WP_Post Object ( [ID] => 132486 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-10 21:27:33 [post_date_gmt] => 2025-09-10 21:27:33 [post_content] =>Mais non, Einstein n’était pas un mauvais élève. Il excellait en mathématiques. Il a été initié au monde de la physique par son père et son oncle, experts en ingénierie électrique. Il entra à 16 ans au renommé Polytechnicum de Zurich, où il rencontra sa première femme, Mileva, la seule élève féminine de son cours, également passionnée de physique. D’aucuns ont prétendu qu’il lui a volé ses premières découvertes, mais rien ne permet de l’étayer. On imagine souvent Einstein, devenu un employé de l’Office suisse des brevets, produisant en génie solitaire son explication de l’effet photoélectrique et la théorie de la relativité restreinte. Mais son travail consistait à évaluer des technologies de pointe en matière d’électricité. Et il était parfaitement familier des travaux de Max Planck, Hendrik Lorentz, Henri Poincaré et autres physiciens et mathématiciens de son temps.
Les auteurs de cette nouvelle biographie décortiquent les mythes qui se sont construits autour de la personnalité d’Einstein, y compris de sa vie privée et de ses engagements politiques. Sa prise de position en faveur d’un État juif n’allait pas sans réticences : « Nos Juifs se sont révélés des nationalistes chauvins dénués d’instinct psychologique et de sens de l’équité à l’égard des Arabes de Palestine », écrit-il à sa sœur en 1930. Free Creations of the Human Mind fait partie de ces livres qui, « tout en pouvant nous donner le sentiment d’être passablement stupides, nous en apprennent beaucoup sur les fondations intellectuelles du monde moderne », écrit l’historien des sciences Dmitri Levitin dans la Literary Review.
[post_title] => Un génie pas si solitaire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-genie-pas-si-solitaire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-10 21:27:34 [post_modified_gmt] => 2025-09-10 21:27:34 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132486 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132483 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-10 21:25:41 [post_date_gmt] => 2025-09-10 21:25:41 [post_content] =>Dans Caro Diario, le film de Nanni Moretti, on voit le cinéaste italien tenter de faire soigner de pénibles démangeaisons en consultant une profusion de docteurs. Mais tous lui prescrivent des traitements différents, certains saugrenus, tous inefficaces. Il tombe enfin sur un médecin holistique qui lui découvre un cancer, jugulé à temps. Le bon diagnostic était pourtant à portée de main – dans le dictionnaire médical. Avec l’IA médicale telle que les enthousiastes du progrès comme la spécialiste anglaise en recherche médicale Charlotte Blease l’imaginent, la maladie de Moretti aurait sans doute été détectée ; et il n’aurait même pas eu besoin d’aller voir un médecin : via son iPhone, ses symptômes sitôt décryptés auraient déclenché une prise en charge hospitalière (gérée par une application !). C’est du moins ce qu’elle déclare dans The Guardian : « c’est trop faire la fine bouche que de nier les performances des derniers modèles d’IA médicale, qui selon certaines études surperforment massivement les médecins en raisonnement clinique, y compris face aux situations très complexes ».
Optimisme béat ? Non, réalisme, car « depuis la préhistoire, le cerveau humain n’a pas évolué aussi vite que la médecine moderne » ; et aucun médecin, malgré ses longues années d’études, ne peut consacrer les quelque 22 heures par jour supposées requises pour lire toutes les parutions biomédicales nouvelles (« une toutes les 39 secondes »), d’autant que plus de 250 nouvelles maladies rares sont découvertes tous les ans, en sus des 7 000 déjà répertoriées. Et puis, quel (sur)homme de l’art pourrait travailler à 100 % de ses capacités « 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, sans avoir à dormir ni à aller aux toilettes », tout en maîtrisant les évolutions scientifiques récentes. Un surhomme multi spécialisé qui plus est, disponible toujours et partout, imperméable aux difficultés présentes du système médical, qui ne laisserait jamais rien passer sur une radio, et qui envisagerait tous les diagnostics, tous les traitements, même les plus inaccoutumés…
Ne rêvons pas disent les sceptiques qui invoquent les erreurs de l’IA médicale, il est vrai encore un peu dans l’enfance. En revanche, ils négligent les erreurs médicales humaines, à propos desquelles ce livre déverse sur le malheureux lecteur des tombereaux d’exemples et statistiques accablantes. Limitons-nous à celles-ci : au cours d’une vie, chaque personne devrait être victime d’au moins une erreur de diagnostic – lesquelles aux États-Unis provoquent chaque année 800 000 décès ou accidents graves (plusieurs études moins pessimistes évoquent un chiffre inférieur : 10 % des 3 millions de décès annuels, ce qui n’est déjà pas mal).
Le vrai problème est pourtant autre : c’est la fracture digitale. Un quart de l’humanité – celui précisément qui vit dans les déserts médicaux ou dans les déserts tout court – n’a pas accès à Internet, par manque de couverture, de moyens ou juste de compétences. Sous cet aspect-là aussi, le futur est plein de promesses. Mais en attendant, le bon vieux praticien à stéthoscope avec sa salle d’attente saturée a encore de beaux jours devant lui – d’autant plus beaux que peu à peu l’IA pourra graduellement mieux l’épauler dans son immense tâche.
