WP_Post Object ( [ID] => 131910 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-08 17:37:21 [post_date_gmt] => 2025-05-08 17:37:21 [post_content] =>Fut un temps où l’on pouvait (en théorie) traverser toute l’Europe et même une partie de l’Asie en n’utilisant qu’une seule langue. Pas l’anglais d’aujourd’hui, ni le latin d’il y a presque deux millénaires, mais un troisième larron beaucoup plus ancien, le proto-indo-européen, alias PIE. Au néolithique, on estime que la (petite) population humaine parlait au moins 15 000 langues (on en compte 7 000 aujourd’hui, mais cinq parlées par plus de la moitié des gens, et 40 % du reste des idiomes en voie de disparition accélérée). Cette prolifération linguistique s’expliquait par l’isolation des groupements humains – c’est encore vrai aujourd’hui dans les archipels, où l’on trouve fréquemment une langue (mourante) par île, ou dans le Caucase, « cette montagne des langues ».
Mais voici qu’à l’ère suivante, celle du bronze (- 3 000 avant notre ère), les humains se sont mis à circuler et à échanger des biens et des techniques, et leurs langues se sont fédérées pour produire un instrument de communication plus ou moins universel, le fameux PIE. Avec l’intensification des échanges et l’augmentation de la population, celui-ci s’est à son tour tant diversifié qu’on compte aujourd’hui quelque 400 langues issues de ce tronc commun. « L’indo-européen est de loin la plus grande famille de langues de l’humanité tout entière. Une personne sur deux, depuis l’Écosse jusqu’à la Chine, parle une langue indo-européenne », écrit Laura Spinney, l’autrice de cet énorme ouvrage qui se lit comme un polar. Car comment savoir quoi que ce soit d’un langage non écrit vieux de plusieurs millénaires ? Or si aucune science n’apporte à elle seule de réponse définitive, en triangulant les infos émanant de trois d’entre elles – la linguistique, l’archéologie et surtout la génétique –, on peut (« avec une bonne dose d’humilité » ajoute Laura Spinney ) élaborer et sélectionner des hypothèses approchant la vérité au plus près, comme les enquêteurs modernes tentant d’expliquer un crime.
Résumons. La linguistique sait depuis la fin du XVIIIe siècle, grâce à un juge britannique en poste à Calcutta, William Jones, que les langues évoluent à la fois verticalement, avec le temps, et horizontalement, par contact les unes avec les autres (auparavant, on soutenait très bibliquement que toutes étaient nées en même temps, à Babel, avec une source commune ancestrale présumée, l’hébreu). Puis les frères Grimm et d’autres linguistes ont peu à peu édifié un corpus de règles phonétiques et grammaticales permettant de remonter, avec un peu d’imagination et sachant que le larynx humain est limité dans le nombre de sons qu’il peut produire, jusqu’à un plus petit dénominateur commun linguistique entre langues directement voire indirectement apparentées (si l’on sait que le Q latin se transmue en F anglais, on peut réconcilier pater avec father, et remonter la trace…).
On a ainsi identifié 1 000 à 2 000 mots PIE, parfois de façon presqu’irrécusable : les convergences patentes dans l’expression du chiffre trois – Trayas en sanskrit, Treis en grec, Teres en hittite, Trys en lithuanien, etc. – conduisent les linguistes à faire de *Tri l’indiscutable ancêtre PIE (l’astérisque * caractérise ces mots reconstitués). Il est même arrivé (très rarement !) que certaines hypothèses soient factuellement validées – par exemple celle du linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui, pour expliquer certains passages entre mots, postulait l’existence d’une « consonne laryngale » dont on a effectivement trouvé la trace sur une tablette hittite. L’archéologie, elle, montre comment les peuples ont circulé : pourquoi (guerre, commerce, changement climatique, ou une combinaison des trois ), sur quels trajets, et surtout à quelles dates ? Quant à la génétique, elle est récemment venue confirmer la simultanéité entre l’arrivée des trop oubliés nomades yamnayas, venus du Caucase pour s’établir au nord-ouest de la mer Noire au troisième millénaire avant notre ère, et la diffusion du PIE dans l’aire européenne (avec ensuite des allers-retours entre l’Europe et l’Ouest de la Chine dans le sillage des nomades). Mais attention, alerte l’autrice, on ne peut pas superposer directement un peuple et une langue (l’anglais est aujourd’hui parlé par des myriades de peuples ethniquement différents ; et les peuples aborigènes australiens, quoiqu’ethniquement apparentés, parlent des myriades de langues différentes). Quoi qu’il en soit, il est établi désormais que, contrairement aux souhaits de certains, l’humanité présente est non seulement le fruit d’un brassage de gènes mais qu’elle s’exprime aussi à travers un brassage de mots issus d’un socle commun. Hélas, même les prodiges de la paléogénétique et de l’informatique quantique ne pourront vraisemblablement explorer notre généalogie linguistique sur plus de cinq (ou peut-être 10) millénaires en amont. Pourtant l’on soupçonne déjà que le PIE lui-même appartenait à une « super-famille » qui comprenait aussi le hittite (frère du PIE, donc, et non pas son descendant comme on le croyait) et sans doute aussi les langues ouraliennes. Mais de là à postuler l’existence – et l’exhumation éventuelle – d’un mythique proto-PIE, ne rêvons pas... Pourtant, nuance Peter Gordon dans la Asian Review of Books, « les connaissances avancent désormais si vite dans ce domaine que chaque détail peut à tout instant être remis en question, et aucune étude ne pourra demeurer valide bien longtemps ».
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WP_Post Object ( [ID] => 131907 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-08 17:35:34 [post_date_gmt] => 2025-05-08 17:35:34 [post_content] =>Grand maître aux échecs, Kenneth Rogoff est aussi un économiste réputé. Comme le note The Economist à propos de son dernier livre, on doit à ce professeur à Harvard, ancien chief economist du FMI (Fonds monétaire international), d’avoir anticipé de longue date le retour de l’inflation et de taux d’intérêt élevés et d’avoir prévu la crise immobilière chinoise. Son nouvel ouvrage est consacré pour l’essentiel au devenir du dollar. Accentuée par le second mandat Trump (intervenu après la rédaction du livre), la tendance lourde est selon Rogoff une érosion progressive de l’écrasante prééminence du dollar comme monnaie de réserve. Aucune monnaie n’est en mesure de s’y substituer, mais la part de marché du dollar s’effrite et va continuer de s’effriter au profit de plusieurs autres monnaies, dont l’euro.
