie se souvient de la formule de Lénine : « mentir s’il le faut ». Du coup, il relit plus attentivement le début de la phrase. « Le laissez-faire comme principe d’organisation ». Là, ce n’est plus Lénine, c’est Bakounine qui vient à l’esprit de Charlie. Vive l’anarchie ! A moins que l’expression se réfère au « laisser-faire », le credo de l’économie libérale ? Charlie se précipite sur la note 22, placée juste après ces mots : elle va peut-être l’éclairer ? En voici le texte : « Le cofondateur de Wikipédia, Jimbo Wales, fut influencé par l’objectivisme d’Ayn Rand ». Ah. Charlie laisse passer le brouillard qui lui obscurcit le cerveau et passe à la suite de la phrase : « qui implique un égal droit de participation pour tous ». Mais peut-être pas si égal que cela, s’il y a des élus, et un comité d’arbitrage ? Et la suite : « sans égard à l’âge, la compétence, ou l’origine ». Ils ont oublié le sexe, se dit Charlie, qui s’interroge au passage sur la qualité du français « sans égard à ». Mais l’important, se dit-il, en pensant au texte de Sanger, c’est bien le « sans égard à la compétence ».

Avant de mettre son texte en ligne, il retourne sur le Web voir l’article, pour le cas où il aurait changé depuis le 23 juillet. Eh bien oui, il a changé !  Dans le court texte d’introduction, on lit maintenant ces mots : « L’attention a cependant été attirée à de nombreuses reprises sur des problèmes éditoriaux internes à l’encyclopédie ». En référence, l’article « Wikipedia » de la Britannica.  Tiens, se dit Charlie, voilà peut-être un indice, sinon d’un progrès, du moins d’une prise de conscience.


=> Lire l'article de l'encyclopédie Britannica sur Wikipédia

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