[post_title] => Vive l’IA médicale ! [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => vive-lia-medicale [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-10 21:25:43 [post_modified_gmt] => 2025-09-10 21:25:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132483 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132478 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-10 21:23:09 [post_date_gmt] => 2025-09-10 21:23:09 [post_content] =>Faut-il revenir à un texte d’il y a presque un siècle pour expliquer le présent ? L’idée en est venue à Tamara Tenenbaum quand, voici trois ans, on lui proposa de traduire Une chambre à soi, texte féministe emblématique de Virginia Woolf publié en 1929. Le cahier consignant les réflexions qui lui venaient à l’esprit en réalisant ce travail lui a inspiré cet essai, intitulé « Un million de chambres à soi ». Partant des idées de « Virginia » (comme elle l’appelle tout au long du livre) sur la nécessaire indépendance économique des femmes, seule capable de leur permettre d’avoir « une chambre à soi » (un temps à soi, un lieu à soi) pour créer et écrire, elle conduit une interrogation sur le monde actuel, qui à certains égards lui paraît relever d’un « temps étranger » (sous-titre du livre). « Les débats qui m’intéressent sont considérés comme dépassés, et parmi les débats actuels, certains me semblent idiots », confie-t-elle au journal argentin Página 12. L’un des thèmes centraux de son livre est celui du ressentiment. Pourquoi les injustices sont-elles canalisées par l’extrême droite alors qu’elles étaient autrefois la matière première des pensées de gauche ? se demande-t-elle. Se réclamant d’une gauche « conservatrice », elle préconise un retour à « un humanisme viable ». « Nous devons traiter les réseaux sociaux et Internet comme s’il s’agissait de cocaïne, dans le sens où ils sont addictifs et nocifs », écrit-elle par exemple. Elle s’inquiète de la dévalorisation dont souffre la notion de travail. « Les personnes qui n’ont jamais travaillé, même si elles militent, ne savent pas ce qu’est le collectif. Le militantisme, cela consiste à se réunir avec des personnes qui vous ressemblent. Mais le collectif, c’est passer du temps avec des gens qui ne vous ressemblent pas et le supporter. Je pense que 99 % des gens apprennent cela en travaillant. »
[post_title] => Un temps à soi, un lieu à soi [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-millon-de-cuartos-propios-ensayo-para-un-tiempo-ajeno [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-10 21:23:59 [post_modified_gmt] => 2025-09-10 21:23:59 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132478 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132475 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-10 21:21:38 [post_date_gmt] => 2025-09-10 21:21:38 [post_content] =>Au large de l’extrême nord-ouest du Groenland, l’île Axel Heiberg, dans le Grand Nord canadien, connaissait naguère un climat comparable à celui de l’actuelle Louisiane. Crocodiles et tortues s’accommodaient du long hiver arctique et du soleil de minuit. C’était il y a 45 millions d’années. Et il y avait des chênes. On compte aujourd’hui pas moins de 426 espèces de cet arbre remarquable, présent dans les deux Amériques et tout le continent asiatique. Le pays comprenant la plus grande diversité de chênes est le Mexique. Cette surprenante faculté d’adaptation, qui avait déjà étonné Darwin, s’explique aujourd’hui tant bien que mal par un phénomène biologique connu des seuls évolutionnistes : l’introgression. En principe, ce qui définit une espèce est l’impossibilité pour un individu de produire une descendance fertile en s’accouplant avec un individu d’une autre espèce. Croisement du cheval et de l’âne, la mule ne peut féconder. L’introgression permet à deux espèces d’échanger des gènes mais de conserver leur identité.
Directeur de l’Arboretum Morton près de Chicago, Andrew L. Hipp expose ce que l’on sait de ce mécanisme hétérodoxe, qui oblige à repenser quelque peu l’image stéréotypée de l’arbre de la vie : celui du chêne est imprégné d’interconnexions, résume Steve Potter sur le site de la vénérable International Oak Society. « La plasticité morphologique et la variabilité génétique du chêne en ont facilité l’adaptation aux changements de l’environnement. » Au centre du dispositif, le gland : « une noix bourrée de nutriments que sa capsule protège, au moins en partie, du feu, de la sécheresse et des prédateurs », écrit Andrew L. Hipp. Depuis ces temps immémoriaux, traversant de multiples glaciations, les chênes « ont survécu en étant au bon endroit au bon moment, munis de la bonne trousse à outils ».
[post_title] => Pourquoi le chêne est le roi des arbres [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pourquoi-le-chene-est-le-roi-des-arbres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-10 21:21:40 [post_modified_gmt] => 2025-09-10 21:21:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132475 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132472 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-10 21:19:32 [post_date_gmt] => 2025-09-10 21:19:32 [post_content] =>Qu’est-ce qu’être libre ? Benjamin Constant opposait la liberté des Anciens, conçue comme la possibilité de participer à la vie publique, et la liberté des Modernes, définie comme celle de mener sa vie privée comme on l’entend. Dans le même esprit (les deux distinctions se recoupent sans coïncider), Isaiah Berlin différenciait la liberté positive, comme capacité de réaliser ses objectifs de manière autonome, et la liberté négative, celle d’agir sans entraves extérieures. Dans les sociétés contemporaines du monde occidental, suggère l’historienne Sophia Rosenfeld, la liberté n’est pas seulement conçue comme l’absence de dépendance, de contrainte ou d’interférence. Fondamentalement, elle est identifiée à la possibilité de faire des choix, dans tous les domaines. Cette conception n’a pas toujours prévalu et ne s’est pas non plus imposée d’un coup. Elle s’est installée progressivement, en liaison avec le développement de l’économie de marché, du capitalisme et de la démocratie, ainsi qu’avec la valorisation de plus en plus importante de l’individu et de ses satisfactions. Ce processus, soutient-elle, est largement demeuré inaperçu en dépit de sa portée déterminante. Dans The Age of Choice, elle entend faire l’« l’histoire inédite d’une idée et d’un mode de vie fondamentaux pour définir le monde moderne ». Bien que les noms de plusieurs grands théoriciens de la liberté (John Locke, Emmanuel Kant, John Stuart Mill) y apparaissent, et que les deux sujets ne soient pas sans liens, le livre n’est pas une histoire du libéralisme. Il relève d’ailleurs moins de l’histoire des idées que de celle des pratiques, des mentalités et des institutions.
