Les éclats de Kramatorsk

Invité à la Foire du livre de Kiev, l’écrivain colombien Héctor Abad Faciolince se rend en Ukraine, déchirée par la guerre. C’est à Kramatorsk, à une vingtaine de kilomètres de la partie du Donbass occupée par la Russie, qu’un missile balistique Iskander frappe une pizzeria où il dînait avec plusieurs personnes, dont l’Ukrainienne Victoria Amelina, journaliste, écrivaine et militante des droits humains. Alors qu’ils venaient d’échanger leur place à table, Abad ayant un problème d’audition, Victoria est tuée par des éclats de métal.


Ce moment nourrit une réflexion profonde sur le rôle de l’écrivain face à l’oubli, à la barbarie et à la nécessité de témoigner. Il se sent redevable envers Amelina, dont la plume documentait les crimes de guerre, et imagine qu’elle aurait fait de même pour lui si les rôles avaient été inversés. Le livre tente de garder vivante la mémoire de celle qui, en seulement quatre jours, est devenue une présence indélébile. Son fantôme lui dicte des mots. « Les histoires doivent se sauver coûte que coûte, sauter d’un corps presque mort à un corps vivant. »


Pourquoi a-t-il accepté de se rendre dans un pays en guerre ? Il aurait eu honte de refuser l’invitation de ses jeunes éditrices ukrainiennes, qui présentaient la traduction de son roman le plus célèbre, L’Oubli que nous serons (Gallimard, 2010). Par curiosité aussi, et une certaine lassitude, confie un Abad vieillissant, confronté à la perte progressive de ses sens. Il dit avoir cherché dans ce voyage une forme de rébellion contre une mort lente, une manière de se sentir vivant. À quoi s’ajoutait un sentiment de responsabilité : face à la désinformation et aux mensonges, l’artiste n’a-t-il pas le devoir, même si les livres ne changent pas le monde, de dire la vérité, de documenter l’horreur ?


Le récit oscille entre la culpabilité d’avoir survécu (pourquoi Victoria et pas lui ?) et une réflexion sur le sens de la mort. Abad évoque les hasards tragiques, les destins croisés. Dans un entretien avec le journal El Colombiano, il cite Joseph Conrad : « On ne meurt qu’une fois, mais il y a tant de façons de mourir ». L’œuvre d’Héctor Abad Faciolince est profondément marquée par l’assassinat de son père, Héctor Abad Gómez, médecin et défenseur des droits de l’homme, tué par des paramilitaires en 1987. 

LE LIVRE
LE LIVRE

Ahora y en la hora de Héctor Abad Faciolince, Alfaguara, 2025

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