Concernant l’Europe, cependant, Rogoff n’est guère optimiste. L’Europe vit « une crise existentielle », dit-il dans un entretien avec l’économiste Tyler Cowen. Elle a « très peu de battants de dimension mondiale dans la tech et la finance ». Il y a des exceptions, comme l’entreprise pharmaceutique Novo Nordisk, mais pour l’essentiel « les plus grandes entreprises sont du genre Hermès ou Prada, dans l’industrie du luxe ». L’une des raisons est que « le niveau d’imposition freine l’investissement ». Et puis, comme le montre l’exemple de DeepMind, une entreprise britannique qui a migré en Californie, « quand quelque chose marche bien, les États-Unis l’aspirent ». Le cas de la France l’interpelle particulièrement : « Beaucoup de pays européens ont serré la vis de leur système de retraites. Pas la France. » Alors que ce pays devrait impérativement réduire ses dépenses, tout indique qu’il va encore les augmenter.
Sur le poids sans cesse croissant de la dette, Rogoff expose une théorie simple, valable pour la France comme pour les autres pays, États-Unis y compris : « Une partie du problème vient de ce que la dette augmente quand il y a un gouvernement de gauche et quand il y a un gouvernement de droite. Quand la gauche est au pouvoir, elle sait que la dette est une mauvaise chose, mais sait aussi qu’elle peut profiter de la situation pour dépenser et emprunter. Quand les conservateurs sont au pouvoir, ils réduisent les impôts et doivent accroître la dette. »
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WP_Post Object ( [ID] => 131904 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-08 17:33:20 [post_date_gmt] => 2025-05-08 17:33:20 [post_content] =>Beaucoup d’encre a coulé depuis la mort de l’Argentin Jorge Mario Bergoglio devenu le pape François en 2013, le premier pape latino-américain, le premier pape jésuite, et le premier à s’appeler François comme François d’Assise, qui se dénommait lui-même « le fou de Dieu ».
L’écrivain espagnol Javier Cercas, qui se proclame « le fou sans Dieu », commence son livre en avouant qu’il est athée et anticlérical. « Je suis un laïc militant, un rationaliste obstiné, un impie rigoureux ». Il se demande pourquoi il fut invité à accompagner le Saint-Père dans son voyage « au bout du monde » : c’est en Mongolie, pays coincé entre la Russie et la Chine, où la communauté catholique ne compte que 1 500 personnes, qu’il s’est rendu à la fin du mois d’août 2023.
Lorenzo Fazzini, directeur de la maison d’édition du Vatican, a invité Cercas à écrire un livre sur ce voyage et l’écrivain y a vu l’occasion d’offrir à sa mère la certitude, approuvée par le pape lui-même, qu’après la mort elle serait réunie avec son mari. « La possibilité d’interroger le pape sur la vie éternelle et la résurrection de la chair a offert à l’écrivain Cercas l’occasion de réaliser un livre hors du commun, aussi extravagant que possible, mélange de chronique, d’essai, de biographie et d’autobiographie », écrit Domingo Rodenas de Moya dans le quotidien El País.
L’auteur en profite pour nous inviter à résoudre une énigme : qui est donc ce Bergoglio, décidé à placer les périphéries sociales et géographiques au centre de son action pastorale, suscitant autant de ferveur que d’animosité ? Javier Cercas nous fait découvrir une personnalité ambiguë. Il relate la réputation d’homme autoritaire et arrogant qu’il s’était faite en tant que provincial des Jésuites en Argentine, son rôle pendant la dictature, son brio oratoire, sa faculté d’impertinence, sa condition assumée de pécheur, sa volonté de revenir à un évangélisme pur, débarrassé des présomptions cléricales.
S’entretenant longuement avec des figures du Vatican, comme le père Spadaro - le « centurion intellectuel » du pape - ou le cardinal Marengo, Cercas pose des questions parfois embarrassantes sur la communion pour les divorcés, l’ordination des femmes, les relations entre la papauté et la Chine (7 millions de catholiques), le désaccord apparent entre la curie espagnole (à Madrid) et François, la mission de répandre l’espérance et bien sûr les abus sexuels, que certains préfèrent attribuer à la tentation de l’abus de pouvoir plutôt qu’au célibat et à la chasteté.
« Avec François il y a eu des changements très fondamentaux, déclare Javier Cercas après la mort du pape au portail littéraire espagnol Zenda. Environ 80 % des cardinaux qui doivent élire le nouveau pape ont été choisis par lui. Il y a beaucoup de puissants dans l'Église qui voudraient que ce soit une parenthèse et que l’on revienne à la situation d'avant. Je ne pense pas que ce sera aussi facile. Peut-être que je me trompe, peut-être que je suis un optimiste pathologique. Mais, à mon avis, l’Église aurait besoin d’au moins quatre autres François, même plus radicaux, pour commencer à remettre les choses dans l’ordre. » Le Fou de Dieu au bout du monde sortira en France en septembre chez Actes Sud.
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WP_Post Object ( [ID] => 131900 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-08 17:31:13 [post_date_gmt] => 2025-05-08 17:31:13 [post_content] =>Le romancier et essayiste Pankaj Mishra, dont plusieurs livres sont disponibles en français, est né dans une famille de brahmanes, la plus haute caste de la société hindoue. Comme beaucoup de nationalistes hindous, ses parents se sentaient proches du nationalisme sioniste, dont l’histoire leur paraissait proche de la leur. « Des gens comme moi », écrit-il. Sur le mur de sa chambre d’enfant trônait une photo de Moshe Dayan. Mishra est longtemps resté attaché à l’héritage intellectuel juif et à la cause d’Israël. Mais en 2008, quand il se rendit en Cisjordanie, il découvrit « la brutalité et le caractère sordide » de l’occupation israélienne. « L’orgie de tueries qui commença le 7 octobre 2023 » a accentué la révision déchirante qu’il avait vécue. Début 2024, le Barbican Center à Londres annula une conférence qu’il devait faire sur « La Shoah après Gaza ».
