Cancel culture : en quoi c’est nouveau

Connu pour son positionnement à gauche, auteur d’un cours remarqué sur l’antisémitisme, Donald Hindley, professeur de sciences politiques à l’université Brandeis, avait expliqué en classe l’origine du mot wetback (« dos mouillé »), une insulte désignant les migrants mexicains qui entrent au Texas en traversant le Rio Grande à la nage. Se jugeant offensés, deux étudiants, sans s’adresser directement à l’enseignant, sont allés se plaindre au provost, l’administrateur principal de l’université – une femme, en l’occurrence. Selon les avocats de Hindley, celle-ci a « entériné le fantasme des étudiants qu’ils menaient croisade contre le racisme ». Elle a fait savoir à Hindley que « son université ne tolérerait pas, de la part de ses enseignants, un comportement inapproprié, racial et discriminatoire ». Elle l’a accusé d’infliger « un trauma émotionnel significatif » à ses étudiants en les forçant à entendre un terme aussi offensant. Pour le punir, un observateur viendrait désormais assister à ses cours et il lui faudrait participer à une classe de formation à la « sensibilité raciale ». Ce que Hindley a refusé.

La psychologue féministe américaine Carol Tavris voit dans cet exemple le cœur du mécanisme à l’œuvre dans la cancel culture. Elle n’achète pas l’idée volontiers défendue à gauche que le phénomène est superficiel, monté en épingle par la droite et ne présente aucun caractère nouveau. Dans The Times Literary Supplement, elle fait l’éloge du livre de Greg Lukianoff et Rikki Schlott, un homme de gauche et une jeune femme « libertarienne plutôt de droite », pour qui la cancel culture révèle une « guerre générationnelle » (l’expression est de Tavris). C’est aussi un clivage qui transcende la distinction classique entre droite et gauche en ce sens qu’il révèle l’existence d’un nouvel « illibéralisme » de gauche. La psychologue adhère au point de vue des auteurs, pour qui la cancel culture a débouché sur un phénomène massif, au moins dans le monde anglo-saxon : « un climat de peur et de conformisme ». Les enquêtes en témoignent : qu’ils soient de droite ou de gauche, la majorité des Américains rechignent désormais à exprimer leurs vues sur les sujets de politique, de race, d’orientation sexuelle, de genre ou de religion, craignant de ne pas accéder à l’emploi recherché, de devoir l’abandonner ou de perdre le soutien de leur entourage. C’est en réalité toute la cuture de respect et de protection des idées minoritaires qui se perd. L’une des origines du problème est la surprotection dont ont bénéficié les enfants de la génération qui occupe aujourd’hui les bancs des universités : « une cohorte de jeunes adultes obsédés par le souci de trouver des espaces sûrs où ne circulent que des idées non dérangeantes ». Les auteurs soulignent une origine moins connue : les effets paradoxaux du néolibéralisme, qui a conduit les universités anglo-saxonnes à fonder de plus en plus leurs ressources sur des tarifs très élevés favorisant les étudiants de familles riches, d’origine nationale ou étrangère.

LE LIVRE
LE LIVRE

The Canceling of the American Mind de Greg Lukianoff et Rikki Schlott, Allen Lane, 2023

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