Longtemps, les choix auxquels les êtres humains se sont trouvés confrontés ont eu un caractère ponctuel. Ils prenaient essentiellement la forme d’alternatives simples ou de dilemmes moraux comme celui, entre le vice et la vertu, auquel Hercule doit faire face dans une allégorie célèbre. Dans la société moderne, les choix sont multiples et omniprésents, ouverts à un vaste éventail de possibilités et censés définir ceux qui les font en fonction de leurs goûts, leurs préférences et leurs opinions. Sophia Rosenfeld retrace l’émergence du paradigme du choix dans quatre grands domaines : le commerce, les idées et les convictions religieuses, la vie sentimentale et matrimoniale, la politique. Elle conclut son enquête par un aperçu des « sciences du choix » qui sont nées au début du XXe siècle et se sont épanouies tout au long de celui-ci.
Au début, il y a le négoce, plus particulièrement celui des biens de luxe ou de demi-luxe, des nourritures et des étoffes exotiques. Autour de 1700 apparaissent les premiers catalogues et guides pour les acheteurs et les premiers menus de restaurant. On commence à se rendre dans les boutiques, non simplement pour y faire des achats, mais pour contempler ce qui est à vendre. Le shopping est né, et avec lui les rudiments de la publicité. Parallèlement se développe un autre marché, celui des croyances et des idées. Parce que le protestantisme met l’accent sur la liberté de conscience, et parce qu’il se fractionne rapidement en une multitude d’églises, la Réforme établit, popularise et diffuse l’idée que chacun est libre de choisir sa religion. En matière littéraire et intellectuelle, avec le relâchement de la censure, la production écrite explose. Des idées nouvelles sont mises en circulation par l’intermédiaire de livres, de lettres et de pamphlets. Pour aider les lecteurs à choisir entre elles, les premières revues sont créées. Une mode se répand : les compilations personnelles de maximes, proverbes, pensées, adages, aphorismes, citations, extraits de livres d’écrivains et de penseurs. Elles fournissent à chacun le moyen de se définir par ses choix et ses préférences dans ce domaine.
Au début du XIXe siècle, l’émergence du mariage d’amour ouvre considérablement le champ des possibilités matrimoniales. Avec cet élargissement apparaît le risque de faire de mauvais choix. Un instrument utilisé dans la bonne société pour le limiter et mettre de l’ordre dans le processus aléatoire des rencontres est le carnet de bal, auquel Rosenfeld, sur les pas de Jane Austen, consacre plusieurs pages. Le chapitre sur le choix politique porte, non sur la substitution du suffrage universel au vote censitaire, mais sur le vote des femmes et sur l’introduction du scrutin secret. Sophia Rosenfeld attache une importance particulière à ce dernier développement, qui transforme ce qui était jusque-là un acte public en l’expression de préférences privées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle John Stuart Mill y était opposé. Protégé par le secret, affirmait-il, le votant risque « d’utiliser une fonction publique dans son intérêt personnel, pour son propre plaisir et en fonction de ses caprices ».
Peu à peu, l’idée et la pratique du choix ont pris une importance suffisante pour susciter l’envie et le besoin d’en construire une science permettant de mieux comprendre les choix, d’en mesurer les effets et, le cas échéant, de les manipuler. Elle a pris plusieurs formes. Le marketing, les études de marché et les enquêtes sur les préférences de vote font appel à la psychologie, pour identifier, expliquer et hiérarchiser les préférences des consommateurs et des votants qui sont à l’origine de leurs choix. À l’opposé, s’abstenant délibérément de toute considération psychologique, les économistes ont développé des théories du choix abstraites, basées sur des hypothèses au sujet du comportement d’un homo economicus rationnel désincarné choisissant entre des moyens alternatifs pour maximiser son intérêt. Ce modèle a été étendu au domaine de la politique avec la théorie du « choix social ». Il a été fortement critiqué au motif que les individus sont loin de se comporter de façon rationnelle et que les choix qu’ils font s’expliquent en grande partie par le poids de biais cognitifs et de facteurs émotionnels. Pour tenir compte de ceci, de nouvelles techniques visant à influencer les choix ont été développées dans le champ de la communication commerciale et politique.