Avec d’autres, il considère qu’Israël a instrumentalisé la mémoire de la Shoah à des fins politiques, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il se range du côté du « cercle de plus en plus large », écrit-il, de ceux pour qui « Israël pratique un cruel colonialisme de peuplement mené par un régime suprématiste juif soutenu par des politiciens occidentaux d’extrême droite et leurs compagnons de route de gauche ». Il considère que le conflit s’est « racialisé » en profondeur, écrit l’historien juif Adam Sutcliffe dans le Times Literary Supplement. Il en voit pour preuve que les Européens se sont beaucoup plus mobilisés pour l’Ukraine que pour Gaza. Sutcliffe note au passage que les exportations allemandes d’armes pour Israël ont été multipliées par dix en 2023. Un autre signe qui ne trompe pas, selon Mishra : pour les suprémacistes hindous, Israël est devenu « un exemple à suivre pour traiter avec les musulmans en utilisant le seul langage qu’ils comprennent : la force et toujours plus de force ». Autrement dit, les victimes sont devenues les bourreaux.
On s’en doute, l’analyse de Mishra fait grincer des dents. Même à gauche. Dans The Guardian, Charlie English, qui a naguère dirigé le service international du quotidien, juge qu’il pousse le bouchon trop loin. « Les victimes du Hamas peuvent-elles toutes être rangées dans la catégorie de ce que Mishra appelle “le pouvoir blanc ?” », écrit-il.
[post_title] => Gaza sous l’œil d’un Hindou [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => gaza-sous-loeil-dun-hindou [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-05-08 21:14:47 [post_modified_gmt] => 2025-05-08 21:14:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131900 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131891 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-08 17:26:16 [post_date_gmt] => 2025-05-08 17:26:16 [post_content] =>Le qualificatif que Paul Gauguin employait le plus volontiers à son propre sujet était celui de « sauvage ». Le mot apparaît d’innombrables fois sous sa plume, tout au long de sa vie. Parce qu’il avait passé six ans de son enfance au Pérou dans la famille de sa grand-mère maternelle, la militante socialiste Flora Tristan, lorsque quelqu’un relevait ses manières rudes, il se présentait comme « un sauvage du Pérou ». Dans une des nombreuses lettres qu’il envoya à sa femme danoise Mette durant une des longues périodes où il vécut éloigné d’elle et de leurs cinq enfants (il finit par ne plus les revoir), il écrivit un jour : « Tu dois te rappeler que j’ai deux natures, la sauvage et la sensible. Je mets la sensible de côté pour permettre à la sauvage d’avancer sans entrave. » Quelques jours avant sa mort dans l’archipel des îles Marquises à l’âge de 54 ans, il faisait observer à son ami le poète et critique Charles Morice : « Tu t’es trompé un jour en disant que j’avais tort de dire que je suis un sauvage. Cela est cependant vrai : je suis un sauvage. Et les civilisés le pressentent : car dans mes œuvres il n’y a rien qui surprenne, déroute, si ce n’est ce “malgré-moi de sauvage” ». Gauguin avait tendance aux exagérations et aux rodomontades. Mais il était indiscutablement un authentique rebelle, épris d’indépendance, mal à l’aise avec les conventions, en délicatesse avec la société et sans cesse en quête d’horizons nouveaux.
Parce que sa vie fut très romanesque, elle a fait l’objet de beaucoup de légendes. Elle lui a aussi valu une mauvaise réputation. Décrit à sa mort par l’évêque de Polynésie comme « un triste personnage […], ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête », il a plus récemment été stigmatisé comme un libertin abusant des jeunes filles indigènes et un opportuniste exploitant à son profit la culture autochtone. Deux biographies parues en 2024 s’emploient à déterminer la part de bien-fondé dans les reproches qu’on peut lui faire, tout en démêlant le vrai du faux dans tout ce qui a été raconté à son sujet. La première, par Nicholas Thomas, un anthropologue spécialiste de la Polynésie, la seconde par Sue Prideaux, à qui l’on devait déjà des biographies d’autres génies tourmentés et controversés du XIXe siècle, Edvard Munch, August Strindberg et Friedrich Nietzsche. Un peu curieusement, alors qu’ils citent les biographies plus anciennes du Suédois Bengt Danielsson et de l’Anglais David Sweetman, ni l’un ni l’autre ne font référence à celle, plus récente et de grande qualité, du Français David Haziot.
Telle qu’elle est racontée par Sue Prideaux, la vie de Gauguin peut être résumée comme la poursuite d’un rêve. Contrairement à d’autres artistes, il mit du temps à comprendre de quelle manière il pouvait le réaliser. On peut le définir comme le rêve d’être ailleurs, loin de la société bourgeoise européenne dont il trouvait la vie triste, grise et monotone, et de retrouver les fortes sensations qu’il avait éprouvées durant son enfance au Pérou dont la nature puissante et l’art traditionnel expressionniste l’avaient profondément marqué. On retrouvera un écho de ce dernier dans toute son œuvre, mélangé en un étonnant syncrétisme avec celui de l’art de Polynésie, celui d’Asie et d’Extrême-Orient et l’iconographie chrétienne. Quelques années après son arrivée en Europe, il s’engagea dans la marine marchande. C’était en 1865 et il avait 17 ans. Trois ans de navigation durant lesquels il se distingua par une forte tendance à l’insubordination l’emmenèrent notamment au Brésil et en Inde, avant. Arrivé à l’âge du service militaire, il passa sous les drapeaux de la marine de guerre.
En 1872, un riche financier devenu son protecteur, Gustave Arosa, lui trouva un emploi d’agent de change. Il y excella et fut même riche durant quelques années. Par l’intermédiaire d’Arosa, il rencontra celle qui allait devenir sa femme, Mette Gad, ainsi que les artistes dont l’homme d’affaires était le mécène, notamment Pissarro. Il se mit à dessiner, peindre et réaliser des objets en céramique. Ce qui avait commencé comme un passe-temps se transforma rapidement en passion. Ayant trouvé sa vocation, il participa à plusieurs des expositions des Impressionnistes. En 1882, à l’issue d’un crash boursier, il abandonna son emploi d’agent de change pour mieux se consacrer à son art. Sa femme s’étant établie à Copenhague, il l’y rejoignit et y travailla quelque temps dans une société de textile. Mais la vie au Danemark l’insupportait et il quitta sa famille. Deux séjours à Pont-Aven en Bretagne, région qu’il appréciait pour sa « sauvagerie », lui permirent de perfectionner son savoir-faire, qui se développa encore à l’occasion d’un voyage à la Martinique, où il tomba gravement malade. À l’aller, il s’était arrêté à Panama où, pour subsister, il avait dû travailler sur le chantier du canal.
