La Divine Comédie, de l’Inquisition au wokisme
Publié en juin 2025. Par Books.
La postérité – pour les rares auteurs qui y ont accès – n’est pas forcément un long fleuve tranquille. Voyez Dante Alighieri : comme le montre Joseph Luzzi dans sa biographie de la vie posthume de La Divine Comédie, ce chef-d’œuvre désormais bien établi n’a pas juste connu des siècles de paisible « critique rongeuse des souris » (Karl Marx) mais a toujours été tiré à hue et à dia par des générations de lecteurs emplis d’indignation religieuse, politique, esthétique, linguistique même. C’est le sort des très grandes œuvres d’art, multidimensionnelles par essence. La Divine Comédie est du lot, ouvrage militant et complexe, à la fois exaltation du christianisme des origines, plaidoyer en faveur de Dante lui-même outrageusement éjecté de Florence sa patrie, hymne à l’amour (en l’occurrence à Béatrice, la « glorieuse » défunte) et audacieuse promotion de la langue toscane « vernaculaire », ici mélodieusement exprimée par le truchement d’un complexe instrument prosodique, la « terza rima ».
Boccace a crié au génie dès la publication manuscrite du poème vers 1320. Mais Pétrarque, l’autre grand poète italien de l’époque, s’est indigné – oser abandonner le pur latin des classiques pour une langue vulgaire, inélégante, changeante ! – et Boccace s’est rallié à lui. Pourtant, le méprisable dialecte « vernaculaire » (mot étymologiquement relié à l’idée de servage) est devenu, largement grâce à La Divine Comédie, le bel italien d’aujourd’hui. Mêmes avanies dans le domaine religieux. Tandis que Dante voulait illustrer la vision thomiste du salut en dispatchant entre enfer, purgatoire et paradis les grandes figures du passé selon leur degré de vertu, le poète a post mortem déclenché les foudres de l’Inquisition pour avoir assigné à l’enfer pléthore de prêtres corrompus et de papes « qui forniquent avec les rois », et son œuvre s’est retrouvée à l’index. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que La Comédie redevienne divine, et le début du XXe pour que le pape Benoît XV la célèbre comme le « poème qui a chanté l’idée chrétienne avec le plus d’éloquence ». Entretemps le succès posthume sera au rendez-vous, essor de l’imprimerie aidant, mais pas pour longtemps. À la Renaissance, la ferveur esthétique et l’émancipation détourneront le public d’un livre jugé « sobre, moralisateur et archi sérieux ». Le lectorat du siècle des Lumières ne sera pas plus indulgent, et Voltaire déclarera l’ouvrage « monstrueux ». C’est le romantisme qui réintégrera La Comédie dans le canon littéraire et fera de Dante « un héros culturel et politique » : « pas moins de 181 éditions paraîtront en Europe entre 1800 et 1850, et les artistes romantiques – depuis William Blake jusqu’à Gustave Doré ou Francisco de Goya – s’empresseront d’illustrer le poème », écrit Andrew Frisardi dans The Wall Street Journal. La Comédie inspirera aussi les poètes (notamment les modernistes, T. S. Eliot, Ezra Pound, Ossip Mandelstam), les romanciers (James Joyce, Primo Levi, Gramsci), les cinéastes même (Jean-Luc Godard, Francis Ford Coppola, Tim Burton, David Lynch). La résurrection de La Divine Comédie en objet culturel multimédia montre bien, comme Paul Valéry l’expliquait, que les grandes œuvres « sont à géométrie variable » et que chaque époque, chaque lecteur les comprend différemment. Quid alors du lecteur d’aujourd’hui ? Si bien des gens connaissent les premiers vers du poème (« Au milieu du chemin de notre vie… »), combien lisent les pages suivantes (environ 424, quoiqu’un micrographiste italien ait pu faire tenir les 14 233 vers sur une seule page !) ? Pire encore, voici que La Divine Comédie est désormais visée par la censure woke (pour islamophobie, racisme…) et menacée d’être retirée des programmes scolaires italiens. Ses tribulations sont donc loin d’être finies…