Tout au long de son récit, Sophia Rosenfeld accorde une attention particulière à la place des femmes dans l’histoire du choix. Leurs possibilités de choisir, souligne-t-elle, furent toujours plus réduites que celles de hommes. Le vote des femmes, par exemple, fut plus difficile à obtenir que le scrutin secret, parce qu’elles étaient jugées capricieuses, assujetties à leurs émotions et influençables. D’un autre côté, le shopping fut perçu dès le début comme une activité féminine par excellence, avec ce que cela peut connoter de frivolité. On trouvera aussi dans le livre une réflexion sur l’histoire de la décision des féministes de placer la lutte pour l’avortement sous le signe unique du choix, décision qu’elle trouve inopportune, notamment parce qu’il présuppose que toutes les femmes se trouvent dans les mêmes conditions matérielles et sociales face à la maternité.
Sophia Rosenfeld montre de quelle manière chaque extension du domaine du choix s’est heurtée à des résistances et à la volonté de limiter la possibilité de choisir à certaines catégories de la population ou certaines options : partisan de la liberté de croyance, par exemple, Locke ne l’étendait pas jusqu’au catholicisme ou à l’athéisme. Elle évoque les effets délétères, sur le plan psychologique et social, de la combinaison de l’injonction à choisir avec l’extraordinaire abondance de possibilités auxquelles chacun se trouve aujourd’hui confronté – de sa vie quotidienne aux décisions les plus fondamentales au sujet de son avenir – abondance dont les rayons des supermarchés, les catalogues des entreprises de vente en ligne et les pages des sites de rencontre constituent l’illustration emblématique. Avec une grande prescience, Kant, dans les Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, mettait en garde dès le XVIIIe siècle contre l’anxiété que ne pouvait manquer d’engendrer, en même temps qu’elle donnait un avant-goût de la liberté, la disponibilité d’une grande quantité d’objets. La plupart des choix qui nous sont offerts sont par ailleurs des choix forcés. Ils l’ont toujours été jusqu’à un certain point, mais cette caractéristique ne fait que s’accentuer dans un monde commandé par les algorithmes. Et sous les apparences de l’originalité et de la volonté de se singulariser, ceux que font beaucoup d’entre nous sont souvent marqués par un grand conformisme.
Dans les sociétés du passé caractérisées par la rareté, l’immutabilité de statuts sociaux rigides et la prépondérance du groupe sur les individus, les possibilités de choisir (ses biens, ses opinions, sa profession, son lieu de vie, son partenaire, ses dirigeants) étaient limitées. Mais ces contraintes fournissaient des repères et créaient un cadre de référence qui rendaient la vie à certains égards plus facile. Personne, aujourd’hui, ne voudrait se retrouver dans un univers aussi limité et astreignant. On peut toutefois s’interroger avec Sophia Rosenfeld sur la place et la forme qu’a prise l’idée de choix dans le fonctionnement des sociétés capitalistes et d’individualisme de masse, et sur les conditions matérielles et idéologiques dans lesquelles la possibilité de choisir s’y exerce. Ceci tout en cherchant à mieux comprendre – l’histoire peut nous y aider autant que la philosophie – la relation exacte entre la possibilité de choisir et la liberté.
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WP_Post Object ( [ID] => 132434 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-04 09:17:57 [post_date_gmt] => 2025-09-04 09:17:57 [post_content] =>Au rythme actuel, il est clair que la population de la planète va amorcer un déclin rapide d’ici quelques décennies. On ne saurait prédire quand précisément ce tournant majeur aura lieu, mais ce sera de toute manière avant la fin de ce siècle. À échéance variable, nous nous acheminons tous, même en Afrique, vers le sort des Sud-Coréens, qui vont voir chaque cohorte générationnelle décliner de moitié voire des deux tiers. L’évolution est tellement contraire aux prédictions alarmistes des années 1960 sur la « bombe démographique » que les universitaires qui les avaient formulées, du genre de Paul Ehrlich (à Stanford), se sont couverts de ridicule. Faut-il pour autant s’en réjouir ? Ce ne sera pas une aubaine pour la question climatique, car la population mondiale va d’abord continuer à croître, pour atteindre peut-être les 10 milliards, et les gaz à effet de serre, s’ils sont en cause, auront eu pleinement le temps d’exercer leur emprise. Le vrai problème, selon les auteurs, est que la baisse tendancielle de la population va réduire nos facultés d’innovation et nos capacités de nous atteler efficacement aux défis auxquels nous serons confrontés.
Les auteurs exhortent les gouvernements à instaurer « une restructuration totale de la société autour du “care” », résume Farrah Jarral dans The Guardian, afin de rendre aussi excitante et prometteuse que possible, pour les jeunes couples, la perspective d’avoir des enfants. Une solution dont elle doute, tant l’expérience du XXe siècle a démontré l’inefficacité des politiques natalistes.
Les auteurs sont un démographe et un économiste de l’université du Texas. Les critiques de ce livre ne semblent pas remettre en cause la conviction des auteurs qu’une baisse de la population mondiale aura un effet négatif sur l’innovation. Dans son maître ouvrage sur les effets de la peste noire, le Néo-Zélandais James Belich conclut pourtant qu’une division par deux de la population de l’Europe à cette époque a eu au contraire des effets tout à fait positifs sur la capacité d’innover. Dans la Literary Review, le démographe britannique Paul Morland s’étonne, pour sa part, que ses collègues américains ne soulignent pas ce qui lui semble être le véritable risque du déclin démographique en gestation : celui d’un déséquilibre croissant entre actifs et retraités.