À son retour à Paris, il fit la connaissance de Vincent Van Gogh. Sue Prideaux consacre un chapitre entier à l’épisode célèbre de leur séjour à Arles : une expérience très éprouvante pour Gauguin, troublé par les spectaculaires sautes d’humeur de son ami et son comportement désordonné. Lorsque celui-ci, dans un moment de folie, se trancha l’oreille, au vu des traces de sang, Gauguin fut un moment soupçonné de l’avoir tué. Ultérieurement, Van Gogh ne cessa de minimiser l’incident. « Gauguin, relève Prideaux, ne contredit jamais la version édulcorée que Vincent fit de l’épisode comme d’une simple aberration, même s’il voyait bien qu’il s’agissait de bien plus que cela. » Des années plus tard, établi en Polynésie, il commanda en France des semences de tournesol qu’il planta dans son jardin. Une fois les fleurs poussées, il les peignit en souvenir de son ami.
C’est à l’issue d’un troisième séjour à Pont-Aven et d’une visite à sa famille, en 1891, après avoir songé à partir au Vietnam ou à Madagascar, qu’il s’embarqua pour la Polynésie. L’idée qu’il s’en faisait était largement celle que s’étaient forgée les Européens à la lecture des récits de voyage de Wallis, Cook et Bougainville, renforcée par l’imagerie exotique fantaisiste mise en circulation par Pierre Loti : celle d’un paradis tropical généreux en ressources où le passe-temps favori était l’amour physique. À peine arrivé à Tahiti, il dut déchanter. Si la nature était prodigue, ce qu’elle produisait n’était pas à la libre disposition des habitants. Tout appartenait à quelqu’un, et il n’était pas question de cueillir des fruits, de pêcher ou de chasser n’importe où : durant toutes ses années en Polynésie, il s’est souvent nourri de conserves. Un peu partout, des constructions en briques et en tôle ondulée avaient remplacé l’habitat traditionnel. Sous l’influence des ecclésiastiques protestants et catholiques, les danses érotiques étaient interdites et beaucoup de femmes portaient de longues robes à col et poignets fermés appelées « robes de missionnaires ». Il subsistait toutefois suffisamment de la culture ancienne pour qu’il puisse partir à sa découverte, et il se mit à l’étudier avec ferveur et enthousiasme.
Contrairement à ce qui a été parfois dit, la Polynésie de Gauguin n’est pas imaginaire. L’exubérance de la nature représentée dans ses toiles est bien réelle. Les tenues simples et sommaires des femmes dans certains de ses tableaux, les paréos, étaient souvent portées au quotidien. Si les cultes anciens avaient perdu leurs monuments, les croyances traditionnelles étaient loin d’avoir disparu. Et ses œuvres parviennent à faire sentir de manière très réaliste l’atmosphère particulière de la vie dans les îles : un mélange de nonchalance, de sensualité et d’ennui, assombri par la peur des revenants et des esprits.
On a fait grand cas des relations que Gauguin entretint à Tahiti, puis aux Marquises, avec une série de jeunes filles quivécurent avec lui et lui servirent souvent de modèles : Titi, Teha’amana, Pahura, Tohotua, Vaeoho. Comme Nicholas Thomas, Sue Prideaux replace ces relations dans leur contexte. À cette époque, en France, on pouvait légalement se marier à 13 ans. Dans les îles, la chose était traditionnellement très courante. Les comportements en matière sexuelle faisaient l’objet d’une grande tolérance et une certaine liberté de mœurs continuait à exister. La vie en compagnie d’Européens comportait par ailleurs pour les jeunes femmes et leur famille des avantages tangibles et les relations concernées étaient consensuelles et révocables. On a aussi beaucoup spéculé sur la possibilité que Gauguin ait pu transmettre la syphilis à certaines de ces jeunes filles, peut-être même en connaissance de cause. Sue Prideaux se débarrasse de la question en mentionnant les résultats d’une analyse de ses dents attestant l’absence de mercure et d’arsenic, deux substances présentes dans les traitements de cette maladie à l’époque. David Thomas n’est pas convaincu. Il est possible qu’il ne se soit simplement pas soigné. Souffrait-il de cette maladie ? Il le pense. Mais si oui, à quel moment l’avait-il à un stade infectieux ? Que savait-il des risques de transmission même en étant asymptomatique ? Il est impossible de le déterminer.
En 1893, Gauguin revint en Europe où il resta deux ans. Ce fut pour lui l’occasion de voir pour la dernière fois sa femme. Tout au long de son séjour loin d’elle, elle avait généreusement essayé de promouvoir ses œuvres en Europe. Le marchand d’art Paul Durand-Ruel organisa une exposition de 42 toiles qu’il avait emmenées de Tahiti, aux frais de l’artiste. Elles lui valurent les compliments de Stéphane Mallarmé et un article enthousiaste d’Octave Mirbeau, mais il n’en vendit que onze. À Paris, il fit aussi la connaissance d’August Strindberg, qui devint son ami.
De retour à Tahiti, tout en continuant à peindre, il travailla durant quelque temps dans l’administration à Papeete, puis pour un journal satirique de la capitale, Les Guêpes. Pahura attendit un enfant de lui, qu’elle perdit. Sa grossesse et la mort de l’enfant sont évoquées dans plusieurs de ses toiles. Gauguin apprit aussi avec consternation la mort de sa fille Aline. Quelques années plus tard, son fils décédera également, sans que Gauguin en soit informé. Lorsqu’ils étaient enfants, il les avait tendrement peints l’un et l’autre dans leur sommeil.
En 1901, grâce à l’aide financière d’un autre marchand d’art qui convoitait ses œuvres, Ambroise Vollard, il s’installa aux Marquises. Situé à 1500 kilomètres de Tahiti, l’archipel est composé d’îles plus sauvages, au climat moins clément, fortement montagneuses et pratiquement dépourvues de plages. Il y fit construire un bungalow baptisé de façon provocante « La Maison du jouir » qui devint un lieu de sociabilité où l’on buvait, dansait les danses interdites et jouait de la musique. Gauguin y invitait souvent des jeunes filles. Mais sa santé fragile depuis plusieurs années se détériora. Peu de temps auparavant, il avait été victime d’une crise cardiaque. La blessure à la jambe dont il souffrait à la suite d’une rixe en Bretagne suppurait de plus en plus et la douleur l’obligeait à s’administrer de fortes doses de morphine. Il était par ailleurs en butte à l’hostilité de l’administration coloniale, qu’il accusait de corruption et de traiter très mal les Marquisiens. Il consacra ses derniers efforts à les défendre. Lorsqu’il mourut, il était sur le point de se rendre au tribunal de Papeete pour faire appel d’une condamnation pour diffamation d’un gendarme.
Son art a parfois été qualifié de barbare et sauvage. Il est entendu qu’il a introduit dans la peinture une série de nouveautés - simplification des formes, usage émotionnel et non réaliste des couleurs, liberté avec les règles de la perspective. Ces innovations le distinguent tant de ses contemporains « pointillistes » Signac et Seurat que de leurs prédécesseurs les Impressionnistes et influencèrent profondément beaucoup de ses successeurs : Vuillard, Bonnard, les Fauves et les Nabis, jusqu’à Matisse et Picasso. Mais on ne peut qu’être frappé, en lisant ses textes critiques et en regardant ses tableaux, par la connaissance profonde qu’il avait de la peinture classique et moderne et le degré auquel l’une et l’autre l’ont nourri. Plusieurs de ses tableaux tahitiens représentant des femmes nues allongées sont clairement inspirés par La Maja nue de Goya et l’Olympia de Manet. Et l’étagement des plans dans certaines scènes de paysages tropicaux fait penser aux grands tableaux de Vélasquez. Dans un entretien avec Eugène Tardieu longuement cité par Sue Prideaux, il décrit ainsi son art : « J’obtiens par des arrangements de lignes et de couleurs, avec le prétexte d’un sujet quelconque emprunté à la vie ou à la nature, des symphonies, des harmonies ne représentant absolument rien de réel au sens vulgaire du mot, n’exprimant directement aucune idée, mais qui doivent faire penser comme la musique fait penser, sans le secours des idées ou des images ». Et lorsque son interlocuteur lui fait remarquer à quel point c’est nouveau, il s’exclame : « Pas du tout ! Tous les grands peintres n’ont jamais fait autre chose ! »
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WP_Post Object ( [ID] => 131858 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-01 20:50:37 [post_date_gmt] => 2025-05-01 20:50:37 [post_content] =>Acteur en perte de vitesse après la Seconde Guerre mondiale, Ronald Reagan se maintint à Hollywood en se faisant élire six fois de suite à la présidence du syndicat des acteurs. Il s’engagea à fond dans le maccarthysme, mensonges complotistes à la clef. Il alimenta la liste noire des acteurs soupçonnés plus souvent à tort qu’à raison de sympathies pour le communisme. « Son peu d’égard pour la vérité devint sa marque de fabrique », écrit le journaliste politique Jacob Weisberg en commentant la biographie de son collègue Max Boot dans la New York Review of Books. Reagan aiguisa ensuite sa rhétorique pendant une dizaine d’années comme porte-parole de General Electric, révélant au passage une déroutante inculture. Il nourrissait ses discours de fausses citations véhiculées par un organisme ultraconservateur, évoquant sans se lasser « les dix commandements de Nicolas Lénine ». Ledit « Nicolas » était censé, par exemple, avoir dit : « Ce serait sans importance si les trois quarts de la race humaine périssaient, pourvu que le quart restant soit communiste ». Reagan s’y référa encore deux ans après son élection à la présidence, dans une conférence de presse tenue en 1983.
Coutumier de plaisanteries racistes, il s’éleva contre la loi sur les droits civiques de 1964. Mais tout l’intérêt de cette biographie que Weisberg qualifie de « définitive » est de montrer comment l’exercice du pouvoir a peu à peu converti cette âme simple à un « pragmatisme » fondé sur une réelle intelligence des situations et une ouverture à l’égard des opinions contraires aux siennes. Il a pesté contre les universités publiques et doublé leur budget. Il a dénoncé les réglementations pro-environnement et fait adopter diverses mesures protectrices, dont un sévère encadrement des émissions polluantes. Il a vilipendé l’excès d’impôts et les a augmentés. Il a légalisé l’avortement en Californie avant que la Cour suprême emboîte le pas. Il a entériné les mesures d’amnistie en faveur des migrants sans papiers. Ce fieffé maccartiste est devenu une sorte d’anti-Trump avant la lettre, ce qui lui vaut aujourd’hui l’affection rétrospective des démocrates.
[post_title] => Ronald Reagan, l’anti-Trump [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ronald-reagan-lanti-trump [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-05-01 20:50:39 [post_modified_gmt] => 2025-05-01 20:50:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131858 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131854 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-01 17:37:53 [post_date_gmt] => 2025-05-01 17:37:53 [post_content] =>Est-ce un cliché de penser que la traite des Noirs a joué un rôle important dans l’essor du capitalisme ? C’est le point de vue défendu par l’historien américain David Eltis. S’appuyant sur l’exceptionnelle base de données Slave Voyages, qu’il a contribué à constituer, il commence par s’attaquer à un mythe, celui d’après lequel la traite des Noirs opérée par les « Anglo-Américains » ait joué le rôle principal. Le gros de la traite s’est fait à partir du Brésil. Trois des plus gros centres du commerce des esclaves étaient au Brésil. Les bateaux portugais et brésiliens allaient chercher les Noirs par la voie la plus courte, qui était la partie de l’Afrique située dans l’hémisphère Sud. Au total, les esclaves qui ont survécu à la traversée ont été dix-sept fois plus nombreux au Brésil qu’aux États-Unis et cinq fois plus nombreux qu’à la Jamaïque. Portugais et Brésiliens ne construisaient pas des navires spécialement conçus pour ce trafic ; n’importe quel bateau pouvait être aménagé en ce sens.