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WP_Post Object ( [ID] => 132431 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-04 09:15:12 [post_date_gmt] => 2025-09-04 09:15:12 [post_content] =>Matz (Matthias Domaschk), 23 ans, jeune dissident est-allemand, cheveux longs, poète subversif et gratteur de guitare, vie agitée, est l’incarnation de cette incompréhensible jeunesse « contre-révolutionnaire » qui fait trembler le régime socialiste de la RDA et que la Stasi, la redoutable police secrète (pas secrète du tout, en fait), persécute avec acharnement. Pour avoir signé une pétition en défense d’un poète contestataire, Matz se retrouve interdit d’études, condamné à vie au travail à l’usine et surveillé nuit et jour par des stasistes paranoïaques. À plusieurs reprises, il se fait appréhender et interroger sur ses liens présumés avec les gauchistes ouest-allemands ou les agitateurs polonais de Solidarność.
Le vendredi 10 avril 1981, Matz prend avec un ami le train depuis Iéna, où ils vivent, pour fêter un anniversaire à Berlin. L’antenne locale de la Stasi à Iéna est prise de panique : ce week-end-là se tient à Berlin le 10e congrès du Parti communiste, pas question que quiconque vienne mettre le bazar, il faut arrêter les deux suspects avant qu’ils n’atteignent la capitale. De fait, Matz n’arrivera jamais à Berlin – et même n’arrivera jamais plus nulle part. Après deux jours d’interrogatoire, et au moment d’être remis en liberté, il se suicide (c’est du moins la version officielle).
Le journaliste et cinéaste Peter Wensierski décortique les deux derniers jours de Matz, alternant entre le point de vue de la victime et celui de ses persécuteurs. C’est une fiction, mais une fiction formidablement étayée, car la Stasi accumulait avec acharnement tout ce qu’elle pouvait apprendre, par tous moyens, sur les personnes potentiellement « hostiles-négatives ». Résultat : des millions de dossiers, concernant un bon tiers de la population, remplis de transcriptions d’écoutes, de comptes rendus d’entretiens ou de filatures, et surtout de rapports d’informateurs « non officiels », les trop fameux IMs. Or non seulement la plupart de ces dossiers ont été sauvés, mais l’on a courageusement décidé de les ouvrir à la consultation. Si bien que dès la réunification allemande on a pu – première planétaire pour un service secret – autopsier la Stasi, son cadavre à peine froid, et dévoiler ses forfaits.
Peter Wensierski est le « dernier auteur en date à traiter de la police et des services secrets communistes pour montrer la réalité – souvent contestée – du totalitarisme dans les pays de l’Est », écrit le Financial Times.
S’appuyant donc sur les dossiers de Matz et des stasistes concernés, il nous fait suivre à la trace les pieds nickelés de la Stasi d’Iéna tandis qu’ils suivent à la trace les jeunes rebelles de leur circonscription. L’antenne d’Iéna n’était certes pas un modèle du genre : chef ivrogne, équipe où tout le monde couchait avec tout le monde et s’entre-dénonçait, agents mal notés… C’est pour se faire mieux voir que ceux-ci montent en épingle les contacts de Matz avec des gauchistes de RFA et bâtissent une accusation bancale aux conséquences potentiellement draconiennes. Avec un tel instrument de chantage, les interrogateurs soutirent facilement au jeune homme épuisé des informations sur ses amis et même l’engagement formel de servir de taupe à la Stasi. De retour dans sa cellule, accablé, Matz se pend.
Le livre de Peter Wensierski (récemment traduit en anglais) vient à point nommé rappeler aux habitants de démocraties ce que fut la dictature socialiste – et en filigrane légitimer l’amertume présente des ex-citoyens de la RDA. La réunification, souvent vécue dans les « Länder de l’Est » comme une colonisation, a en effet créé une cascade de désillusions économiques, sociales et même psychologiques, beaucoup d’Allemands originaires de l’Est rageant de voir leurs souffrances passées vite oubliées au profit de la reconstruction. L’ouverture des dossiers Stasi, très encadrée, n’a donné lieu qu’à quelques « outings » spectaculaires ; et la justice, plutôt indulgente envers les anciens stasistes dont beaucoup se sont reconvertis avec succès, s’est montrée tatillonne et radine avec leurs victimes. À côté de la vigoureuse dénazification d’après-guerre, la « déstasification » fait piètre figure. Or même si la Stasi n’était pas la Gestapo, en 40 ans elle aura pourtant causé bien des tragédies, dont celle de Iéna.