Jusque-là, la démonstration d’Eltis est impeccable, estime le Canadien Padraic X. Scanlan dans le Times Literary Supplement. Mais Eltis va plus loin. Il pense que la traite des Noirs a joué un rôle négligeable dans l’émergence du capitalisme. Pour lui, les interventions des Britanniques, des Français et d’autres puissances du nord de l’Europe n’ont constitué que des « incursions » dans le commerce transatlantique lusophone, qui était de nature précapitaliste. Il juge en outre que la traite des Noirs, que ce soit en Atlantique Nord ou en Atlantique Sud, n’a pas exercé d’effet significatif sur la croissance économique. Pour étayer ce point de vue, il fait valoir que l’or, l’argent et les marchandises convoyés du Brésil vers le Portugal ont rapporté bien plus que le sucre des Caraïbes. Ce faisant, il s’oppose de manière souvent contestable au consensus établi par la plupart des historiens, estime Scanlan.
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WP_Post Object ( [ID] => 131851 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-01 17:36:11 [post_date_gmt] => 2025-05-01 17:36:11 [post_content] =>En 1967, un groupe d’intellectuels anti-guerre du Vietnam monte un canular : une mystérieuse officine gouvernementale, le Special Study Group, aurait produit un rapport, le Iron Mountain Report, dénonçant les conséquences d’une paix prolongée pour l’économie américaine (faillites en série au sein du « complexe militaro-industriel »), mais aussi pour la société tout entière (sans la ponction régulière d’une guerre les jeunes pulluleraient, poussant leurs aînés au rancart et flanquant un bazar universel). Ces intellectuels, le journaliste Victor Navasky et ses acolytes, dont l’écrivain Doctorow et même J. K. Galbraith, confient à un écrivain sur la touche, Leonard Lewin, le soin de raconter l’histoire dans un livre. Mais Lewin juge plus percutant d’écrire carrément un faux rapport qu’il publie comme un document fuité. Stupeur générale, panique à Washington (s’agirait-il encore d’un délire de l’administration Kennedy ?), et phénoménal succès dans les librairies. Pourtant, même si la mystification est mieux que bien orchestrée – le rapport, que crédibilisent des myriades de notes et de références irrécusables, parodie à la perfection le plat jargon d’experts étalant froidement des énormités cyniques –, tout le monde ne tombe pas dans le panneau, bien que Lewin multiplie les confirmations alambiquées. L’administration Johnson ne trouve aucune trace du SSG ; quant au bunker de l’Iron Mountain, s’il existe bel et bien, à 200 kilomètres de New York, c’est en fait un abri antiatomique de luxe pour VIP du capitalisme. Mais voilà : beaucoup de gens pensent que beaucoup d’autres gens pensent en effet que « la guerre est le meilleur stabilisateur économique des sociétés modernes […] et un outil indispensable pour contrôler les tentatives anti-sociales destructives », comme dit le rapport. Après tout, Reagan, McNamara, et d’autres (même Churchill) ont tenu des propos ambigus sur les mérites de l’état de guerre, économiquement mais aussi politiquement et psychologiquement. L’essentiel, pour les auteurs du canular, c’est que leur message (« l’insanité de l’intervention au Vietnam et de la guerre froide », résume la rédactrice en chef de The Guardian, Katharine Viner) ait été reçu 5 sur 5. Le rapport n’est pas vrai – Lewin a fini par le reconnaître en 1972 – mais il est, hélas !, tout à fait vraisemblable. D’ailleurs, la réalité des « Pentagon Papers » fera bientôt pâlir – en cynisme, amoralisme et mensonges – la fiction produite par Lewin. Ce qui n’avait pas été prévu, en revanche, c’est que le faux/vrai rapport « a été si formidablement concocté qu’il va être érigé en “preuve” que revendiqueraient une floppée de théoriciens complotistes », écrit encore Katharine Viner. Ce n’est bien sûr pas la première fois qu’en politique un faux document à visée satirique a de lourdes et inattendues conséquences. Mais le parcours de l’ouvrage de Lewin laisse pantois. Ayant commencé sa première vie à gauche, il va être réimprimé sans autorisation et entamer à la droite de la droite une seconde vie, que Phil Tinline, auteur du « livre sur le livre », détaille avec minutie. Il a bien du mérite, car les lignes idéologiques, écologiques, économiques, politiques s’entremêlent à l’infini. Ainsi la défiance initialement ancrée à gauche envers un « Deep State » omnipotent et mal intentionné (qui se serait notamment débarrassé d’un Kennedy pas assez va-t-en-guerre) sera récupérée, avec une bonne dose d’antisémitisme en plus, par les milices et extrémistes de tout poil à l’autre bout du spectre. Hélas pour Navasky, Lewin et complices, « ils ont bel et bien donné naissance à une théorie conspirationniste increvable et multiforme qui peut conforter les fantasmes les plus dingues sur les méfaits des élites », écrit Phil Tinline. Dans ce maelstrom, la notion de véracité s’estompe. Mais à l’ère du « bullshit » (c’est-à-dire, selon le philosophe Harry Frankfurt, « non pas le rejet de la vérité – juste une souveraine indifférence à son égard ») – qu’importe ?
[post_title] => Le canular qui a fait trembler l’Amérique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-canular-qui-a-fait-trembler-lamerique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-05-01 17:36:12 [post_modified_gmt] => 2025-05-01 17:36:12 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131851 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131848 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-01 17:34:42 [post_date_gmt] => 2025-05-01 17:34:42 [post_content] =>On ne sait pas à quoi ressemblait Jésus car aucun Évangile n’en donne une description physique. Aucun des Évangiles n’a d’ailleurs été rédigé de son vivant – mais seulement quarante ou soixante ans après sa crucifixion. De surcroît, aucun d’eux n’est attribuable à un auteur identifiable. Ce sont des écrits anonymes rédigés en grec, une langue que l’entourage du rabbin ne pratiquait pas. Le mot Christ était en usage pour désigner un dirigeant militaire ou religieux. Voilà quelques-uns des faits historiques que l’on apprend ou qui se voient confirmés par Elaine Pagels, spécialiste américaine des débuts du christianisme (deux de ses livres ont été traduits en français). Quant à Paul, seules sept de ses lettres sont considérées comme authentiques, et elles ont été écrites quinze ou vingt ans après la crucifixion. Paul n’a jamais rencontré Jésus. Il ne dit pas sa naissance d’une vierge, mythe religieux courant à l’époque hellénistique (Romulus lui-même, le fondateur de Rome, était censé être né d’une vierge). Les cures miraculeuses du genre de celles pratiquées par Jésus étaient monnaie courante dans l’Antiquité. Idem pour les résurrections et les tombeaux vides.
En rendant compte du nouveau livre d’Elaine Pagels dans le New Yorker, Adam Gopnik en profite pour évoquer d’autres ouvrages de spécialistes parus ces dernières années sur la question de l’historicité de Jésus et de son itinéraire, question déjà explorée voici un siècle et demi par Renan. Pagels ne va pas jusqu’à nier l’existence même du Christ, comme le fait par exemple le chercheur indépendant et très médiatique Richard Carrier (On the Historicity of Jesus, 2014). Les contradictions et incohérences des textes fondateurs « ne sont pas des aberrations qu’il s’agirait d’expliquer, écrit Gopnik, mais des signes de la puissance de la foi. Les miracles sont des miracles parce qu’ils sont une source d’émerveillement. »L’essentiel est que le message de cette nouvelle religion « a introduit une manière de penser sur le pouvoir et la souffrance sans réel précédent dans le monde ancien ».
[post_title] => Jésus a-t-il existé ? Mais qu’importe ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => jesus-a-t-il-existe-mais-quimporte [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-05-01 17:34:43 [post_modified_gmt] => 2025-05-01 17:34:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131848 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131837 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-05-01 17:29:08 [post_date_gmt] => 2025-05-01 17:29:08 [post_content] =>C’est en 1840 que le terme « scientifique » apparaît pour la première fois, sous la plume de l’esprit universel William Whewell. À partir du milieu du XIXe siècle, dans le prolongement de l’âge des Lumières et en liaison avec la révolution industrielle, l’histoire de la science devient aussi celle de son institutionnalisation et de sa professionnalisation. Ce double processus est directement lié au développement de l’économie capitaliste et à l’essor des États-nations. Il va de pair avec une implication de plus en plus active des gouvernements et de l’industrie dans la recherche scientifique, avec des résultats variables et changeants selon les pays. À la fin du XIXe siècle, c’est l’Allemagne qui domine la scène européenne, du fait du dynamisme de son industrie (chimique, métallurgique, optique, électrique) et du rôle de personnalités comme Justus von Liebig, un des fondateurs de la chimie organique. Dans son livre El poder de la ciencia, José Manuel Sánchez Ron attribue le retard relatif de l’Angleterre à cette époque, en dépit de la qualité de ses savants (James Clerk Maxwell, Michael Faraday, Lord Kelvin) et de son statut de première puissance industrielle du monde, au poids et aux contraintes de l’administration de l’Empire et au conservatisme des institutions d’enseignement. Il explique la perte d’influence de la France après l’âge d’or qu’a été de ce point de vue la période napoléonienne (avec Laplace, Monge, Arago, Berthollet, Chaptal, Joseph Fourier) par la centralisation excessive du système universitaire. À ce moment de l’Histoire, les États-Unis commencent seulement à exister sur la scène scientifique. Dans ce pays, « la période qui va de la création de la National Academy of Sciences [1863] au début de la Première Guerre mondiale en 1914, peut être décrite comme une période de croissance modérée [...] sans appui important de fonds publics et sans aucun type de planification fédérale ». L’évolution du système de production des connaissances a démarré avec les sciences physico-chimiques. Mais les décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale virent aussi la création de la médecine scientifique et expérimentale, avec Claude Bernard, puis l’essor de la théorie microbienne de Louis Pasteur et Robert Koch, avec pour conséquence la mise en œuvre des premières politiques de santé et d’hygiène.
Comme toutes les formes de connaissance, la science est source de pouvoir ; elle peut aussi être mise au service du pouvoir politique, militaire ou économique. Le pouvoir, d’un autre côté, peut encourager, soutenir et organiser le progrès scientifique, chercher à l’orienter, tenter de le contraindre ou de l’empêcher. L’histoire des sciences et celle du pouvoir sous ses formes variées sont inextricablement imbriquées.
Cette imbrication est au cœur de El poder de la ciencia, dont une troisième édition augmentée est récemment parue. Tel qu’il est évoqué dans le sous-titre (« Histoire sociale, politique et économique de la science »), l’objectif est de mettre en lumière à la fois la manière dont la science et la technologie ont façonné la société contemporaine et le jeu complexe d’interactions entre le pouvoir de la science et les autres formes de pouvoir. Pour cette raison, l’auteur avoue qu’au lieu de El poder de la ciencia, réflexion faite, il aurait mieux fait de donner à son livre le titre Poder y ciencia (« Le pouvoir et la science »), qui reflète plus fidèlement son contenu. Long de près de 1200 pages, contenant des centaines de noms, de dates et de références, l’ouvrage est organisé selon un ordre à la fois chronologique et thématique. Il traite de nombreux sujets, mais les rapports du pouvoir politique et de la science, plus particulièrement sous la forme de ses utilisations militaires, y occupent une place centrale.
On dit souvent de la Première Guerre mondiale qu’elle fut la première guerre de l’ère industrielle. Elle est aussi la première dans laquelle la science a été mise à contribution à grande échelle. Dès son éclatement, tous les belligérants mobilisèrent leurs capacités dans ce domaine au service de la victoire. Le résultat le plus connu de ces efforts est la mise au point de la première génération de gaz de combat : dichlore, phosgène, gaz moutarde. Ils furent produits en grande quantité et, sans qu’on puisse leur attribuer un rôle décisif, régulièrement utilisés sur le front par toutes les armées en présence, l’armée allemande avec une efficacité particulière. Il faut aussi mentionner les travaux menés par les savants français, anglais et américains pour développer des systèmes de détection acoustique des sous-marins.
Mais le conflit ralentit l’internationalisation de la science qui s’était amorcée à la fin du XIXe siècle. Les liens qui avaient été établis furent circonscrits aux pays victorieux et à leurs alliés, à la contrariété des scientifiques allemands, blessés dans leur orgueil. C’est ce que montre cette déclaration de Fritz Haber, inventeur du procédé de synthèse de l’ammoniac, utilisé pour la fabrication d’engrais azotés, mais aussi d’explosifs, et artisan de la guerre chimique : « Nous savons parfaitement que nous avons perdu la guerre et que nous ne pouvons prétendre à la direction du monde en termes politiques et économiques. Mais, sur le plan scientifique, nous figurons parmi les [...] principales nations. »
En dépit de l’inflation galopante et de la montée de courants de pensée irrationalistes, grâce au soutien de l’industrie du pays et d’institutions comme la fondation Rockefeller américaine, la science allemande se maintint sous la République de Weimar. Mais l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et la mise en œuvre des politiques de déjudaïsation lui portèrent un coup fatal. De 1933 à 1945, dix lauréats ou futurs lauréats du prix Nobel de physique (dont Albert Einstein, Max Born et Hans Bethe), quatre de celui de chimie (dont Fritz Haber) et six de celui de physiologie ou médecine quittèrent le pays. La plupart d’entre eux, tout comme de nombreux savants juifs autrichiens ou hongrois (John von Neumann, Edward Teller, Leo Szilard, Eugene Wigner) s’établirent aux États-Unis, où beaucoup s’étaient déjà rendus. Tous ces réfugiés y trouvèrent des postes, certains non sans difficultés, compte tenu notamment de l’antisémitisme fréquent dans le milieu universitaire américain.