[post_title] => Victime des pieds nickelés de la Stasi [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => victime-des-pieds-nickeles-de-la-stasi [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-04 09:15:13 [post_modified_gmt] => 2025-09-04 09:15:13 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132431 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132428 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-04 09:10:36 [post_date_gmt] => 2025-09-04 09:10:36 [post_content] =>David Uclés a mis quinze ans à écrire les 700 pages de cette ambitieuse « histoire complète » de la guerre civile espagnole (1936-1939). En quatre actes et trente épisodes, dans la veine inattendue du « réalisme magique ». Il l’évoque dans un entretien du magazine littéraire Letras Libres : « C'est une façon de déconstruire pour reconstruire. Le corps de la mère se fond dans le pavé brûlant, mais le bébé reste. C'est une écriture imaginative dans le sens où elle est faite d’images... Les images forment des paraboles qui restent davantage dans l’esprit du lecteur que les mots. »
Jamais auparavant la guerre civile espagnole n’avait été racontée en son entier dans une seule œuvre de fiction. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire appelé Iberia, qui englobe l’Espagne et le Portugal, et suit le destin de la famille Ardolento, originaire d’un village inventé inspiré par Quesada, le village andalou des ancêtres de l’auteur. Le roman raconte la désintégration progressive de cette famille, la déshumanisation d’un village et la fragmentation d’un territoire marqué par la guerre. David Uclés s’inspire des récits de son grand-père et de quinze années de recherche et de documentation pour offrir une vision à la fois intime et épique du conflit, mêlant personnages fictifs et figures historiques telles qu’Unamuno, Hemingway, Alberti, Orwell et Picasso. « La guerre n’est pas enseignée à l’école, dit David Uclés. Nous en savons plus sur le Cid que sur la guerre civile. » Le style, très poétique et évocateur, rappelle parfois la prose de Gabriel García Márquez ou de Federico García Lorca.Près de 200 000 exemplaires ont déjà été vendus en Espagne. La península de las casas vacías sera publié en France en 2026 aux éditions du Tripode.
[post_title] => La guerre civile espagnole au prisme du réalisme magique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-guerre-civile-espagnole-au-prisme-du-realisme-magique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-04 09:10:37 [post_modified_gmt] => 2025-09-04 09:10:37 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132428 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132425 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-04 09:08:32 [post_date_gmt] => 2025-09-04 09:08:32 [post_content] =>Saint Augustin raconte qu’un étudiant abhorrant les spectacles de gladiateurs fut entraîné à en voir un par des amis. Il « ne fut plus le même homme ». Ayant pris goût au spectacle, il n’eut de cesse d’en voir un second. Sénèque relate, lui, le cas d’un Germain (sans doute un prisonnier) qui la veille du combat où il devait se produire se suicida dans les latrines en poussant avec un bâton une éponge dans sa gorge. Ovide dit qu’un homme aime bien y emmener sa petite amie car il est probable que celle-ci, pour ne pas continuer à voir le sang couler, viendra blottir sa tête contre son épaule. Il n’y avait pas que le sang : on enduisait des criminels de goudron et on y mettait le feu, pour les voir courir en hurlant.
Ces grands spectacles pouvaient être organisés par l’empereur, mais aussi par un magnat. On y amenait aussi à grands frais des animaux exotiques, éléphants y compris, dont certains jouaient des tours. Des prisonniers enchaînés étaient lacérés par des ours, des chrétiens livrés aux lions.
Cependant, beaucoup de gladiateurs étaient des professionnels, entraînés par un coach. Comme des lutteurs de sumo, ils étaient engraissés. La veille du spectacle, le public pouvaient leur rendre visite, dans la soirée. Il paraît qu’ils n’avaient qu'une chance sur huit de mourir au combat. On pariait. La foule était aussi attirée par de multiples cadeaux que lui jetaient les organisateurs. En rendant compte dans la Literary Review du livre de l’historien britannique Harry Sidebottom, son collègue Bijan Omrani souligne que le plaisir de voir souffrir n’était pas seul en cause : « dans l’amphithéâtre siégeait tout l’éventail de la société romaine, depuis l’empereur et les sénateurs jusqu’aux esclaves, assis et accoutrés selon leur rang. Dans l’arène, des proscrits et déviants de tout acabit subissaient une punition méritée. La violence horrible contribuait à sceller l’ordre social. »
[post_title] => Les gladiateurs et le voyeurisme de la souffrance [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-gladiateurs-et-le-voyeurisme-de-la-souffrance [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-07 09:32:57 [post_modified_gmt] => 2025-09-07 09:32:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132425 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 132418 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-09-04 09:04:59 [post_date_gmt] => 2025-09-04 09:04:59 [post_content] =>Dans le discours qu’il prononça en 1999 à l’université d’Oxford à l’occasion de la remise de son diplôme de docteur honoris causa, l’écrivain et ancien président de la République tchèque Václav Havel énonçait en ces termes ce que devait être à son avis le double rôle des intellectuels en politique : offrir aux gouvernants un miroir critique ; exercer des responsabilités publiques pour aider à réaliser ce qu’ils estiment nécessaire dans l’intérêt général. Cité par Havel, l’historien et journaliste Timothy Garton Ash éprouva le besoin de le reprendre sur un point. Václav Havel, souligna-t-il, s’est engagé avec succès en politique. C’était aussi le cas de l’homme qui lui a remis son diplôme, le chancelier d’Oxford Roy Jenkins (historien et biographe, il fut plusieurs fois ministre et le seul président britannique de la Commission européenne). Mais ce sont là des exceptions. Les intellectuels et les responsables politiques exercent des métiers différents, qui gagnent à rester distincts. Dans ses deux célèbres conférences rassemblées sous le titre Le Savant et le Politique, Max Weber souligne lui aussi à quel point les vocations de penseur et de politicien réclament des dispositions d’esprit qui ne coïncident pas. Comme le montre l’exemple de Havel ou de Jenkins, ainsi que, plus loin de nous, celui d’Edmund Burke ou de François Guizot, les talents nécessaires pour réussir dans les deux domaines peuvent malgré tout se trouver réunis chez une même personne. Ils ne s’exercent toutefois pas toujours en même temps.
Président de la République du Brésil de 1995 à 2003, Fernando Henrique Cardoso était et demeure également connu comme un intellectuel. À côté de livres de réflexion politique et de recueils de discours, il a publié plusieurs ouvrages de sociologie et d’économie du développement. Paru lorsqu’il avait 90 ans, Um intelectual na política s’inscrit dans le prolongement d’un premier livre de souvenirs, La Somme et le Reste, publié à l’occasion de son 80e anniversaire. C’est une autobiographie intellectuelle. Les activités de Cardoso à la tête du Brésil, dont il a rendu compte au jour le jour dans les quatre volumes de ses Journaux de la présidence, sont à peine évoquées, et les débuts de sa carrière politique guère davantage. L’ouvrage contient dans ses pages finales des réflexions sur l’état du monde et quelques considérations philosophiques et personnelles. Mais l’essentiel de son contenu est le récit de son parcours de sociologue.
Fernando Henrique Cardoso est né dans une famille de militaires très impliqués dans la vie politique du Brésil. Son arrière-grand-père, son grand-père et son père furent tous les trois généraux. Animé par des idéaux nationalistes et progressistes, son père fut aussi avocat et député du Parti travailliste après la chute du dictateur populiste Getúlio Vargas, en 1954. Né à Rio de Janeiro, Cardoso fit ses études secondaires à São Paulo. Il s’inscrivit ensuite à l’université de cette ville, fondée en 1934 dans le but de redonner à la capitale régionale le prestige et l’influence que les liens de Vargas avec les États du nord-ouest lui avaient fait perdre. Le choix de la sociologie n’avait rien d’incongru dans un pays dont les fondateurs de la république s’étaient inspirés des idées d’Auguste Comte et où cette discipline était perçue comme ayant partie liée avec le destin national.
Dans l’esprit libéral et cosmopolite qui caractérisait les élites de la ville, l’université de São Paulo faisait largement appel à des professeurs étrangers. En sciences sociales et humaines, il s’agissait essentiellement de Français comme Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss ou Roger Bastide. Tout en défendant une pratique de la sociologie basée sur des fondements empiriques et sur la recherche de terrain, celui qui allait devenir le maître de Cardoso, Florestan Fernandes, accordait dans son enseignement une grande place aux auteurs canoniques européens : Émile Durkheim, Max Weber, Karl Marx. Ils demeurèrent une référence essentielle pour son brillant étudiant. Lorsque Roger Bastide, dont il était un assistant, retourna en France et fut remplacé par Fernandes, Cardoso devint l’assistant de ce dernier. Ses premiers travaux portèrent sur l’héritage des relations entre maîtres et esclaves dans le capitalisme du sud du Brésil. À l’instar de Roger Bastide, il défendait une vision des relations entre les races différente de celle du grand anthropologue et père de la sociologie brésilienne Gilberto Freyre dans son célèbre ouvrage Maîtres et esclaves. Les sociologues de São Paulo jugeaient cette vision trop idyllique et trouvaient qu’elle reflétait la situation dans le nord-est du pays plutôt que dans l’ensemble du Brésil. Cardoso conserva néanmoins toujours un grand respect pour Freyre, dont il admirait le sens du concret et des détails de la vie quotidienne ainsi que les grandes qualités d’écrivain. Freyre figure en bonne place dans la série de portraits réunis dans son livre Ces penseurs qui ont inventé le Brésil, aux côtés du théoricien de l’abolitionisme Joaquim Nabuco et de plusieurs autres écrivains et théoriciens qui se sont intéressés à la formation du Brésil et à l’histoire sociale du pays : l’écrivain Euclides da Cunha, les historiens et sociologues Sérgio Buarque de Holanda, Paulo Prado et Raymundo Faoro, l’économiste Celso Furtado.
En rupture avec l’approche très ouverte de Florestan Fernandes, les jeunes chercheurs de l’université de São Paulo faisaient du marxisme leur principal cadre de référence. Au cours des années 1950, un groupe d’entre eux comprenant notamment Cardoso et sa femme Ruth, anthropologue, consacra un séminaire fameux à la lecture du Capital. En 1962, Cardoso prenait la direction du Centre de sociologie industrielle et du travail créé à l’initiative d’Alain Touraine, arrivé à l’université de São Paulo dans les pas de George Friedman. À cette époque, sans être engagé dans la vie politique active, Cardoso était proche du Parti communiste, avec lequel il coupa les liens à la suite de la répression de l’insurrection de Budapest par les troupes soviétiques.
En 1964, les militaires ayant pris le pouvoir au Brésil, il s’exila au Chili. C’est là qu’en collaboration avec le Chilien Enzo Faletto il rédigea son livre le plus connu, Dépendance et développement en Amérique latine. Avec ceux de Celso Furtado, il est considéré comme un des ouvrages fondamentaux de la théorie de la dépendance, qui postule l’existence d’un lien structurel entre la prospérité des pays situés au centre de l’économie capitaliste et le retard de développement des contrées de la périphérie. Cardoso s’est toujours défendu d’avoir voulu formuler une théorie critique appelant à la révolution. Il souligne l’accent mis sur les conditions de la croissance et du développement plutôt que sur les mécanismes de la dépendance. De fait, l’ouvrage analyse la manière dont ce que l’on n’appelait pas encore la mondialisation peut affecter négativement, mais aussi positivement, les pays du Sud, en fonction des politiques économiques menées par leurs dirigeants.