Plus encore que la Première, la Seconde Guerre mondiale donna une impulsion décisive à la militarisation de la science. Sánchez Ron raconte en détail la gestation de l’idée d’une bombe extraordinairement puissante basée sur la réaction de fission, dont le principe avait été découvert par Lise Meitner et Otto Hahn, puis sa réalisation dans le cadre du projet Manhattan auquel contribuèrent, sous la direction de Robert Oppenheimer, à côté de Szilard, Teller et von Neumann, les physiciens Niels Bohr, Richard Feynman, Enrico Fermi, Emilio Segrè, Isidore Rabi, Ernest Lawrence et bien d’autres. Il explique aussi pour quelle raison, en dépit des efforts de Werner Heisenberg, l’Allemagne ne parvint pas à se doter en temps utile de l’arme atomique : le manque de cyclotrons, nécessaires pour la production de l’uranium enrichi et du plutonium composant le matériau explosif des bombes atomiques, le faible nombre de scientifiques mobilisés et le peu d’intérêt d’Hitler pour ce type de recherche. Dans ses Mémoires, son ministre de l’Armement Albert Speer rapporte n’avoir parlé qu’une seule fois de ce sujet avec lui.
Il passe également en revue les multiples autres retombées scientifiques de l’effort de guerre : la mise au point du radar (« si la bombe atomique a terminé la guerre, dit-on parfois, c’est le radar qui l’a gagnée ») ; les premiers développements de l’ordinateur, sur la base des travaux d’Alan Turing et de von Neumann, pour le décryptage des codes secrets, le calcul des trajectoires de projectiles d’artillerie (« solutions de tir ») et la modélisation des explosions nucléaires ; et les technologies de propulsion spatiale, dans le prolongement des moteurs-fusées mis au point au centre de recherche dePeenemünde par Wernher von Braun, récupéré par les Américains : « Von Braun accomplit son travail aux États-Unis avec le même enthousiasme qu’en Allemagne, splendide exemple de la souplesse politique des scientifiques – malléabilité ou un terme équivalent serait peut-être plus approprié dans ce cas. »
Durant la guerre froide, l’intérêt des autorités politiques et militaires américaines pour la recherche scientifique continua à se manifester dans de nombreux autres domaines : l’aéronautique, sous l’impulsion de l’expert en dynamique des fluides et aérodynamique Theodore von Kármán, la physique de l’état solide, avec les transistors puis les microprocesseurs, la physique des hautes énergies et des particules.
Dans la dernière partie du livre, d’autres formes de pouvoir apparaissent au premier plan parmi les facteurs qui, à côté de la curiosité et de la volonté de connaître, guident, modèlent et déterminent le développement scientifique : les intérêts économiques et industriels, les puissantes forces du marché, les attentes et les pressions de la société. Ce sont eux qui sont largement à l’œuvre derrière les progrès spectaculaires, au cours de la dernière partie du XXe siècle, des technologies de l’information et de la communication, jusqu’aux récentes réalisations en matière d’intelligence artificielle. Derrière, aussi, l’essor des technologies médicales (par exemple d’imagerie), ainsi que les multiples applications de la génétique et de la biologie moléculaire en médecine et en agronomie, sur la base de la découverte, en 1953, par James Watson et Francis Crick, du code génétique, dans le prolongement des idées du physicien Erwin Schrödinger et des travaux de Max Delbrück et Max Perutz. La période la plus récente voit par ailleurs surgir de nouveaux acteurs : le livre se termine par l’évocation d’une expérience sur le phénomène d’intrication quantique menée par une équipe internationale à l’aide de satellites chinois. Si une quatrième édition paraît un jour, la politique scientifique et technologique de la Chine y occupera obligatoirement une place très importante.
La science et la politique et leurs rapports ont leur logique propre mais sont aussi affaires d’hommes. On ne peut qu’être frappé par le rôle particulier joué, dans l’histoire des relations de la science et du pouvoir, par des scientifiques un peu atypiques, familiers de plusieurs disciplines et passant de l’une à l’autre, liés souvent de surcroît au monde politique : des personnalités comme von Neumann, Szilard, Oppenheimer, Vannevar Bush (créateur de la National Science Foundation), J. D. Bernal (pionnier de la cristallographie en biologie moléculaire et théoricien de la science), Norbert Wiener (fondateur de la cybernétique), Claude Shannon (père de la théorie de l’information) et de nombreux autres.
On notera qu’il n’est pas question, dans El poder de la ciencia, de la statistique, dont la naissance et le développement sont pourtant inséparables de l’histoire politique, économique et sociale. Résolu à s’en tenir aux disciplines qu’il connaît le mieux, Sánchez Ron laisse aussi de côté l’économie, la démographie, la psychologie et la sociologie, dont les liens avec les réalités politiques et les formes de pouvoir qui leur sont associées ne sont pas moindres.L’ouvrage ne s’appuie par ailleurs sur aucune théorie particulière, philosophique, politique ou sociologique de la science et du pouvoir. Il laisse largement au lecteur le soin de forger sa vision de leurs relations sur la base des faits et des développements qu’il rapporte, avec un luxe de détails et une précision qui font de ce livre une riche source d’information. Sánchez Ron aborde son sujet en historien aimant se plonger dans les archives. En faisant entendre la voix des scientifiques eux-mêmes, les nombreux extraits de correspondance, d’écrits autobiographiques, de notes personnelles, d’articles de presse et de textes de conférences pour le grand public qu’il cite aident à rendre vivant ce gros livre touffu.
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