De retour au Brésil à la suite de l’adoucissement du régime militaire, Cardoso prit la tête d’un centre de recherche financé par la fondation Ford. Il effectua durant cette période plusieurs séjours à l’étranger, notamment à Princeton, Paris et Cambridge, qui contribuèrent à renforcer sa réputation internationale. En même temps, ses liens avec le monde politique se fortifièrent. En 1970, il entrait résolument en politique en rédigeant le programme du parti d’Ulysses Guimarães, opposé au régime militaire. Peu avant le rétablissement de la démocratie au Brésil, en 1985, il était élu sénateur du Parti social-démocrate. Leader de ce parti au Sénat sous le gouvernement du président José Sarney, après la destitution de Fernando Collor il fut nommé ministre des Affaires étrangères, puis de l’Économie, par son successeur Itamar Franco. Son grand succès dans le deuxième poste fut le lancement du plan Real, qui à l’aide de la création d’une nouvelle monnaie (la quatrième en quelques années) et d’une série de mesures d’accompagnement permit de juguler une inflation galopante et de réduire le taux de pauvreté. Il lui servit de tremplin pour la présidence, à laquelle il fut élu à une large majorité en 1994 face au candidat du parti des travailleurs Luiz Inácio Lula da Silva.
En 1998, ayant fait modifier la Constitution pour pouvoir se représenter, il était réélu. Le bilan de son double mandat est mitigé. On met généralement à son crédit d’avoir stabilisé le pays, consolidé la démocratie, modernisé l’État et amélioré la situation du Brésil dans les domaines de l’éducation et de la santé. Mais la politique de dérégulation et de privatisation massive qu’il mena, mise en œuvre sans précaution dans une conjoncture internationale peu propice, n’eut pas les effets positifs escomptés. À l’issue de ses huit années de présidence, la monnaie du pays s’était fortement dépréciée, la croissance stagnait, les salaires avaient baissé, la dette publique et le chômage augmenté dans des proportions spectaculaires.
En quittant le pouvoir, Fernando Henrique Cardoso n’abandonna pas la scène politique, sur laquelle il est longtemps resté actif. Apprécié de la presse et des médias pour son brio et sa forte personnalité, jouant volontiers le rôle de « vieux sage » de la politique nationale, il continua à intervenir dans le débat public, critiquant sévèrement les politiques menées par Lula, qui lui succéda pour deux mandats, puis par Dilma Rousseff, et stigmatisant la corruption endémique dans le pays. En 2022, il soutint toutefois Lula contre Jair Bolsonaro, qui se représentait pour un second mandat.
Dans Um intelectual na política comme dans les entretiens qu’il a accordés au cours des dernières années, Cardoso insiste sur la double cohérence de son parcours : cohérence de son travail de sociologue et de son action politique ; cohérence de sa vision du monde, de la politique et de la société tout au long de sa longue carrière. Ses détracteurs soulignent le contraste entre ses travaux sociologiques et les propos plus généraux et convenus qu’il a tenus oralement et par écrit sur la scène publique depuis qu’il est pleinement entré dans la vie politique. Ils relèvent aussi la contradiction entre les analyses marxistes de sa jeunesse et sa maturité et la politique économique d’inspiration néo-libérale qu’il mena une fois arrivé au sommet du pouvoir.
Pour expliquer ce que certains dénoncent comme une trahison de ses anciens idéaux, Cardoso invoque les changements intervenus dans l’économie mondiale et la politique internationale au cours des dernières décennies. Il rappelle aussi la profonde différence entre la situation de l’intellectuel, libre de suivre ses idées jusqu’où elles le mènent, et celle du responsable politique, qui pour mener à bien ses projets doit nécessairement conclure des alliances, composer avec ses adversaires, accepter des compromis, convaincre les parlementaires, les représentants des forces économiques, les syndicats et l’opinion. Ces contraintes, déplore-t-il, l’ont condamné à ne réaliser qu’une partie de ce qu’il ambitionnait.
Le métier de politicien suppose un savoir-faire particulier. Fernando Henrique Cardoso n’aurait pas eu la carrière politique qu’il a eue s’il n’avait pas possédé les talents indispensables : une suffisante aisance en société, le don de persuasion, un minimum de psychologie, un grand sens tactique et de réelles capacités manœuvrières. Il lui fallait aussi une forte motivation : de son propre aveu, notamment parce qu’il y baignait en raison de son environnement familial, la politique l’a toujours passionné. Sociologue influent, il a aussi été un brillant homme d’État. Mais le lien entre ces deux volets de ses activités est plus ténu et moins direct qu’on ne le dit volontiers. L’agilité mentale et les capacités d’analyse qui s’expriment dans ses travaux scientifiques se manifestaient également dans ses interventions publiques et l’ont indiscutablement servi dans sa carrière. Celle-ci a par ailleurs bénéficié de son prestige d’intellectuel et des contacts qu’il a eu l’occasion de faire grâce à ses travaux universitaires. Au bout du compte, il aura tout de même exercé deux métiers différents, en succession plutôt que simultanément.
[post_title] => Un intellectuel reconnu peut-il être un chef d’État ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-intellectuel-reconnu-peut-il-etre-un-chef-detat [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-09-04 09:07:20 [post_modified_gmt] => 2025-09-04 09:07:20 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132418 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )